Magazine

Le regard/la salle d’attente : petites histoires sur le regard et le temps

Publié le 19 mars 2013 par Lironjeremy
Le regard/la salle d’attente : petites histoires sur le regard et le temps
Le regard/la salle d’attente : petites histoires sur le regard et le temps
Si l'on pouvait installer un caméra devant un paysage et prendre une image tous les cent ans, la projection du film montrerait bien comment les parties meubles du sol glissent sur les pentes et disparaissent dans les cours d'eau. Le film ferait voir aussi que ce déplacement ne s'opère pas de façon égale et continue.  L'érosion laisse des temps de répit aux matériaux transportés : ils en profitent pour se déposer dans les fissures, sur les replats, dans les fonds de vallées. Un jour, ils seront repris et entraînés plus loin. Le répit peut être court; il peut aussi durer des siècles, et même sembler indéfini. Les sites préhistoriques se rencontrent dans des endroits où les couches sédimentaires ont subsisté sans trop de dommage. C'est dans ces lieux privilégiés qu'ont été enregistrées les archives de la terre.                                                                                                                               André Leroi-Gourhan 
J’ai toujours pensé qu’il existait une équation qui formalisait les relations entre la matière et le temps en observant dans les plis des montagnes, si solides et figées soient-elles dans l’instant où je les considérais, une forme de ductilité patiente, de souplesse intime qui renvoyait à la grande temporalité. Que l’on examine les arbres dans leur temps propre d’arbres, confrontés à la dureté du béton, d’un cerclage de métal dont il leur faut accuser la contrainte : ce sont des bourrelets mous qui étreignent l’obstacle, semblant dégouliner autour comme si le temps, l’opiniâtre constance végétale qui est la leur les avaient rendus à une certaine tendresse. C’est, je veux bien me le laisser croire, notre appréhension trop brève qui les durcit et les scelle, nous rendant aveugle à leurs épanchements. On s’accorderait à l’immobilité du temps que l’on verrait pour sûr vivre alors ce que l’on croit inerte. Et dans leur lenteur infinie on surprendrait enfin les mouvements des montagnes et des arbres, leur étonnante et sereine élasticité. Ce ne serait pas le temps, si on en épousait l’étendue, qui coulerait telle une rivière emportant chaque instant, mais le monde lui-même et ses objets, si solides soient-ils en apparence à l’échelle de notre regard, de notre durée propre.
Dans son livre sur la mer, Michelet évoque les plages comme des déserts ourlés de vagues sur lesquels on ne distingue rien d’abord. Sauf à les regarder longuement, s’accordant à l’étendue comme avec empathie, « en épousant l’intelligence », et alors distinguer dans l’apparente immobilité générale une multitude de vies s’agitant petitement, un grouillement ténu. Après, on n’en revient pas de surprendre ce qui nous échappait : on avait si peu vu de ce que les lieux donnaient à voir. On mesure que l’on jugeait hâtivement et tout à côté. Que l’on pense au fameux 4’33, de John Cage, partition vide ou presque créant une situation d’attente prolongée laquelle finira par révéler de quels bruits divers et discrets se peuple ce que l’on dit silence. « TACET », comme seule annotation pour dire l’action négative (« se taire ») par laquelle on se rendra enfin disponible, attentif à ce qui peuple ce que l’on classe hâtivement hors d’intérêt, vide. Et qui aura noté que les monochromes blancs qu’accrochait à la même époque Robert Rauschenberg n’étaient blancs que pour ceux qui ne voulaient pas voir les traces du temps et les poussières dont elles se voulaient être les révélateurs ? Il aurait fallu s’y attarder.
On aura calculé qu’un visiteur parcourant le Louvre n’accorde en moyenne à chaque œuvre croisée guère plus de sept secondes. C’est dire comme on s’est fait une habitude d’aller à travers les choses, laissant glisser le regard, emportés par un mouvement irrépressible, comme on le serait dans un train, passant continuellement au bord de tout, étirant l’étendue, n’en retenant rien que de vague et d’indistinct (On mesure un peu tristement l’écart entre le travail de l’artiste dans sa passion laborieuse et ce que l’on sera prêt à lui accorder d’attention pour le payer en retour.). Ce qui est vrai pour le Louvre est vrai au quotidien : on ne prends pas le temps de voir ; et si l’œil aborde au monde visuel par des sautes qui s’appuient sur quelques points marquants, des contrastes, des limites, des écueils pour tout dire sur l’étendue mouvante, le reste est rendu à la nuit ou brossé à la hâte, en tout cas négligé. L’œil va à l’essentiel, c’est là sa nature première, pour reconnaître et repérer, distinguer au plus vite et guider la carcasse de celui dont il est la vigie, en tête des autres sens,  à travers une confusion de signes et de stimuli. On pense voir alors que l’œil seulement surnage à la surface du visible.
On sait que l’on ne voit vraiment que ce que l’on connaît déjà et qui se détache alors de l’indistinct global parce qu’on le reconnaît, l’insère dans une expérience particulière, le nomme. De plus, c’est toujours la même chose : le brin d’herbe dans sa petite singularité échappe à celui qui contemple l’étendue, se fondant dans l’impression d’ensemble. Y porter toute son attention au contraire repousse le tableau général hors du champ visuel ; le détail évacuant le reste. Mallarmé parle merveilleusement de la fleur, « absente de tout bouquet ». On se souvient de Palomar, le personnage de Calvino, résolu à regarder un peu sérieusement les vagues sur le rivage, tentant d’en isoler dans un frémissement la genèse, l’élaboration ourlée et le mouvement de résolution, s’énervant, se perdant dans l’ensemble mouvant que de proche en proche elles composent. Giacometti fait de même, butant a chaque élément d’un visage dans la relation qu’il entretient à l’autre, les paysages d’une infinie complexité que forment ces moments de jonctions et cette façon aussi qu’ont le fond et le sujet de se distinguer sans rupture dans l’expérience du regard. Tout ça qui lui faisait dire malgré Breton qu’après des siècles d’exercice, non, aujourd’hui encore à bien y considérer, on ne sait toujours pas ce qu’est une tête. Une simple tête excède le regard. On sait que l’on ne partage que l’illusion de partager le monde, percevant chacun en fonction de notre expérience, de notre connaissance des choses, ne voyant qu’herbe vaguement devant soi quand un autre distinguera l’espèce, jugera finement et en connaissance la chose dans toute son épaisseur. Voyant chacun son détail dans l’expérience infinie du monde. Et encore, à voir en connaissance ne fait-on pas au fond que voir le fond de sa propre tête, voir davantage ce que l’on sait, ce dont on se souvient que ce qui se manifeste réellement à l’œil ? Ne voit-on jamais au-devant de soi que ce que l’on y projette de jugements, de sentiments, d’histoires, de mots ?
On n’en sortira pas, tant pour nous voir consiste à interpréter ce qui se donne à voir, à l’accueillir en soi en l’accordant au lieu, au moment, à nous-mêmes. On ne voit que ce que l’on peut et ce que l’on veut voir. On pourrait à juste titre se sentir aveuglé, incapable de voir vraiment, condamnés à une sorte de cécité ontologique, consubstantielle, et s’en désespérer. Que ce soit par hâte, négligence, emporté par une fuite qui n’est pas tant celle du temps comme nos expressions le sous-entendent un peu cavalièrement, que la manifestation sensible, égocentrée, de notre propre durée ou du fait de notre implication cultivée modifiant l’objet perçu en le surimpressionnant des images que l’on s’en fait. On pourrait buter là, comme à un mur de Plank, jugeant que les ultimes extrémités échappent à notre complexion, aux règles qui nous régissent. Que le réel là-derrière est d’une compacité inouïe et chaude, inabordable sauf à trouver d’autres règles. Et c’est justement ce que l’on fait, peut-être malgré soi, en certaines occasions pour qu’un objet familier nous sidère dans son allure neuve, nous emplisse d’émotion, nous plonge dans le vertige de sa simple apparence. Cela même que l’on ignorait, noyé dans l’habitude, évacué à la hâte par un jugement sommaire nous apparaît alors comme on ne l’a jamais vu - et littéralement ! On doit à Claude Bernard de remarquer que « la contemplation des phénomènes naturels est plus instructive que l’idée que nous nous en faisons ». Le réel est à n’en pas douter une sorte d’iceberg dont la majeure partie nous échappe.
Chacun à sa mémoire d’une semblable expérience mais je dois à une amie de m’avoir raconté celle-là : c’était lors d’une très ordinaire visite qu’elle faisait à son dentiste, un moment comme elle en avait eu des dizaines à patienter dans cette salle d’attente qu’elle connaissait par cœur et lui était avec le temps devenu familière ; c’est-à-dire invisible. Il avait fallu qu’elle attende un peu plus qu’à l’habitude, s’ennuyant vaguement et à peu près désoeuvrée pour que son œil se pose ou s’avachisse négligemment sur une de ces toiles médiocres ou reproductions ordinaires qui meublent ce genre de lieux. Elle avait vu comme jamais alors et dans une sorte d’empathie ce qu’elle s’était ingénié à ne pas voir et qu’elle aurait peut-être manqué en  scrutant l’œuvre volontairement. La chose à beau être banale, elle n’en est pas moins signifiante : voir ; voir vraiment, hors des usages et de l’habitude, des jugements, n’implique-t-il pas toujours un dessaisissement, une manière de s’abandonner et dans une sorte de dépersonnification ; se rendre enfin disponible ? Ne faut-il pas s’en remettre à l’immobilité, à l’inactivité pour que le corps s’estompe dans le repos des muscles et que l’œil morne, rendu au vague cesse de s’affronter à tout et s’ouvre, comme poreux, laissant venir à lui les choses en leur nudité ? Ne faut-il pas enfin que dans cette immobilité même la course de l’espace et du temps s’épuise, nous rendant à l’instant, dilatant le présent comme s’exhale une fleur ?
Je me suis souvent dit que l’important au fond n’était peut-être pas tant de tenter de changer le monde en intervenant sur ses pages que de changer la lecture que l’on en avait. D’inviter un regard, de considérer les choses un peu différemment pour que se fissure l’image ordinaire, ce voile de Maya que l’on tend sur le monde. Que l’on s’en remette à l’instabilité des rencontres, des hasards et des découvertes inattendues. C’est, je crois, le projet profond de mon amie, comme celui de nombreux artistes, qu’il soit ou non initié par quelque événement fondateur, une toile vue de côté dans le fond de l’atelier, un tableau qui se révèle à nous à l’occasion d’une consultation qui tarde. On peut avoir en tête la belle histoire de Friedrich Kekulé regardant la fumée tournoyer dans sa cheminée et, somnolant, envisageant la formule développée du Benzène. Christophe Colomb heurtant l’Amérique sans trop vouloir y croire tant il était pris par sa recherche des Indes. En ce sens, ce n’est pas Colomb qui se précipite vers l’Amérique, mais le continent qui vient à lui. C’est un sophisme antique de noter que « s’il n’y a pas raison de chercher ce que l’on connaît déjà, on ne peut chercher non plus ce que l’on ne connaît pas parce qu’on ne sait pas ce que l’on doit chercher ». Et cela peut répondre au passage à ceux qui demandent si la mise à disposition immédiate par Internet d’une quantité de données ne rend par obsolète leur apprentissage. Nombreux sont les peintres modernes à avoir noté qu’il fallait pour inventer vraiment et une œuvre et un regard, savoir abandonner ce que l’on projette à la faveur de ce qu’il advient lorsque l’on y travaille. C’est comme ça que l’on peut aussi comprendre les deux formules a priori contradictoires de Picasso : « toute ma vie je n’ai fait que chercher » et « je ne cherche pas, je trouve ». Sans doute voulait-il indiquer que tout ce qui lui a été donné de trouver l’avait toujours été en dehors des balises de sa recherche. Les chercheurs en science ne disent pas autre chose et on n’en finirait pas de lister les grandes découvertes puisées dans les détours, en marge des expériences, parce que l’on aura su sortir des ornières d’un regard qui littéralement rendait aveugle et tirer profit d’associations, de divagations, de surprises, de découvertes au sens fort (on ne fait que trouver ce que l’on cherchait, on découvre ce que l’on ne cherche pas et alors ne comble pas simplement nos attentes, mais les dépasse). Cherchant inconsciemment à atténuer l’impatience que lui causait l’attente, l’amie dont je parle avait trouvé à côté de l’a priori qu’elle cherchait non moins inconsciemment un étonnant intérêt. Intérêt encore démesuré par rapport à cela qu’elle aurait put attendre en ce qu’il lui révéla toute l’importance de la situation dans notre rapport aux choses. Oui, il fallait pour aborder aux choses s’extraire du rapport ordinaire, économique ou utilitaire que l’on entretient avec elles. Il fallait taire la volonté trop sûre, son autorité (c’est-à-dire sa façon de se rendre auteur des choses qu’elle regarde) à la faveur d’une voie plus sensible, plus fragile et plus incertaine. M’a marqué un jour cette remarque de Matisse rapportée par Aragon : « j’espère arriver à perdre pied et alors je ne pourrais m’en tirer que par l’inconnu ». Là où l’on attendrait que le travail soit la lente conquête d’une maitrise, c’est bien l’inverse que cherche l’artiste, trop conscient des risques qu’il y a à s’enfermer dans du déjà pensé, du déjà fait, du prévu. De se voir « bridé par des conventions ». Je me souviens d’avoir été fasciné en apprenant que les chauves-souris n’entendent pas le cri suraigüe qu’elles poussent pour tâter les parois de la nuit dans laquelle elles se glissent ; qu’elles n’en écoutent que l’écho façonné par les lieux. Leur mâchoire est ainsi faite qu’elle leur occulte les oreilles dès lors qu’elles ouvrent la gueule, préservant les tympans. Sans doute en est-il de même pour nous : il faut se rendre muet pour lancer le regard. On a beaucoup glosé sur ce don de faire des trouvailles, cette manière de trouver sans chercher ou sans chercher cela que précisément on découvre, tirant d’un vieux récit persan le mot de sérendipité. C’est un mot aux contours un peu vagues qui doit nous dire ici ce qu’il y a dans le regard de non-anticipé par l’esprit, non prémédité, sans hypothèse a priori, quelque chose d’inopiné. N’est-ce pas là encore ce que l’on peut demander au regard quand nous exigeons de lui une expérience vraie ? Qu’il ait son chemin propre, sidérant, en dehors de l’intentionnalité laborieuse. « Ce qui importe ce n’est pas tant de se demander où l’on va que de chercher à vivre avec la matière, de se pénétrer de toutes ses possibilités », dira encore Matisse.
“Au bout d'un moment le regard devient flottant. Il n'est plus en quête de l'information à capter, à prendre comme un rapace dans le tableau, mais il attend au contraire que quelque chose vienne du tableau et se montre”, confesse Daniel Arasse. Et assis dans un bon fauteuil, le tableau se “lève” plus volontiers. On revient à l’anecdote, à la salle vouée à accueillir nos attentes, là où le temps, défait du mouvement laisse entrevoir sa vraie nature. On en revient à soi, presque à s’absenter au tumulte pour réponde à ces objets qui réclament justement de retenir le regard en abolissant un peu dans l’abîme qu’ils creusent l’espace et le temps. Les amoureux le savent, c’est dans ces moments spéciaux que l’on voit l’autre comme jamais, l’accueillant dans le manque qui en nous l’anticipait.
 Images : Elvire Bonduelle, salle d'attente #1(2009), #2 (2012).

Retour à La Une de Logo Paperblog