On a tous nos phobies. Ninie, ma
collègue, n'aime pas les araignées. Marie, n'aime pas insectes. Ca, c'est quand vous êtes chez vous.
Mais dans l'hôpital, on à d'autres phobies que nous n'avons pas, une fois la tenue rangée dans le vestiaire. Je connais Émilie. Une jeune infirmière qui... déteste le sang et qui tombe dans les
pommes quand un pansement saigne un peu trop. Je connais Véronique, qui a la phobie des piqûres et pourtant elle pique des malades tous les jours sans ciller. Et j'en passe.
Il est 1h du matin. Le service est calme. On peut regarder la lune par la fenêtre de l'infirmerie malgré quelques nuages. Il semble y avoir un peu de vent, ce qui force les nuages à filer. Il
n'y a pas un bruit dans le service. Il règne un silence de....mort! Et je pèse mes mots! Pas une sonnette, pas un cri.
Je suis assis dans l'infirmerie, en tête-à-tête avec Béa, l'aide-soignante. Nous sommes éclairés par l'unique lumière blafarde du négatoscope. Elle feuillette Gala en regardant plus les images que
le texte. Je regarde les étoiles.
Tout aurait pu aller pour le mieux si nous n'avions pas eu un décès pendant la nuit. Ce n'était pas une surprise car c'était déjà annoncé
comme imminent. La famille avait même, été mise au courant quelques jours auparavant. Je vous passe les détails de la toilette mortuaire,
de l'emploi de la pince et du coton. Le genre de truc que je n'aime pas du tout faire. Même si on est deux dans la chambre, personne ne se parle. Les regards sont furtifs. On fait attention à
chacun de nos gestes. On habille la personne avec douceur et délicatesse. On la scrute. Je regarde son visage. Je sais que même après la mort, le corps peut encore bouger
de par les nerfs et les muscles.
Cette idée me fait déjà frémir à l'idée que ça puisse se produire et que cela me surprenne. Alors je ne quitte pas son visage des yeux. La lumière est tamisée. Je le scrute. Il me scrute. Pour
l'habiller, je dois me pencher sur lui. J'ai l'impression qu'il me quitte pas des yeux, même les paupières fermées, ou quasiment. Je dois lui attraper la main de l'autre côté. Il ne bouge pas:
Ouff!! Je crois que s'il venait à ouvrir les yeux alors même que je suis penché sur son visage, je crois que mon coeur s'arrêterait vraiment de battre.
Avec Béa, nous nous redressons et nous le regardons. Il est classe. Une personne décédée peut-elle vraiment être classe? Je ne sais pas. En tout cas il est bien habillé, qui plus est avec ses
vêtements du dimanche. Il semble paisible. Apaisé. Loin.
Maintenant que ça c'est fait, il faut le descendre au dépositoire, vu que sa famille ne viendra pas le voir. On ne peut pas le laisser en chambre au-delà d'un certain délai pour des raisons
sanitaires. Je reviens donc à l'infirmerie et je compose le numéro de téléphone de l'étage au-dessus.
Je sais qu'elles sont deux infirmières au-dessus. Quelqu'un devrait pouvoir me remplacer sans trop de difficultés, le temps pour moi d'aller au dépositoire.
10 minutes plus tard, me voilà devant l'ascenseur avec la personne dans son lit. Béa m'accompagne. Les portes s'ouvrent. Nous quittons le service qui semble être, toujours aussi calme.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrent à nouveau. On sort. Nous nous dirigeons vers un autre ascenseur, celui qui mène directement au dépositoire. Nous traversons couloirs et services. On ne croise
personne. L'hôpital est désert. Les lumières sont allumées une sur trois, ce qui nous fait passer dans des zones d'obscurité où je peine à voir ma collègue qui est pourtant juste de
l'autre coté du lit. Les passages obscurité-lumière se succédent.
Je regarde mon patient. Il ne bouge pas. Il semble toujours aussi
paisible mais ses traits commencent à se figer et se durcir. Il a effacé le sourire de sérénité qu'il affichait au départ. Sa bouche semble vouloir s'ouvrir mais je n'y fais pas attention au
premier abord. Je suis pressé d'arriver.
Nous voilà aux seconds ascenseurs. Sans trop les attendre, on rentre dans le premier qui s'ouvre. On tape: -2: Sous-sol. Les sous-sols, c'est flippant. Encore moins de lumière. Des fils dénudés
par-ci par-là. Des murs en béton brut. Des tags sur les murs. Il y règne souvent un froid de canard et une odeur de renfermé. La particularité des sous-sols, c'est qu'il n'y a aucun fléchage. Il y
a des intersections tous les 10 mètres car les couloirs sous-terrains desservent la totalité de l'établissement. Vous l'aurez compris, on peut donc s'y perdre vite fait, bien fait.
Oui mais encore faut-il pouvoir accéder aux sous-sols. Je m'explique.
Hhhhhhhhhhiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii Craaaaaaaaack
L'ascenseur s'est bloqué. Me voilà avec mon aide-soignante et ma personne décédée, serrés comme des sardines dans un petit ascenseur avec pour seul éclairage, la veilleuse d'urgence.
Là, je comprends et je pèse la nature de ma phobie à l'hôpital. Rester coincé dans un ascenseur, en pleine nuit, dans un hôpital désert de toute activité, sans éclairage..... et avec un mort, c'est
flippant!
J'appuie frénétiquement sur tous les boutons. Par chance, je trouve celui d'urgence qui me relie au poste de sécurité. Comme toujours dans ces cas-là, personne ne peut vous aider dans la minute.
"Ne bougez pas, j'appelle le service de dépannage des ascenseurs de nuit".
Ne bougez pas, ne bougez pas..... il en a de bonnes, lui. Il veut que j'aille où??? Béa est aussi nerveuse que moi. Les "Putain, c'est pas vrai!!!" fusent. On est coincé entre
le lit et le mur de l'ascenseur. On est face au visage de la personne qui est maintenant aussi blanche que ma blouse.
Une main a glissée pendant l'arrêt brutal de l'ascenseur. Le membre pend entre Béa et moi. Je ne m'en étais pas rendu compte tout de suite. Au moment où je l'attrape pour la remettre sous le drap,
je regarde le visage de la personne comme pour essayer de déceler une grimace de douleur. Rien. Je regarde alors Béa et j'essaie d'esquisser un sourire pour calmer la tension qui devient
maintenant palpable.
Ne pas se laisser surprendre.... ne pas se laisser surprendre..... ne pas se laisser surprendre.... La phrase se répète dans ma tête.
Je fixe le teint blafard du patient dont le visage est à peine éclairé par la veilleuse d'urgence et soudain, un oeil s'ouvre, la bouche aussi et j'entends:
RrRrRRRrrOooOOOoOOOOoAAaaAAAAaaAATttTTTtTTTTTttT PPPppPPPPsSSSSssCCCccCCChhHHHHHHHH
Il vient carrément de roter!! J'hallucine!! Merde!! Putain!!! Il rote!!! Béa!!!! Il rote!! Putain de merde!!
Rester calme, rester calme, rester calme....ne pas céder à la panique.
Lui fermer la bouche, lui fermer la bouche, lui fermer la bouche.....vite, avant que ça recommence.
Mes gestes sont tremblants et imprécis mais je me débrouille tant bien que mal. Ma conscience semble me crier: OUUUUUVVVVVRRREEZZZZZZ - NNOOOOOOOOUUUUUUUUUUSSSSSSSS!!!!!!!!!!
Nous avons attendus... 20 minutes dans le noir. Ça m'a paru une éternité!! Puis heureusement Monsieur le dépanneur est arrivé assez vite avant de nous sortir de là. C'était la première fois qu'il
voyait un mort. A l'ouverture des portes, quand il a vu le patient dans son lit, son regard s'est figé. Il est devenu aussi pâle que le patient. Il s'est tourné. Il a vomi.