Arrêté en 2013, le magazine culturel de Philippe Lefait est de retour sur la plate-forme Culturebox
C’est l’histoire d’une plongée sans palier de décompression. Sans sas. Sans période d’essai. L’histoire d’un passage précipité d’une époque à une autre, où il faut laisser tout derrière soi et tout recommencer.
Etre une émission de télé avec ses habitudes et son territoire balisé, ses horaires, son nom inscrit dans les grilles, ses fidèles, ses retards, son histoire et son rythme. Et se réveiller un jour sur le Web, sans transition ou presque, immergé dans l’immensité numérique où tout est chamboulé, où le temps et l’espace coutumiers du petit écran sont soudain obsolètes, où rien n’est plus comme avant. Pas de début, pas de fin, pas de créneau, pas d’antenne, repères et codes sens dessus dessous. Le choc peut être rude.Il faudra bien s’y faire de toute façon, mais cette histoire-là ne manque pas d’un brin d’ironie : le grand saut dans l’inconnu, la métamorphose éclair est d’abord un sauvetage. En juin 2013, après 499 épisodes hebdomadaires, et une vingtaine de printemps au compteur, l’émission culturelle de France 2 « Des Mots de minuit » (DMDM) est priée de baisser le rideau. Motif : trop chère, selon la direction de la chaîne.
L’horloge aurait donc pu s’arrêter là, la petite aiguille bloquée sur le 26 juin 2013, date de la dernière. L’aiguille bloquée aussi sur l’amertume de Philippe Lefait, le présentateur de l’émission depuis treize ans, de constater le peu d’estime de la télé pour la culture. Reléguée au beau milieu de la nuit, souvent retardée, rarement diffusée deux fois de suite au même horaire, DMDM n’était-elle pas devenue une simple variable d’ajustement pour la direction des programmes ? « On s’est en tout cas débarrassé de nous de manière très cavalière », regrette aujourd’hui le présentateur.
Pas pour très longtemps : un an plus tard, l’émission effectue en effet un inédit come-back. Rattrapée par la manche, en quelque sorte, par Bruno Patino, le patron du numérique, « Les Mots de minuit » débarquent sur Culturebox (http://culturebox.francetvinfo.fr). La plate-forme Web culturelle de France Télévisions cherche à étoffer et diversifier son contenu, elle se cherche encore des identités fortes et veut se faire un nom. Elle offre une deuxième vie aux « Mots de minuit » qui déposent en échange dans la corbeille leur bonne réputation et le visage familier de l’ancien présentateur du JT d’Antenne 2. A 60 ans, dont plus de trente ans de service public, c’est aussi un nouveau défi pour Philippe Lefait.
L’HOMME PRÉFÈRE TOUJOURS LE PAPIER ET LE SURLIGNAGE, LES CHEMISES CARTONNÉES ET LES PETITES NOTES MANUSCRITES« Le numérique, ce n’était vraiment pas ma culture », admet-il. Il a fallu s’y mettre. Sans se renier. L’homme préfère toujours le papier et le surlignage, les chemises cartonnées et les petites notes manuscrites aux écrans. Il aime encore à prendre son temps, à lire les livres dont il parle, à jouir de ce « luxe professionnel rare » d’aller au théâtre et au cinéma. Le minimum qu’il doit, dit-il, aux gens à qui il s’adresse.
Du coup, version numérique, l’émission s’est inscrite dans la continuité. A l’heure de l’accélération vertigineuse imposée sur le Net, elle cultive mieux encore sa différence en prenant elle aussi le temps qu’il faut. Le titre a été légèrement retouché : « Des Mots de minuit » sont devenus « Des Mots de minuit, une suite ». On a raboté sa durée : 60 minutes au lieu de 90. Philippe Lefait et son équipe se multiplient pour être à l’heure de la mise en ligne le jeudi, jour où elle passait à la télé. C’est que les anciens repères ont la vie dure. On arrête parfois le présentateur dans la rue pour lui demander ce que deviennent les « Mots de minuit «. Il répond : « C’est sur le Net. –Ah oui ? Mais à quelle heure ? »
Il y a des invités et de la musique. Une nouveauté aussi : « Tripalium », une série documentaire sur le rapport des Français au travail. Une personne seule, face caméra, est invitée à dire ce qui lui tient à cœur sur le thème du travail, sans question ni interview, sans figure imposée. Un cuisinier de collectivité, une serveuse et une fleuriste y côtoient un ministre (Michel Sapin). Comme le reste, la séquence se tourne souvent avec les moyens du bord, réduits. L’équipe était composée de sept personnes du temps de la télé. Ils ne sont plus que trois. Entièrement produite en interne, la version télé pouvait bénéficier de toutes les infrastructures maison, plateaux, éclairages et techniciens. Il faut faire aujourd’hui à 3 ou 4 ce qui se faisait hier à 25.
« C’est technologiquement possible, mais humainement ingérable »,s’alarme Philippe Lefait. Avec sa conversion au numérique, le présentateur pensait peut-être laisser aussi derrière lui la tyrannie des chiffres, l’obligation de quantité fatale à « DMDM » première version, la dictature quotidienne de l’Audimat, « gangrène de la matière journalistique ». Il a découvert une course effrénée et absurde au clic, un compteur en temps réel qui conduit à « rayer l’adverbe, si l’adverbe fait perdre des clics », et l’obsession de vouloir occuper le terrain, de remplir l’espace à tout prix. Dans cette frénésie qui donne parfois le tournis, Philippe Lefait espère que « Des mots de minuit, une suite » restera exemplaire. Il s’arrime du moins à cette certitude d’œuvrer toujours dans « quelque chose qui a à voir avec le service public ». L’essentiel désormais : trouver comment faire pour que « DMDM » « reste une marque connue sans être complètement diluée par l’infini du système ». Ou que les mots de minuit, autrement dit, ne disparaissent pas dans l’immensité et le vide sidéral. On ne vit que deux fois.
JOURNALISTE
1979
Philippe Lefait débute comme grand reporter à Antenne 2, où il devient très vite chef du service politique étrangère
1987
Il présente le JT de 20 heures d’Antenne 2
1997
Il reprend la présentation du magazine culturel « Le Cercle de minuit » sur France 2
1999
Il devient producteur et animateur de l’émission « Des mots de minuit » sur France 2, qui s’arrête en 2013
2014
Il reprend « Des mots de minuit » sur le site Culturebox
(article publié dans Le Monde daté du 29 octobre 2014)- Olivier Zilbertin
Journaliste au Monde