Pourquoi a-t-on le sentiment que les pays africains sont incapables de réels progrès dans l’administration de nos sociétés ? Les réponses sont sans doute nombreuses et diverses. Mais une chose est sûre : nos pays sont en général confrontés à un mal récurrent et pernicieux qui se présente sous la forme d’une impossibilité à déterminer les différents niveaux de compétence et de responsabilité dans tous les domaines. Qui doit faire quoi ? Où commence et où finit la responsabilité de chacun ?
Certes, dans les pays développés qui nous servent de modèle, les problèmes de gestion existent aussi. Mais toutes les institutions, quelles qu’elles soient, savent parfaitement, en théorie et en pratique leur domaine respectif d’intervention et de compétence. Chez nous au contraire, notamment presque partout en Afrique, l’incapacité à déterminer et à respecter les principes qui régissent toute fonction ou toute responsabilité –voire dans certains cas la mauvaise foi- est manifeste dans tous les domaines. D’où le sentiment que l’on éprouve d’assister constamment à un éternel retour à la case départ. Trois éléments confortent cette idée.
Au premier niveau, le découpage des ministères –trop nombreux du reste- et des services en charge de l’action gouvernementale est la plupart du temps l’un des principaux facteurs des dysfonctionnements[1]. Au deuxième niveau, le problème se pose entre les grandes institutions mêmes de l’Etat : le politique, le judiciaire et le législatif semblent former un seul corps, au lieu d’être des pouvoirs rigoureusement autonomes et indépendants conformément au principe fondamental de l’Idée républicaine. D’où, partout en Afrique, cette complicité perverse et indécente des institutions fondamentales qui s’avère préjudiciable à l’ensemble du corps social. Dès lors, la politique est faite d’arrangements, de compromis douteux et de compromissions, tout cela sous le regard hébété du peuple qui, lui-même, semble souvent se complaire dans la soumission et le jeu de l’instrumentalisation. Le peuple, cette belle soumise, s’offrira alors au plus fort, au plus rusé voire au plus pervers. Au troisième niveau, l’on assiste presque toujours à la violation flagrante et honteuse des principes, des lois et des règlements censés assurer le bon fonctionnement des choses. Ainsi, en dépit de l’intérêt collectif ou de la volonté générale, la masse assiste impuissante à des décisions qui n’ont pour seul fondement véritable que la volonté d’un individu ou d’un groupe.
Mais comme le montre le philosophe allemand Kant dans sa Critique de la raison pure (Déduction transcendantale), il ne faut pas confondre « borne » et « limite ». Le plus difficile, ce n’est pas de fixer les bornes de quelque chose, de matérialiser un pouvoir, une responsabilité, une fonction, une propriété, ni même d’édicter une constitution ou un règlement intérieur. Le vrai problème réside dans l’entreprise théorique et rationnelle de dé-limitation de quelque chose (le pouvoir, la responsabilité, la fonction, la mission, etc.[2]). Pour Kant, cette déduction transcendantale du « droit » est ce qui permet la détermination juridique de ce qui est LEGITIME ou non.
Malheureusement, cette confusion entre borne et limite a de graves conséquences pour nos jeunes nations où celui qui pose les bornes est aussi celui qui détermine les limites. A l’analyse, cette démocratie-dirigée apparaît comme le facteur premier et essentiel de l’enlisement des pays et des peuples africains, car de manière récurrente, l’on assiste partout à des conflits liés aux diverses tentatives de passage en force des limites que la constitution des pays, les textes régissant les partis politiques et les grandes institutions de l’Etat, etc. nous imposent de respecter. En définitive, la notion de limite n’a plus de sens dans nos pays car les limites juridiques peuvent être élargies à l’infini…
Pr Christophe Yahot, Université Alassane Ouattara, Bouaké. Le 20 octobre 2014
[1] Les raisons sont davantage liées au besoin de satisfaire des partisans politiques ou de faire de la géopolitique, c’est-à-dire d’instrumentaliser les régions ou les ethnies.
[2] A cela l’on pourra ajouter la nécessité pour tous d’obéir scrupuleusement aux textes. Les modifications éventuelles, tout à fait normales, devant obéir à la raison et aux données objectives, et non pas aux émotions et aux sentiments, sources de confusions et d’inimitiés dans le corps social.