En 1986, sous la plume de Francesco Micieli, paraissait Ich weiss nur, dass mein Vater grosse Hände hat, puis, en 1989, Das Lachen der Schafe, enfin, en 1996, Meine italienische Reise. Il s'agissait de trois courts récits, formant une trilogie, qui furent rassemblés et publiés en un seul volume en 1998.
L'an passé, cette trilogie, a été traduite en français, par Christian Viredaz.
Chacun de ces livres peut se lire indépendamment des autres, mais ils prennent une tout autre dimension quand ils sont lus d'une traite, l'un après l'autre, dans l'ordre où ils ont paru, parce qu'ils prennent une cohérence qu'ils n'ont pas isolés, sous leurs apparentes incohérences.
Francesco Micieli, né en 1956, vit en Suisse alémanique depuis ses neuf ans. Il est originaire d'un village de Calabre, Santa Sofia d'Epiro. Dans ce village, il y a quelque cinq siècles, fuyant les Ottomans, s'est intallée une communauté albanaise, les Arbëresch, à laquelle appartient sa famille.
Bien sûr, le lecteur pourrait s'abstenir de savoir tout cela avant de lire les trois récits de cette trilogie, mais il le saura de toute façon en les lisant. L'important n'est pas là. Il se trouve dans la manière de raconter les faits et dans les ressentis des personnes racontées.
Dans Ich weiss nur, dass mein Vater grosse Hände hat, en français Je sais juste que mon père a de grosses mains, Francesco Micieli donne la parole à l'enfant qu'il a été, sous forme d'un journal sans date, écrit dans une prose poétique - ce qui ne veut pas dire rêvée, ni édulcorée -, chaque page comprenant un nombre de lignes de texte inégal, terminées par des blancs.
Ce récit commence par sa naissance. C'est un garçon: "Bien, très bien... un garçon... seuls les garçons sont bons à quelque chose." Il a bien une soeur. Elle est malade, mais le docteur ne veut pas venir:
"Il ne veut pas venir, parce qu'il fait nuit
et que les filles ne servent à rien."
Son père travaille à l'étranger, en Suisse, derrière les grandes montagnes, comme beaucoup d'Italiens, et, parmi eux, un certain nombre d'Arbëresch. Il travaille dans une fabrique. Il envoie de l'argent à sa mère. Francesco ne le connaît pas:
"Je sais juste qu'il a de grosses mains
et une moustache.
Et quand il vient,
il apporte pour moi du chocolat
et pour ma mère une robe.
Alors je dis
merci, père."
La religion est omniprésente dans le village avec ses morts, ses saints, sa liturgie grecque. Francesco est enfant et se pose des questions d'enfant: "pourquoi les saints ont besoin de tellement d'argent"? pourquoi Dieu, qui donne à manger aux oiseaux, ne donne-t-il rien à sa mère? Comme il a appris à prier en italien, il se demande "si Dieu sait l'albanais".
Sa mère s'en va à son tour, rejoindre son père, en Suisse. Elle a peur qu'il ne se cherche une autre femme, "parce que les hommes ne peuvent pas rester sans femme quand il fait froid". Alors il vit avec ses grands-parents. Lui, ne partira pas à l'étranger, parce qu'il aime Angela et veut lui faire un enfant. Ce qui est impossible pour un enfant, lui a dit sa grand-mère:
"Je trouve que c'est mieux, si un enfant
fait un enfant."
Enfant, il s'étonne, comme un enfant, que ses parents soient partis travailler à l'étranger, sa grand-mère lui répond qu'il n'y a pas de travail ici. Il lui pose alors des questions d'enfant, qui, comme toutes les questions d'enfant, finissent par mettre l'adulte dans l'embarras. Pourquoi n'y a-t-il pas de travail ici? Parce que c'est un pays pauvre. Pourquoi est-ce un pays pauvre? Elle ne répond pas et lui dit d'aller jouer maintenant.
Un jour, ses parents rentrent au village pour les vacances. Ils vont l'emmener avec eux, lui et sa fratrie, à l'étranger. Il ne veut pas. Il est triste de devoir quitter Angela, ses grands-parents, ses amis. Mais il n'a pas le choix.
Dans Das Lachen der Schafe, Le rire des moutons, sa mère Caterina se raconte. Comme elle ne sait ni lire ni écrire, c'est l'écrivain qui tient la plume. Il travaille comme elle à la fabrique de fromages, en Suisse, à Lützelflüh, où elle a rejoint son homme, pour avoir à manger. Et le récit se présente sous la même forme que le précédent, avec des blancs qui comblent le fond des pages.
Son père à elle la cognait, sa mère lui montrait quelles plantes et quelles herbes on peut manger. Elle a épousé Tonio parce que, justement, il n'était pas comme son père, "parce qu'il savait rire, parce qu'il avait des yeux comme les saints sur les petites images à vingt lires". Son père aurait voulu lui donner un homme, mais celui-ci l'aurait battu copieusement tous les matins.
Tonio avait émigré avant elle. A la frontière avec la Suisse, après un long voyage à travers l'Italie, il s'était retrouvé avec beaucoup d'Italiens qui attendaient comme un troupeau de moutons pour passer la visite médicale ("seuls les gens en bonne santé pouvaient entrer à l'étranger", avait écrit, d'expérience, son fils, dans le premier récit, son journal d'enfant):
"Tonio aimait les moutons. Il avait longtemps été berger, c'est pourquoi il savait que les moutons peuvent rire."
Et les autres riaient de Tonio sur la piazza du village, depuis le jour où il avait expliqué le rire des moutons.
Caterina raconte des histoires et des chansons de son village, les processions, les morts, les habitants, d'une émigration l'autre ("Albanais, nous avons fui les Turcs, Italiens nous fuyons la misère") et de ce que les émigrés apportent dans leurs valises - fromage, chocolat, montres - quand ils retournent au pays pour les vacances:
"Notre Suisse, ce sont les cadeaux.
Quand nous rentrons, c'est la terre natale que nous mettons dans nos valises. De l'huile, du vin, du pecorino, des fruits et des saucisses calabraises."
Caterina raconte aussi son père et sa mère qui l'ont conçue avant le mariage et la mauvaise réputation qui en est résultée pour sa mère:
"Pauvre mère, qui à seize ans ne savait pas dire non. Non.
Ma mère est une putain."
Caterina raconte qu'elle et Tonio restent à Lützelflüh jusqu'à la retraite et qu'ils économisent pour leur retour à Santa Sofia:
"La terre natale nous devons la racheter. Celui qui émigre doit réussir. Le succès est mesuré au nombre d'étages."
Elle ne pourra jamais lire le livre qu'a écrit sur elle l'écrivain. Elle aimerait:
"S'endormir.
S'endormir à côté de moi sous forme de livre."
Dans Meine italienische Reise, Mon voyage en Italie, Francesco raconte son retour au pays avec son père, avec Père, pour un enterrement, mais aussi d'autres voyages avec ou sans lui, allers et retours, entre Lützelflüh, dans l'Emmental, et Santa Sofia, en Calabre.
Cette fois, le récit a une forme d'apparence plus convenue; il est découpé en chapitres qui portent des titres. Cela ne l'empêche pas d'être poétique, à sa façon, et chaotique, avec ses retours en arrière, puis ses avancées.
Lors du voyage pour l'enterrement, il note: "Les souliers de mon père sont noirs. Les souliers sont son deuil." Qui va-t-on enterrer au village? ELLE, sa mère.
Au cours de ce voyage, Francesco adulte se souvient de l'enfant qu'il était et qu'il n'est plus. Quand il pense à lui enfant, il emploie tantôt je, tantôt il; il se dédouble. Il se souvient, sans ordre, de ses amitiés adolescentes à Lützelflüh et des lieux fréquentés là par les Italiens, de son obtention du permis C:
"En Suisse le permis C, comme cittadino, citoyen. La troisième lettre de l'alphabet, parce que la logique est simple: A, B, C. Arrivant, bon pour le travail, civilisé."
Dans quelle langue écrit-il? Pas dans sa langue maternelle, l'albanais, pas dans la langue de l'Etat dont il est citoyen, l'italien. Non. Il écrit dans une langue étrangère, l'allemand, "patrie patiemment conquise":
"Du premier salut aux courtes phrases prudentes en passant par les fautes, les quiproquos."
Une fois franchie la frontière italienne, dont son père continue à avoir peur, comme de toutes les frontières, il se surprend à penser en italien...
Entre lui et Père, la parole est devenue rare:
"Juste des mots. Quelques principales, pas de subordonnées.
Le temps de ses propositions impératives est passé, depuis longtemps. Les coups de sa ceinture sur ma peau, depuis bien longtemps."
C'est sa grand-mère qui l'avait sauvé. Un jour, sous les coups de Père, pensée venant d'elle, il avait fait le mort, était devenu livide. Père était resté figé et sa mère survenant avait pris la ceinture et avait frappé Père avec.
Pour son dernier voyage, ELLE a pris l'avion, a roulé en Mercedes, ce qu'elle n'avait jamais fait auparavant:
"La Mercedes noire est arrêtée devant la porte de l'église. Croix sur les vitres, cierges sur le toit, lampes dans la nuit."
Après l'enterrement, Frangù quitte Père. Ils n'ont pas échangé un mot jusqu'au dernier moment:
"Je lui donne la main, aimerais peut-être rester ici, près de lui.
Rri mirë, dis-je
Mirupafshim, répond-il."
Ils se sont dits ce qu'on se dit quand on se quitte avec affection et qu'on espère bien se revoir un jour.
Francis Richard
Je sais juste que mon père a de grosses mains - Le rire des moutons - Mon voyage en Italie, Francesco Micieli, 272 pages, Editions d'En Bas