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Nos Futurs

Par Gerard

Depuis la fin des alternatives, promulguée avec pompe dans les années 80 par Thatcher et les idéologues de la « globalisation », le futur ressemble à un objet solide, plus sûr qu’une montagne, et qui nous attendrait déjà dans la topologie précise d’un avenir connu d’avance.

La métaphore naturaliste, depuis, abonde : « On ne lutte pas contre la pluie, on la constate », clament le chœur des analystes de complaisance pour qui l’économie suivrait une pente contre laquelle on ne peut rien. Le bon sens, c’est l’impuissance. Le résistant, figure du héros pendant l’Occupation, devient archaïque : « Don’t be evil ! », demande Google à ses employés : « Ne lutte pas, laisse-toi faire, sois docile ». La sur-modernité sera collaborationniste ou ne sera pas. Cette étrange permutation des valeurs entre résistant et collabo sonne pourtant comme une alarme.

Depuis les grandes grèves de 1995, des livres tels que L’Horreur économique (Vivianne Forrester) ou le travail militant de Pierre Bourdieu (et sa maison d’édition Raisons d’agir) ont pourtant fait nettement sécession, dans la mouvance « Un autre monde est possible » et « altermondialiste ». « L’autrement », « le divers », « le possible », sont peu à peu revenus dans un champ abandonné jusque-là au monopole de la doxa et de l’univoque.

Mais la prise de conscience nouvelle, qui rompt avec l’idéologie de progrès continu, peie à se faire entendre. De fait elle se heurte à la violence d’Etat.

En juillet 2001, le G8 de Gêne donne lieu à de violentes émeutes (un manifestant tué). L’assaut des forces de l’ordre sur l’école Diaz, qui abrite des media alternatifs et des manifestants, est dénoncé par Amnesty International comme étant « la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » : plus de 300 manifestants sont battus, arrêtés, torturés puis séquestrés arbitrairement pendant trois jours. Les sommets suivants se dérouleront loin des regards, dans des camps retranchés et des villes bouclées. Quand le pouvoir complote ainsi à l’écart des peuples, c’est un changement de régime : un coup d’Etat. Et ce coup d’Etat mondial a déjà eu lieu. Le 11 septembre en a opportunément apporté un semblant de légitimité. La guerre contre le terrorisme (intérieur et extérieur) est déclarée. C’est une guerre sans règles, sans convention de Genève, sans prisonnier ni jugement : on tue à distance, par drone. L’état d’exception est déclaré : il sera permanent.

A l’heure où l’idéologie de l’univoque est battue en brèche par les mille savoirs instantanément échangés à travers la planète des réseaux sociaux, celle-ci a donc amplement repris la main : par la force. Aujourd’hui le secret le mieux gardé est en pleine lumière, au centre aveugle de l’imagerie en continue. Tout le monde voit les Tours Jumelles du World Trade Center s’effondrer : mais à quoi assiste-t-on ? Quel sens possède cet événement dans la géostratégie mondiale ? On ne sait toujours pas. Le monde se divise désormais en deux camps : spectateurs et victimes. Une éducation à l’adhésion inconditionnelle a remplacé l’éducation à l’esprit critique d’autrefois.

En France, dès 2005, « l’autrement » s’est violemment heurté à la rouerie d’Etat. Un « Non » au référendum portant sur la Constitution européenne s’est transformé en « Oui ». Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, bafoué par une démocratie qui révèle du coup son aspect parodique. Et l’effacement volontaire de la politique dans l’économie (comme si l’économie, ce n’était pas de la politique) et la technostructure (« L’Europe ») a refermé sous nos yeux la parenthèse, même très imparfaite, du compromis social et de la liberté individuelle.

Désormais le Pouvoir est sans forme et sans contrôle : il réside dans la technostructure même de nos sociétés. Plus cette technostructure se précise, avec ses normes et ses règlements apparemment « techniques » « de bon sens », ses innovations telles que le neuro-marketing, plus l’étau se resserre tout autour du champ des possibles ; jusqu’à se réduire à la pure voie royale des oligarques mondialisés.

Ce que, à travers la constitution d’une société virtuelle et d’un pouvoir virtuel, le salaud tente de nous faire oublier, c’est qu’il a un nom, un visage, une adresse. Que tout réseau virtuel peut être débranché. Plus une structure dépend de la technique et plus elle est puissante : mais plus elle devient vulnérable. Un système peut contrôler quelques interactions ; pas mille interactions simultanées à chaque instant. Plus la société devient complexe, plus elle se fragilise ; plus elle sort ses polices. Mais ces menaces explicites ne sont que la forme de sa propre impuissance.

Cependant, en se diffusant dans la technostructure, le pouvoir s’est volatilisé : qu’on en prenne le siège, on découvre une place vide, comme l’avait dit Foucault. C’est que cette place est aussi en nous, dans nos habitus, nos routines. Ainsi le vrai pouvoir nous demeure-t-il vaguement insaisissable.

« Habiter le monde » : c’était la phrase d’Hölderlin, de Kenneth White, d’Edouard Glissant. C’est aussi le vœu sous-jacent aux révoltes contemporaines. Nous ne contesterons jamais le droit de certains individus à désirer vivre dans cette hallucination qui consiste à vouloir échapper à la mort et au temps, à la misère même du riche qui est en lui, celle de la misère de la condition humaine. D’où ce monde fait d’avidité et d’apartheid, de compétition et d’exclusive, de violence, d’égoïsme et d’incurie. Nous ne sommes pas inscrits à la même course, voilà tout ; cette course ne nous intéresse pas. Nous lui préférons d’autres valeurs : un certain souci des autres, en raison de ceci même que nous nous savons vulnérables. Ce qui nous apparaît plus contestable, c’est le droit que ces mêmes individus s’arrogent lorsqu’ils prétendent nous interdire l’expression d’une vie en phase avec ces valeurs. Qu’ils se démerdent avec les leurs ; qu’ils nous laissent les nôtres. Or tout le problème est là : ils ne supportent rien moins que « l’autre voie ».

Réduire les inégalités conduit-il nécessairement à gommer les singularités ? Les singularités peuvent-elles s'épanouir grâce à la réduction des inégalités ? Répondre Non à la première question et Oui à la seconde, c'est être de gauche. Répondre Oui à la première et Non à la seconde, c'est être de droite.

Ce que l’on a voulu nous faire oublier, c’est que le futur dépend de nous. Il est fait de la somme des regards qui se porte vers lui. Qu’il n’est pas écrit, dans une attente : qu’il s’écrit au contraire, seconde après seconde. Qu’il est là, sous chacun de nos pas, dans chacun de nos gestes, chacune de nos pensées. Il faut postuler la liberté pour que la liberté advienne. Il faut postuler le possible pour que le possible demeure un champ ouvert. Or notre futur a été présenté comme le fond d’une impasse, un mur de la honte où n’existerait que le filtre d’un seul check-point, un seul point de passage : celui de l’ultralibéralisme globalisé. Je ne fais au fond qu’exprimer ma haine des murs, plus que de tel ou tel système.

Il n’y a pas de confiance sans goût de l’avenir, il n’y a pas de goût de l’avenir sans confiance. Notre manque de confiance actuel trouve son origine dans la culture de l’impuissance où nous baignons depuis la victoire de l’idéologie globalitaire. Le global est sans reste et sans échappatoire. Seul le retour de cette seule conviction que l’avenir nous appartient, nous citoyens, peut réveiller la confiance ; et donc l’avenir lui-même, que nous transformons à chaque pas vers lui, à chaque pensée que nous lui adressons. Rien d’écrit : tout à faire, tout à inventer.

Les oligarques qui sont en train de militariser leurs polices à l’encontre de leur propre peuple (« guerre asymétrique ») ; les globalitaires qui sont en train d’unifier pratiques, pensées et sentiments, synchronisant entre eux les individus au point de faire de cette Terre une ruche industrieuse entièrement sous contrôle ; les totalitaires qui sont là pour asservir les derniers insurgés et imposer le retour à l’ordre ; d’eux vous ne voyez que des sourires à la couverture des magazines People, et ces images d’un bonheur de riche près des piscines, des jets privés et des Lamborghini ne sont que les piécettes que ces Olympiens jettent au peuple avec dédain. Libre à celui-ci de les ramasser servilement ; ou pas.

Hannah Arendt l’a dit du « crime de bureau » : c’est l’imagination qui manque, l’imagination qui seule révèle la responsabilité individuelle, la misère et la grandeur de l’Homme. L’imagination qui nous prévient à l’avance de ce que constitue chacun de nos actes : s’ils sont d’un salaud ou d’un brave. L’imagination encore qui, s’élevant au-dessus de l’arbitraire du jugement, nous révèle de l’extérieur ce que nous sommes vraiment.

L’insurrection est la fille naturelle de l’imagination. Et c’est de cette même imagination que dépendent nos futurs.

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Notes en lisant « Aux Amis », du Comité Invisible (La Fabrique, 2014).


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