Inception – « Autant de rêves »

Par Kinopitheque12

Christopher Nolan, 2010 (États-Unis)



AUTANT DE RÊVES

« La divisibilité de la matière signifie que les parties entrent dans des ensembles variés,
qui ne cessent de se subdiviser en sous-ensembles ou d’être eux-mêmes
le sous-ensemble d’un ensemble plus vaste, à l’infini »
(G. Deleuze, L’image-mouvement,
Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 29)

Christopher Nolan avait conscience des liens qui pouvaient être relevés entre son scénario et le cinéma. Il dit lui-même dans un court bonus du Dvd (L’origine d’Inception) qu’ « il y a des similarités entre le développement du film et ce que les personnages font dans le film » ; il s’agit bien en effet « de créateurs qui ont conçu tout un monde pour qu’une autre personne y existe. » Encouragé par Nolan (!), reprenons donc la métaphore faisant de chaque niveau un film collectivement rêvé et tentons d’ajouter un peu à l’argumentation.

L’explication que donne Cobb à Ariane dans la scène du café parisien nous paraît justement bien convenir à ces parallèles et ces liens possibles avec le cinéma :

« Dites-moi, vous ne vous souvenez jamais vraiment du début du rêve. Vous atterrissez toujours au beau milieu de l’action. – J’imagine. – D’où on vient là ? »

Ne s’agit-il pas là d’un échange que pourraient avoir des acteurs ou des personnages, conscients de leur condition et prisonniers de leur film ou de leur histoire ? Écartons un bref instant le montage avec lequel Nolan expérimente et qui définit bien à nos yeux tout un pan de son inventivité, et considérons chaque plan comme le simple fragment, la plus petite unité qu’il représente dans un film, sans lier ce fragment à aucun autre. Dans ce cas, la question posée par Cobb ne pourrait-elle aussi être posée par les personnages à chaque plan ? « D’où on vient là ? » Ignorant tout du réalisateur ou du scénariste qui les ont pensé (contrairement au Mission Impossible de Brad Bird, dans lequel le personnage d’Ethan Hunt semblait interagir avec celui qui l’animait), les personnages ne savent pas qui ils sont vraiment (comme Rango) ou ce qu’ils sont vraiment, prisonniers d’un plan, d’une cellule ou d’un rêve (Nolan serait en cela moins proche de Renoir, « pour qui l’espace et l’action excèdent toujours les limites du cadre qui n’opère qu’un prélèvement sur une aire », que d’Hitchcock « chez qui le cadre opère un « enfermement de toutes les composantes », G. Deleuze, ibid. p. 28).

Les films sont des rêves (autant d’histoires que le spectateur peut rêver), mais Inception, par ces thèmes et sa construction, nous invite à repenser la structure du film comme un gigantesque emboîtement de rêves : non seulement chaque niveau que l’on peut définir comme autant de séquences (le van, l’hôtel, la forteresse, les limbes et même… la réalité qui sont, au moins pour le spectateur, autant de rêves), mais également chaque scène et à l’intérieur par déconstruction chaque plan. Ensembles et sous-ensembles, séquences, séances et plans sont des rêves ; le montage redonne du sens au film reconstitué et délivre les personnages du cadre qui les enfermait. Devant le film, le spectateur, lui, abolit la mécanique cinématographique pour pleinement s’adonner au rêve.

VERS QUELLE ARCHITECTURE ?

C’est un jeu aussi que de faire attention à quelques-uns des repères, les clefs de voûte qui soutiennent toute la structure du film. Le film fait 2h22. A la moitié environ, Cobb révèle à Ariane toute l’histoire concernant Mall, leur vie dans les limbes, la perte de repères de Mall et le redoutable dessein visant à entraîner Cobb dans sa folie. L’instant d’avant, à la moitié du film exactement (à la 71ème minute), quelques phrases servent de repères. Elles ont déjà été entendues au tout début du film et seront répétées à la fin :

« – Vous deviendrez un vieillard. – Hanté par les regrets. – Qui attend de mourir seul. – Je reviendrai. Et nous serons à nouveau jeunes ensemble. »

(redevenir jeune une éternité et l’on croit à nouveau plonger dans la métaphore cinéphilique.) A la fin, lorsque cette suite de phrases est répétée dans les limbes, Cobb s’adressant à Saito ajoute : « Je suis revenu pour vous. Pour vous rappeler une chose que vous avez sue autrefois. Que ce monde est irréel. »

Cette dernière précision aussi a été précédemment entendue. Cobb la prononce peu avant pour expliquer à Ariane comment il a ramené Mall des limbes, puisqu’il fallait faire prendre conscience à sa femme que « Que son monde était irréel » (à la 120ème minute). Sur chacune de ces deux mêmes phrases, Nolan insère un gros plan de la toupie qui tourne sans jamais s’arrêter, le moyen effectivement par lequel on s’aperçoit que la scène est rêvée.

La toupie, par ailleurs, apparaît 5 fois au total dans le film et sans régularité (14ème minute, 32ème, 120ème…). De même le motif des enfants (dès la première minute, puis dans l’ascenseur des souvenirs de Cobb, dans l’hôtel, les limbes et enfin en dernière minute quand on voit pour la première fois leurs visages). Faut-il rappeler que le scénario lui-même fait apparaître 5 strates ou 5 niveaux ?

Avec les trois bornes signalées (au début, au milieu et à la fin du film), la récurrence de ces deux motifs (la toupie et les enfants) semble complexifier et consolider la structure du film, une structure dont on a certes vaguement conscience en voyant le film une première fois, mais qui, comme un paradoxe, l’escalier de Penrose ou les réalisations vertigineuses d’Escher, ne cesse de nous fasciner.

Nolan faisait apparaître les 5 niveaux sur un schéma réalisé au cours de la conception du film et montré sur les bonus Dvd. Plusieurs fans se sont également essayés au schéma et cela sous diverses formes (timeline, graphique circulaire, tableau…). Retenons ce dernier édité sur Wired qui, bien que moins joli que d’autres, fait apparaître les différentes hypothèses quant à la compréhension du film, évoque l’inspiration mythologique (le labyrinthe et Ariane mais pas Orphée et Eurydice), accorde aussi une importance certaine à l’architecture et, en dernier lieu, aborde ce qui fait d’Inception un film réflexif sur le cinéma.

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