Magazine Politique

Le drapeau saoudien flotte sur les téléréalités arabes

Publié le 17 décembre 2014 par Gonzo

hazemsharif

Plus se creusent les fractures politiques du monde arabe, et plus apparaît la partialité de ses grands médias régionaux, médiocres relais des puissances politiques et financières qui les gouvernent. Mais ce constat, on le fait en général à partir de l'observation des seules chaînes d'information telles qu'Al-Jazeera ou Al-Arabiyya, alors qu'il conviendrait de l'élargir à l'ensemble du paysage audiovisuel. Il faut comprendre au contraire que le contrôle de la scène médiatique arabophone par les acteurs du Golfe produit un discours de domination qui est loin de se réduire au seul commentaire politique. Tout autant qu'à travers les récits des journaux télévisés, les grandes chaînes arabes s'emploient avec une belle énergie à diffuser, à travers toutes sortes d'émissions de divertissement, une certaine idée du monde (arabe). Largement inspirés des modèles du marché global, différents concours où le public vote, par le biais de SMS, pour des candidats amateurs sélectionnés semaine après semaine offrent ainsi l'étrange spectacle d'une nation unie dans une même ferveur cathodique, alors que les guerres déchirent toute une région qui s'approche toujours davantage du gouffre.

Il faut dire que l'industrie du diverstissement reste une très bonne affaire. Bien plus que les enjeux artistiques, parfois dénoncés par des candidats soumis à des conditions léonines de la part des producteurs, Star Academy et Super Star autrefois, et aujourd'hui – privilège ou presque de la saoudienne MBC – des émissions telles que Arabs' Got Talents (depuis 2011), The Voice/Ahlâ Sawt (depuis 2012) ou encore Arab Idol/Mahbûb al-'Arab (depuis 2012 également) sont une occasion, à proprement parler « en or », de gagner beaucoup d'argent. Grâce aux publicités bien entendu mais plus encore avec les messages électroniques envoyés par téléphone, messages dont les revenus (soigneusement tenus secrets) sont partagés entre les opérateurs téléphoniques et les chaînes qui les font travailler. On remarque d'ailleurs qu'il n'y a pas de frontières dans cet univers béni du business as usual des télécommunications globales : lors de la dernière version d'Arab Idol tournée à Beyrouth, la chaîne Syriatel (propriété d'un homme très proche du régime en principe soumis à un strict contrôle financier international) a ainsi appelé ses abonnés, pour son plus grand profit et celui de la chaîne saoudienne MBC, à voter en masse pour le candidat syrien.

Et c'est d'ailleurs ce dernier qui a triomphé de ses deux rivaux (dont un Saoudien). Pas vraiment contre toute attente car sa victoire était pronostiquée par les spécialistes depuis plusieurs semaines. D'ailleurs, on remarque que les grands perdants de la géopolitique arabe sont souvent les gagnants de ces divertissements télévisés, comme s'il fallait leur donner une sorte de compensation symbolique, une « victoire pour rire » en somme, dans le « Grand Jeu » géopolitique régional. Au temps de Star Academy, on a eu ainsi Shadha Hassoun en 2010 (voir ce billet), au plus fort de la catastrophe irakienne, et durant la précédente saison d'Arab Idol, le Palestinien Mohammed Assaf (autre billet), venu de Gaza qui avait subi en 2012, une fois de plus, les foudres de l'armée israélienne (opération « Pilier de défense »). Une autre explication, qui peut croiser la première d'ailleurs, serait de souligner le rôle d'une forte mobilisation nationale en temps de crise grave, alliée à une sympathie des « votants » pour les « frères arabes » les plus faibles, les « damnés de l'histoire », comme une sorte de revanche commune contre les nantis (du Golfe) et tous ceux qui s'acharnent à briser le « rêve arabe »...

Victoire de prestige ou encore « victoire pour de rire » si on ose dire, le triomphe du Syrien Hazem Sharif à l'émission Arab Idol, fleuron du business entertainment saoudien, est par certains aspects une affaire hautement politique. Et ce qui a permis de s'en rendre compte, une fois de plus car c'est un thème récurrent dans l'actualité, c'est la question de l'emblème national. Rompant avec toutes les traditions du genre, qui veulent que l'heureux élu des téléspectateurs brandisse bien haut son drapeau national tout en se livrant au traditionnel couplet sur la « grande nation arabe », le candidat alépin a certes dédié sa victoire à son peuple et à son pays, mais sans sortir le moindre oriflamme. Pas plus le drapeau aux trois étoiles du régime, que celui à deux étoiles de l'opposition (ou même le tristement célèbre drapeau noir de l'Etat islamique)...

Certains ont salué cette habile neutralité, par ailleurs conforme à ses déclarations tout au long des éliminations durant lesquelles Hazim Sharif s'est bien gardé de prendre parti pour tel ou tel camp, histoire de se concilier le soutien de tous. Manière de renchérir sur la nécessaire unité nationale ont même ajouté certains, le choix d'une bannière excluant automatiquement, dans les circontstances actuelles, tous les partisans d'une autre. Tout le monde ne l'a pas vu ainsi cependant. Sur les réseaux sociaux, qui ont bien entendu largement commenté l'affaire, des opposants ont considéré que le refus de brandir le symbole national était évidemment une manière de défier le régime officiel. L'autre camp a sa propre explication : si Hazem Sharif n'a pas sorti le drapeau syrien, c'est qu'il en a été empêché par une chaîne tenue par un pays, l'Arabie saoudite, qui finance les bandes terroristes ravageant le pays depuis bientôt trois ans.

Ceux qui pensent ainsi doivent être assez nombreux car le candidat syrien a visiblement bénéficié d'un fort appui dans son pays. On peut le constater naturellement aux nombreux messages qui ont assuré, en plus de ses qualités artistiques, son élection cathodique. Mais aussi, et contrairement à ce qu'écrit le décidément très partial L'Orient-Le Jour, on a pu voir que la télévision syrienne a retransmis en long et en large les manifestations de joie qui ont accompagné, toute la nuit paraît-il, la victoire du candidat syrien (alors que la chaîne saoudienne en a fait le moins possible, au contraire, se contentant de quelques brèves images). A Damas, comme on peut se l'imaginer, mais également dans la ville natale de la nouvelle « idole des Arabes », Alep. Ou plus exactement dans la partie sous le contrôle de l'armée syrienne où l'événement a été fêté à grand renfort de coups de feu en l'air et même avec quelques fusées (d'artifice). Au point que dans les zones tenues par les rebelles, où l'on ignorait (ou voulait ignorer) tout de l'affaire, ne serait-ce qu'en raison des coupures d'électricité, cette explosion soudaine de détonations a fait penser à certains miliciens qu'une offensive était lancée contre eux !

Il est en réalité assez naturel que la réussite d'un candidat syrien, ne serait-ce qu'à un jeu télévisuel, soit perçue comme une bonne nouvelle par une grande partie de la population privée par ailleurs de toute autre raison d'espérer. Et la « victoire » syrienne – qui est certainement autant le résultat du talent de Hazem Sharif que la conséquence d'un complexe écheveau d'intérêt politico-financiers – ne pouvait profiter qu'aux « autorités légitimes » du pays qui continuent à recevoir (que cela fasse plaisir ou non, c'est un fait) le soutien d'une partie très importante, et même sans doute majoritaire, de sa population. Les Saoudiens ne l'ignoraient pas d'ailleurs, eux qui ont tout fait pour minimiser l'impact de cette réussite.

On a en effet beaucoup commenté sur internet ainsi que dans les médias, l'étonnant spectacle, d'un point de vue vexillologique, de la finale d'Arab Idol. Car non seulement le candidat syrien s'est abstenu de brandir son drapeau national mais, dans le public également, on a pu constater l'absence de tout emblème syrien (alors que le même public scandait en choeur : Syrie, Syrie !) Une explication toute simple à cela : des instructions avaient été données au service d'ordre pour bannir du studio tout drapeau national, à commencer par le syrien. A une exception toutefois, celui du royaume d'Arabie saoudite qu'un appariteur venu des coulisses est venu apporter sur la scène, si bien qu'un des membres du jury, Ahlam, une chanteuse des Emirats arabes unis (!), a vainement tenté de le flanquer dans les bras du vainqueur syrien. Pas vraiment manchot, ce dernier a évité le piège en se cramponnant à son micro. Mais cent millions de téléspectateurs arabes ont tout de même pu assister à ce spectacle assez rare d'un Syrien chantant en hommage à son pays une chanson patriotique (libanaise), intitulée Behebbak ya baladi (Je t'aime ô mon pays, sous le soleil qui jamais ne disparaît...), tandis qu'on n'apercevait à l'écran que le vert du drapeau saoudien, flanqué du sabre et de la shahada !

Scène surréaliste, en vérité, mais à peine plus que la situation actuelle dans laquelle est plongée la région tout entière. Pour s'en convaincre encore un peu plus, il suffit de savoir que, parmi les « vaincus » de la finale, il y avait, outre le Saoudien, un candidat palestinien venu.. de l'Etat d'Israêl. Bien entendu, cela a suscité des polémiques sans fin entre ceux qui défendent l'idée d'un boycott sans faille et ceux qui estiment que les Palestiniens, fussent-ils (obligés d'être) porteurs d'une carte d'identité israélienne, conservent le droit de participer à une compétition télévisuelle arabe. De retour à Haïfa, le candidat malheureux (il n'avait de toute façon aucune chance après la victoire, l'année précédente, d'un autre Palestinien) a reçu un soutien de poids : celui du porte-parole arabophone de l'armée israélienne qui le félicitait chaudement pour sa prestation.

La géopolitique des téléréalités n'a pas fini de nous surprendre...

Ci-dessous, un lien vers la vidéo de la finale. On y voit (vers la minute 4'20) l'apparition du fameux drapeau saoudien. Je n'ai pas entré les liens vers les différents articles qui m'ont servi à écrire ce billet, mais les références sont disponibles pour ceux qui les voudraient.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gonzo 9879 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines