Nourrir des oiseaux

Publié le 30 décembre 2014 par Albrecht

Nourrir des oiseaux, c’est prendre le risque du groupe : on trouvera dans cette  activité des femmes dominantes : beautés aristocratiques, prêtresses,  fermières, ou des petites dames délurées qui ne font pas dans le détail !

Une femme nourrissant des paons

Lord Frederick Leighton, 1862-1863, Collection privée

Ce tableau, manifestement conçu pour mettre en valeur la magnificence des plumages comparés à celle de la robe, s’inscrit dans la nouvelle esthétique des années  1860 en Angleterre : les paons étaient alors très appréciés aussi bien dans les beaux-arts, dans les arts décoratifs que dans la mode.

Le problème de la queue du paon

Il est possible que cet intérêt ait été réveillé par les discussions sur la sélection sexuelle théorisée quelques années plus tôt par Darwin   : la beauté de la queue du paon s’expliquant par une préférence accrue de la part des femelles (voir Darwin and Theories of Aesthetics and Cultural History, publié par Barbara Larson,Sabine Flach p 45 et ss).
Du coup ce tableau très esthétisant pourrait trouver sa place dans le contexte intellectuel de l’époque : en nourrissant de préférence le paon blanc, la femelle humaine semble faire un pied de nez à la théorie de la sélection sexuelle : la seule queue visible est la blanche, toutes les queues multicolores sont hors champ.

Les pigeons blancs et noirs, qui se servent directement et égalitairement dans le plat, pourraient également ironiser sur la notion de sélection.

La femme maîtresse

Quoiqu’il en soit, un message parfaitement clair du tableau est que l’Homme, par son Art et son Industrie Textile, surpasse les merveilles de la nature ; et que la Femme éclipse tous ces beaux mâles,  qu’elle tient par l’appétit et qu’elle domine par la taille.

Une fille nourrissant des colombes

Charles Chaplin, vers 1870, Collection privée

Par contraste, voici une manière plus modeste de nourrir des oiseaux également plus modestes.  La jeune fille laisse tomber un filet de grains qu’elle tire de son panier. Du coup, on ne comprend pas l’intérêt pratique de ce léger relèvement de la robe, sinon pour montrer ses deux mignons petons aussi blancs que les colombes : zeste de galanterie XVIIIème  qui était le fond de commerce de Chaplin.

La nourriture des Ibis sacrés dans le temple de Carnac

Edward Poynter, 1871, Collection privée

Ce tableau constitue un des premiers essais d’acclimatation du nu orientaliste français au puritanisme  des des Iles Britanniques.

Tandis que les fumées d’encens montent vers les statuettes du Dieu à tête d’ibis, les vers tombent vers les oiseaux au long bec qui  grouillent aux pieds de la jeune fille, semblables aux lombrics plutôt qu’à Thot.

Moins ragoutant que le nourrissage des paons, celui des ibis avait au moins l’avantage, sous couvert d’égyptologie, de justifier l’étude d’une intéressante poitrine.

Alethe, servante de l’Ibis Sacré

dans le grand temple d’Isis à Memphis

Edwin Long, 1888, Collection privée, fin XIXème

Ce sujet très précis est tiré d’un poème et d’un roman de Thomas Moore (The Epicurean) : un jeune philosophe grec voyageant en Egypte vers 255 après JC à la recherche de la vie éternelle, rencontre la prêtresse Alethe, qui se convertit au christianisme et finit martyrisée, tandis que le philosophe finit à la mine.


Presque vingt ans après Poynter, Long se montre moins audacieux en cachant les vers et les seins. En revanche il exploite l’extension des longs becs  pointus de part et d’autre du cache-sexe de la future martyre.

Une femme nourrissant des flamants

Louis Comfort Tiffany, 1892, Vitrail,   Living room, Laurelton Hall, Long Island, New York

Dans cette oeuvre très esthétisante, le jet d’eau trace sa  verticale entre le lustre et la main nourricière, attirant le regard sur celle-ci.



De part et d’autre, les verticales des deux colonnes massives se répondent par symétrie, ainsi que la forme en S des flamants et  de la jeune femme accroupie.

Le coin de la villa

(the corner of the villa)

Edward Poynter, 1889, Collection privée

Le coin en question, véritable catalogue de  la marbrerie gréco-romaine est réservé aux femmes, aux enfants et aux poissons rouges. Et dédié aux volatiles : les mosaïques du fond sont ornées en haut d’une  divinité ailée ; en bas de  perdrix ou de canards (dont l’un mange un escargot). La seule présence masculine est la statue de bronze à l’extrême gauche, tenant une corne d’abondance de laquelle sortent des raisins véritables, sans doute pour être picorés.

Un  pigeon gris se baigne dans la vasque ; une colombe vient de se poser au bord du plat que la très belle jeune fille tient posée sur ses genoux ;  à droite, quatre autres pigeons observent la scène.

On comprend que seule l‘immobilité sculpturale  de cette beauté à la peau d’ivoire a pu rassurer la colombe blanche. Le seul mouvement perceptible est celui de la petite fille nue, qui désigne du doigt l’arrivante.

Dans un vase d’argent est posée une branche d’olivier, symbole de la paix qui règne en ce lieu  protégé.

Une femme nourrissant des colombes  dans un Atrium

1900, Albert Tschautsch

Dix ans plus tard, cette imitation germanique n’a plus rien du hiératisme luxueux qui faisait tout  le charme de la composition de Poynter. Colombes et pigeons se précipitent sur la nourriture, par terre ou dans le plat que tient gauchement la jeune fille. Le garçon qui domine la scène sur la gauche semble attendre son tour pour attaquer le plat de résistance.



Cette intention est clarifiée par la fresque du fond, qui sépare le garçon et la fille : on y devine une divinité nue debout derrière une vasque,  au jet d’eau péniblement éloquent.

Une femme nourrissant des colombes

Sabatini, fin XIXème, Collection privée

Autre resucée, à l’italienne cette fois, et sans grande subtilité. Le brasero qui fume est là pour faire antique, ou pour indiquer le sens du courant d’air.  La tête de tigre rugissant coincée sous le canapé fait partie des accessoires obligés des productions bas-de-gamme,  signe distinctif de la femme fatale.

Ce n’est guère l’impression que produit cette bonne fille,  qui tend en souriant une soucoupe aux pigeons comme un bol de cacahuètes pour l’apéro.

Passons maintenant à une catégorie d’oiseaux moins noble que les paons, les ibis et les colombes : à savoir la volaille.

La fille du fermier

Elizabeth Jane Gardner-Bouguereau, 1887, Collection privée

La seconde épouse de Bouguereau nous livre ici une version moralement irréprochable : les volatiles au long cou sont relégués sur la marge : et le coq, situé juste sous le filet de grains qui tombe de la main virginale,  est entouré de ses poules en toute sécurité symbolique.

Derrière, la charrette emplie de foin et le toit couvert de chaume rappellent que le bétail, et même les fermiers, dépendent des dons de la nature. Le tronc d’arbre qui, derrière la chute des grains, monte de la terre au toit, matérialise la solidarité des trois règnes.

Cette représentation idyllique de la Nature, relayée par l’Industrie Humaine, répandant sa générosité sur la volaille, fut présentée à l’Exposition universelle de 1889.

« C’est du maïs mais ils aiment çà »

Pinup de Zoë Mozert, vers 1950

Même posture, mêmes couleurs bleu blanc rouge, mais costume plus décontracté chez cette jeune fille moderne, qui apprécie visiblement de n’être entourée que de coqs. Elle sait s’y prendre avec eux pour les garder à ses pieds, en leur donnant le peu qu’ils réclament.

« Ca vaut le coup de gratter »

(Worth scratching for)

Pinup de Edward Runci, vers 1950

Même domination souriante, mais du point de vue des coqs cette fois : ça vaut le coup de se démener  pour plaire à la belle fermière. Celle-ci économise  les grains dans sa jupe relevée, et les lâche au compte-gouttes,  quand et pour quel coq il lui plait.

A noter que le puritanisme autorise à exhiber les jambes, mais pas les cous suggestifs des volatiles : tous ont la tête vers le sol.

Le goûter

Icart, 1927

Vingt ans plus tôt, en France, l’idéologie de la belle fermière est bien différente : elle montre un peu ses jambes,  mais  approvisionne égalitairement ses chéris : lesquels tendent le cou avec un ensemble parfait vers la main – ou vers la jupe relevée – qui les nourrit.

Le goûter, Icart

Version plus explicite de cet intérêt, dans le cas où la jupe a disparu au cours d’un accident de transport. Ces canards très anthropomorphes s’intéressent au fruit défendu, plutôt qu’aux pêches fessues répandues sur le sol.


Le petit dejeuner, Icart, 1927

A la ville, les belles femmes captivent plus volontiers les petits chiens.


Les éléphants, Icart, 1925

…voire des admirateurs improbables.


Les voleurs, Icart

Encore un incident de transport. Les pillards se divisent clairement en deux groupes :  ceux qui  se jettent sur le contenu de la corbeille, ceux qui préfèrent celui du corsage.

 

Les cerises, Icart, 1928

Le message est ici plus subtil : tandis que les moineaux se jettent sur les cerises  rouges du chapeau, un autre genre d’oiseau risque d’avoir l’oeil attiré par le second accessoire de protection et de séduction de la dame  :  l’ombrelle japonaise aux couleurs rutilantes.

Les cerises, Icart

Dans ce dernier cas, la femme propose simultanément tous ses fruits à l’avidité aviaire.

 

Dernier type d’oiseau pouvant être nourri par une main féminine : l’oiseau sauvage.

Les mouettes (Seagulls)

Margaret W. Tarrant , carte postale, début XXème

On pratique cette activité enfantine sur les plages de la blanche Albion, dès le début du siècle.

Femme nourrissant les mouettes en Floride (Feeding the seagulls in Florida)

On la poursuit innocemment au milieu du siècle sur les plages de Floride (avant l’invention du bikini).

Affiche pour le film « The birds » de Hitchcock, 1963

Après 1963, on ne s’y risquera plus guère, suite à la révélation mondiale du scandale :

OUI, les oiseaux peuvent être vicieux !