Comment qualifier Les Neiges de Damas? Est-ce un récit, un roman, un essai ? Il échappe en fait aux catégories (dans lesquelles l'esprit trouve commode de ranger ce qu'il appréhende).
Aude Seigne dit de son livre, par la voix d'Alice: "C'est un livre sur Damas qui ne parle pas de Damas. Ce n'est pas un voyage mais un séjour, ce n'est pas la description d'un lieu mais celle d'un hivernage personnel, d'un enfouissement, d'un trajet de taupe dans son propre histoire." On ne saurait mieux dire...
En 2005, Alice a vingt ans. A la Faculté des lettres, cette étudiante indécise rencontre le professeur Adam Campagnon. Cet Adam ne paye pas de mine, mais il est génial. Une phrase de lui entre en résonance avec elle: "Le cunéiforme, ce n'est que la plus vieille langue du monde." Et le déclic se produit: elle étudiera les civilisations mésopotamiennes...
Adam Campagnon mène des fouilles archéologiques en Syrie, à Mari. Il s'y rend avec son équipe dès qu'on y trouve "un nid de tablettes, le plus souvent des textes administratifs dans un état de dégradation avancée". Il propose à Alice d'y venir un jour et elle, qui, enfant, a rêvé d'orient, dit spontanément: "Oui. Avec plaisir.", pour confronter à la réalité son imaginaire enfantin. Trois ans plus tard, elle est du voyage d'Adam à Damas.
Sur une des tablettes de Mari, il est inscrit:
1 oiseau
acheté à Oubaram
le 12 du mois de Lahhum
Il n'en faut pas davantage pour qu'Alice imagine l'oiseleur Oubaram, en 1770 avant JC, debout sur les toits de la ville à regarder le ciel où "il lui arrive de penser que ce ciel est partout le même et pour tout le monde, pour la florissante Mari comme pour ces étrangers voyageurs et pour toutes les parties du monde qui ne se connaissent pas entre elles".
Dans les sous-sol du Musée national de Damas, Alice travaille avec Adam et Louis, lequel n'en est pas à son premier séjour en Syrie. Ils inventorient les tablettes sur lesquelles figurent des signes en langue sumérienne. Aujourd'hui, six ans plus tard, elle a oublié la langue mais elle se souvient de "la sensation de l'argile millénaire" sur ses doigts...
Depuis trois ans la Syrie est en guerre, une guerre qu'elle n'a pas vu venir, Adam non plus: "J'ai aimé passionnément un pays qui aujourd'hui s'effondre. J'y étais libre, en sécurité, et pourtant je m'y suis enfermée. Le pays m'a atteinte, révélé un malaise qui n'avait rien à voir avec le pays lui-même." Elle y a souffert il y a six ans, le pays souffre aujourd'hui: "Ce sont des souffrances différentes mais c'est le même lieu, la même histoire."
Un jour, il neige sur Damas: "Pour Alice, la neige est un plaisir d'enfance et de silence. Un hymne qu'elle est particulièrement heureuse de célébrer à Damas." Est-ce le fait que la neige tombe en orient, en pays dit chaud, en pays musulman, qui l'étonne? En tout cas elle n'oubliera pas cette lumière, cette neige, cet hiver incroyable, qui lui ont permis de saisir toute la beauté du monde.
Un autre de ses étonnements, c'est lorsqu'elle découvre qu'une extrême intelligence ne va pas obligatoirement "de pair avec une personnalité bienveillante à l'égard de l'espèce humaine". Cette désillusion n'est pas moindre que celle de comprendre qu'on peut "parcourir le monde en rêveur" aussi longtemps qu'on veut, mais qu'il n'en demeure pas moins cruel.
Alice "a du mal à se résigner aux aléas du monde, à l'incertitude et à la cyclicité de toutes choses": "La nuance demande des efforts, une intelligence, un regard qui part constamment de soi, s'éloigne pour se regarder soi-même et revient à soi, en va-et-vient incessant."
D'un autre côté, faut-il vraiment faire "tant de choses pour sauvegarder la rationalité"? "Tout est tellement plus beau dans la déraison."...
Francis Richard
Les Neiges de Damas, Aude Seigne, 192 pages, Zoé