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Contradiction et totalité dans la Logique de Hegel. Par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

Contradiction et totalité dans la Logique de Hegel. Par Roger GaraudyREVUE PHILOSOPHIQUE DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER
JUILLET – SEPTEMBRE 1963
Extrait
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
Contradiction et totalité, dans le mouvement d'ensemble de laLogique hégélienne, se définissent à partir de l'intuition centralequi constitue l'âme vivante de la Logique.L'ambition de Hegel c'est de réaliser la fusion de l'intuition et dela médiation, ou, pour poser le problème dans les termes que lui avaientlégués ses prédécesseurs, la logique relève à la fois, comme le souligneM. Hyppolite {Logique et existence, p. 88), de l'entendement archétypeque Kant attribuait à Dieu et de l'entendement discursif seul accessibleà l'homme.Cette fusion est, chez Hegel, un corollaire de l'identité de l'êtreet de l'esprit qui le pense, de la substance et du sujet.Lorsque, selon la formule célèbre en laquelle se résume la conceptionhégélienne du monde, la substance est sujet, tous les rapportstels que sujet et objet, nature et esprit, nécessité et liberté, fini etinfini et, d'une manière plus générale, le particulier et l'universelexpriment, sous des aspects divers, le rapport fondamental qui unitl'absolu à chacun de ses moments.L'absolu n'existe pas hors de ses moments et ne peut agir sureux comme un moteur extérieur. Le moment incarne l'absolu ; iln'est rien d'autre que l'absolu en sa détermination. Si bien que, dansla transposition théologique que Hegel donne de son système, Dieu,présent en chaque moment, meurt en chacun d'eux, et cette mortde Dieu est, en même temps, la vie éternelle de Dieu. Dieu est mort,et par cette mort seule affirme en chaque moment sa présence et sa vie.Telle est la vision centrale de la philosophie hégélienne. Le développementde l'absolu dans le temps implique le dépassement de chaquemoment dans le moment suivant. Ainsi chaque moment s'identifie àl'absolu et le révèle en tant qu'il en exprime une détermination nécessaireet le nie en tant qu'il prétend se suffire à lui-même. Cette relationoriginale, non réductible à la logique classique, c'est la dialectique.Les rapports entre totalité et contradiction, chez Hegel, ne sontqu'un cas particulier de ce rapport fondamental.La totalité, pour un être fini, est vécue comme contradiction, oupour éviter le langage de la subjectivité : la totalité se détend encontradiction.La présence immanente du tout en chaque être fini, cette présenceimmanente qui est la source de son devenir, de sa mort, de son dépassement,se manifeste comme contradiction.La dialectique est d'abord une logique de la relation.La relation,même sous sa forme la plus élémentaire — le rapport de l'identiqueà la différence — est déjà dialectique. M. Jean Wahl a violemmentreproché à Hegel d'avoir, contrairement à Platon, confondu les idéesd'autre et de contraire : « Cette transformation de la diversité enopposition et de l'opposition en contradiction, a constitué, écritM. Wahl, un grand malheur, une sorte de grande maladie de la philosophie.»Or, en établissant cette unité dialectique, cette totalité contradictoire,concrète, vivante, au sein de laquelle identité et différencene sont que des moments, abstraits par une réflexion extérieure, Hegelinstallait en quelque sorte la pensée au coeur mouvant des choses :l'identité n'existe pas dans les choses, mais seulement dans la penséequi la confronte avec la différence et la diversité ; dans la réalitéchacun des termes n'existe que par son contraire, et non séparément.Ce qui, pour la réflexion extérieure, pour la pensée abstraite, estsimplement altérité est, dans la réalité vivante, une contradiction ;les deux termes qui, au niveau de l'apparence, étaient simplement distincts,sont en même temps en relation indissoluble : chacun seréfléchit dans l'autre ; i l l'exclut et en même temps l'implique, etc'est la source interne de son mouvement.La contradiction est en chaque être fini, en chaque être particulier,comme son âme vivante, parce que cet être n'est qu'une déterminationde la totalité : la contradiction qui met chaque être fini enbranle n'est que l'expression déterminée de la totalité dans cet êtreparticulier.Pour Hegel le monde est une totalité et la vérité est la reconstructionde ce tout. Dès lors toute relation réelle est contradiction, chaquepartie ne se définissant que sous la forme même où elle est réelle,c'est-à-dire par son rapport au tout. Chaque chose est tout ce qu'ellen'est pas, car tout le reste est sa condition, ce par quoi seulementelle devient nécessaire.Ce conditionnement réciproque des choses donne naissance àleurs « propriétés » : la pesanteur ou la couleur illustrent cette idée.Non seulement i l est impossible de concevoir une chose absolumentisolée, coupée de tout rapport avec quoi que ce soit, mais une tellechose ne peut être. Toute chose, dans la nature comme dans la pensée,exige l'existence de l'autre qu'elle, de ce qu'elle n'est pas, de soncontraire, qui est son corrélatif nécessaire.La dialectique est une logique du conflit. Cette relation complexede chaque chose avec tout ce qui n'est pas elle, cette relation contradictoireavec le tout, et qui marque sa limite, se définit commeconflit. Les choses, en se limitant mutuellement, en mettant desbornes à leur expansion respective, se trouvent en rapport d'affrontement, parfois même d'antagonisme. Chaque réalité finie se trouveainsi contenue, ou plutôt refoulée dans sa limite, par une autre réalité,par l'ensemble des autres réalités qui l'empêchent d'être le tout. L aphysique quantique, à son étape actuelle, apporte une illustrationsaisissante, au niveau même de la matière, à cet aspect de la dialectiquehégélienne.La dialectique est une logique du mouvement.Dans ce monde peupléde forces affrontées, le mouvement est un corollaire de l'universelleinterdépendance. Si tout se tient, tout se meut. Hegel a montré quele repos est une abstraction, qu'il n'y a nulle part de repos absolu,mais seulement des équilibres plus ou moins stables, et que, parconséquent, c'est un faux problème que de se demander commentdes êtres primitivement immobiles ont été mis en mouvement. Levrai problème est d'expliquer, à partir de la réalité du mouvement,l'apparence du repos.Le mouvement seul est réel tandis que le repos n'est qu'une abstraction.Tout le développement des sciences, depuis Hegel, de laphysique nucléaire à l'astro-physique, a confirmé ce point de vue.Pour un oeil qui contracterait en quelques instants des centaines demillénaires les montagnes se soulèveraient comme des vagues ets'effondreraient comme elles. L a grossièreté seule de ma vision m'empêchede voir, au delà de l'immobilité illusoire de ma table, le grouillementdes atomes qui la composent.Hegel élimine ainsi à la fois le mécanisme, pour lequel le mouvementétait extérieur aux choses considérées comme indépendantesles unes des autres, et, par conséquent, immobiles — et le déisme quien est la conséquence, car si le mouvement n'est pas intérieur auxchoses, identique à elles, si le repos est premier, i l faudra nécessairementrecourir à la « chiquenaude originelle » pour mettre l'universen branle.L a dialectique est une logique de la vie. Elle est l'ensemble mouvantdes rapports internes d'une totalité organique en devenir.La finalité des choses, c'est précisément ce mouvement qu'ellesportent en elles, cette tendance, née de la contradiction entre leurnature finie, et qui les porte au delà d'elles-mêmes, vers l'infini.Comme le soulignait Lénine dans son commentaire de la Logiquede Hegel {Cahiers philosophiques, p. 91), le propre d'un être fini estde se mouvoir vers sa fin.La logique formelle laissait la pensée à l'extérieur des choses.La dialectique, en décelant la contradiction dans l'être même,comme la loi interne de sa vie, constitue la seule méthode permettantà la pensée de pénétrer à l'intérieur de l'être.La logique de Hegel exprime l'exigence la plus haute de la raison :rendre là réalité tout entière de la nature et de l'histoire transparenteà la raison ; elle nous fait vivre l'être dans sa rationalité.Découvrir dans notre raison la raison des choses, reproduire etreconstruire idéalement, pour en apercevoir la nécessité interne, ceque la perception sensible nous présente comme un ensemble mallié de faits empiriques et contingents, c'est l'ambition de toute sciencequi ne se borne pas au positivisme, de toute philosophie qui ne sombrepas dans l'irrationalisme.Il est d'autant plus nécessaire de le souligner que l'on assiste,depuis une trentaine d'années, à de multiples tentatives pour « tirer »Hegel vers l'irrationalisme, pour ne voir en sa philosophie, réduite auseul moment de la « conscience malheureuse », qu'une vision « tragique» du monde, ou qu'une anticipation de l'existentialisme, brefà ne lire Hegel qu'à travers Kierkegaard.Sans aucun doute, si l'on ne retient de la pensée hégélienne quele système clos auquel elle aboutit et non la méthode vivante quil'anime, la contradiction, sa présence universelle dans la nature,dans l'histoire, dans la pensée, a un caractère théologique.Chez Hegel contradiction et totalité s'opposent et s'impliquentcomme le fini et l'infini : ce qui est totalité du point de vue de l'infiniest contradiction du point de vue du fini. La totalité est vécue commecontradiction par l'être fini. Ou encore : la contradiction est la catégoriecentrale de la méthode hégélienne, la totalité est la catégorie centraledu système hégélien.De là découle la diversité des utilisations de l'héritage hégélienselon que l'on retient unilatéralement, comme étant l'essentiel de ladialectique, la totalité ou la contradiction et selon la définition quel'on donne de chacune d'elles, comme par exemple lorsqu'on substitueà la pensée hégélienne la conception gestaltiste de la totalité ou laconception kierkegaardienne de la contradiction.
Il n'entre pas dans mon propos de retracer ici l'arbre généalogiquedes philosophies posthégéliennes, de l'existentialisme aumarxisme.Je voudrais seulement montrer ce que devient l'héritage hégéliendes catégories de contradiction et de totalité dans la perspectivemarxiste, à partir de l'utilisation et de la transformation profondede la Logique hégélienne dans le Capital de Marx et dans l'assimilationcritique de la Logique hégélienne dans les Cahiers philosophiquesde Lénine.S'il est incontestable que, chez Hegel, la dialectique, avec sescatégories fondamentales de totalité et de contradiction, a une significationuniverselle et englobe la nature, l'histoire et la pensée, il n'estpas moins incontestable qu'elle exprime chez lui une conceptionthéologique du monde. D'abord du fait que la contradiction n'estqu'un moment de la totalité. Elle est la totalité en marche, la totalitéen quelque sorte militante et non encore triomphante.En chaque moment la totalité appelle à elle tout le devenir :sa présence, agissante dès le départ, est présente en chaque être particuliercomme son tourment : son insuffisance comme être fini estle moteur du développement. Mais cette insuffisance n'existe quepar référence à la totalité. Hegel dit d'ailleurs sans équivoque : « Enallant, au fond des choses, on trouve tout le développement inclusdans le germe. » (Logique, I, p. 24.) L a totalité préexiste donc auxmoments du devenir et les fonde : la contradiction n'est que la petitemonnaie de la totalité.Cette conception hégélienne de la totalité implique donc :1) L'existence d'un monde et d'une histoire achevés.2) La connaissance de cet achèvement sans quoi la circulariténécessaire au savoir absolu n'est pas réalisée.A cette double condition la réalité peut être parfaitement transparenteà la raison parce qu'en son fond elle est identique à laraison.Au terme de la Logique, Hegel veut nous amener à ne faire qu'unavec l'acte créateur d'un monde en train de se faire.Cet acte créateur immanent à tous les êtres et que nous vivonsdans l'idée absolue est semblable à la genèse d'une oeuvre d'art :dans la création esthétique la liberté se donne à elle-même sa matièreet son contenu, et cette liberté créatrice s'identifie avec la nécessitéinterne de l'oeuvre à créer. La religion fournit également, sur le plandu mythe, une image de la genèse dialectique : le sujet universel estsemblable au Dieu créateur des cieux et de la terre de la religion, etle devenir contradictoire à son Incarnation.Mais cette double analogie esthétique et religieuse ne nous aideà comprendre que la forme spéculative du système hégélien.La méthode dialectique est-elle indissociable de ce système idéalisteet. spéculatif et de ces analogies esthétiques et théologiques?Les marxistes pensent que le renversement matérialiste de laphilosophie hégélienne et le passage de la spéculation à la sciencepermettent d'élaborer une méthode dialectique qui s'identifie avecla véritable méthode scientifique : celle qui ne se limite pas au positivisme(recherche de rapports constants entre les phénomènes), maisqui recherche les rapports internes et nécessaires qui rendent comptedes phénomènes.La critique, par Feuerbach, du point de départ de la Logiquehégélienne, constitue la première étape de ce renversement.La Logique commence par l'être pur qui serait, selon Hegel, unconcept n'impliquant aucune présupposition. Or, note Feuerbach»le concept d'être est déjà un produit très élaboré de l'abstraction.De l'abstraction qui, précisément, présuppose les déterminationset les termes dont elle est l'abstraction. En posant l'être pur, Hegelprétend écarter toute détermination, mais seul l'être déterminéest être. Il y a donc là une impossibilité : ôter à l'être la détermination,c'est, ne plus laisser subsister d'être du tout.Hegel a conscience de cette difficulté initiale lorsqu'il reconnaîtque la première totalité concrète, réelle, ce n'est pas le concept d'être»mais le devenir, dont l'être et le néant ne sont que deux momentsabstraits : ils n'existent qu'en lui, ce qui revient à dire qu'ils n'existentpas pour eux-mêmes (Logique, I, p. 84).Mais Hegel ne résout, nullement la difficulté, tout au contraire i lla redouble, lorsqu'il essaye de définir l'être par son contraire, lenéant, qui est une abstraction plus impensable encore et plus fantastiquelorsqu'on veut l'isoler des déterminations qu'elle nie. Feuerbachprésente alors cette objection fondamentale : le contraire decette abstraction qu'est l'être, c'est la détermination : « Le contrairede l'être (de l'être en général comme le considère la Logique) n'estpas le néant, mais l'être sensible et concret. » (Feuerbach, Manifestesphilosophiques. Traduction Althusser, p. 32-33.) L a prétention idéalistede se donner un point de départ absolu et de le découvrir dansune pensée est ainsi dénoncée dans son principe même comme uneillusion. L'Idéalisme, souligne Feuerbach, fait d'abord abstraction duréel et prétend se donner un point de départ absolu. C'est là choseimpossible : « L'unique philosophie qui commence sans présupposition,écrit Feuerbach (Ibid., p. 33) est celle qui est assez libre etcourageuse pour se mettre elle-même en doute, celle qui s'engendreà partir de son propre contraire. » La pensée ne peut être sans contenu.Elle est. toujours pensée de quelque chose. Feuerbach a fait cettedécouverte trois quarts de siècle avant Husserl. En prétendant partird'une absence complète de détermination, Hegel ne pose même pasune pensée vide, mais une pensée illusoire. En vérité, la présuppositioncachée dont part — sans le dire — le système hégélien, c'est cettetotalité, cet absolu, qui ne se dévoile qu'à la fin de la Logique, maisqui en fait préexiste à tout son développement.Feuerbach a ainsi découvert et justement écarté la clé de voûtedu système hégélien, sa présupposition théologique ou, comme il dit :sa « mystique rationnelle » [Ibid., p. 47).Mais il a, en même temps, abandonné la méthode, la riche dialectiquehégélienne, et il est ainsi revenu à une conception statique etmécaniste de la nature, de l'homme et de la pensée même, ne voyantplus en elle leur caractère historique, le fait qu'elles sont essentiellementune histoire, non des données immuables, mais des produits, desrésultats.Or le développement des sciences a imposé, pour penser la natureet l'histoire, le recours à la dialectique. L'existence d'une dialectiquede la nature et de l'histoire n'implique nullement le postulat théologiquede Hegel d'une pensée immanente à la nature et à l'histoireet préexistante, le postulat d'une logique antérieure à la nature. Parlerd'une dialectique de la nature, c'est simplement reconnaître que lastructure de la matière est telle que seule une dialectique peut lapenser.La dialectique n'est pas un schéma à priori que l'on plaqueraitsur les choses et qu'on leur imposerait en les obligeant à entrer dansce lit. de Procuste. Cette conception spéculative était celle de Hegelqui, en fonction des -postulats théologiques de son système, avaitinversé l'ordre réel des choses : les sciences de son temps, en battanten brèche le mécanisme des cartésiens et du 18ee siècle, avec leshypothèses astronomiques de Kant et de Laplace, la géologie deHutton et de Lyell, les anticipations du transformisme chez Diderotet Lamarck, l'organicisme biologique de Goethe, lui avaient apportéles éléments expérimentaux à partir desquels i l avait découvertquelques-unes des grandes lois de la dialectique ; Hegel a codifié etsystématisé ces lois, ce qui exprimait un renouvellement merveilleuxde l'esprit scientifique. Il l'a transformé en une sorte de bilan achevéde l'histoire de la pensée. Il a été victime d'une illusion semblableà celle de Kant : à partir de la logique d'Aristote, de la géométried'Euclide et de la physique de Newton, Kant. avait prétendu définirune fois pour toutes les formes à priori de la sensibilité et de l'entendement.Hegel a également confondu ce qui était une étape nouvellede la conception scientifique du monde avec une structure éternellede la nature, de l'histoire et de la pensée.Le renversement matérialiste de Hegel par Marx n'est, au fondque la prise de conscience du fait que Hegel, après Kant, avait inversél'ordre réel des choses et que, par conséquent, il fallait « remettresur ses pieds » la dialectique. Le propre du matérialisme dialectique,par opposition à l'idéalisme et à la spéculation, est de renoncer à laprétention vaniteuse de modeler les choses sur nos concepts, mais,au contraire, de modeler modestement nos concepts sur les choses.Ce qui implique, comme première conséquence, qu'aucun conceptn'est éternel et définitif, que la philosophie ne peut prendre la formed'un système achevé, que la liste des catégories de la dialectique nepeut être une liste close.Lorsqu'on a une fois reconnu que le monde est en incessantemétamorphose, il ne saurait y avoir de philosophie achevée dans unmonde qui ne l'est pas : la méthode dialectique de Hegel fait ainsiéclater le système dogmatique.L'histoire entière des sciences nous montre comment, sous lapression de l'expérience et de la pratique humaine, nos conceptstoujours trop pauvres n'ont cessé d'éclater.De l'atome au cosmos, tout ce qui était primitivement pensé sousla catégorie d'identité a révélé, par dédoublement de l'un, sa structuredialectique.L'atome, d'abord conçu comme une bille compacte à l'intérieurde laquelle i l ne se passe rien et isolée de tout le reste par le vide, aété exploré dans sa structure interne, complexe, avec ses tensionset sa totalité organique, comme il a exigé du physicien l'analyse desrapports qui l'unissent, aux autres atomes. La masse et l'énergie ontdepuis longtemps cessé d'être des entités séparées pour manifesterleur unité dialectique de réalités qui à la fois s'impliquent et s'excluent,l'identité des contraires.De Newton à Einstein, l'image de l'univers s'est dégagée en faisantéclater les cadres de la logique formelle classique qui sont leslois d'un langage cohérent, mais non des lois de la nature. Les astresont cessé d'être des entités discrètes et inertes (semblables aux atomesd'Épicure) et dont le mouvement ne pouvait plus être expliqué quepar des forces mystérieuses agissant, à distance. L'image de l'universs'est transformé comme celles des atomes. L'expérience de Michelsona fait définitivement éclater les cadres traditionnels et exigé une révolutionplus profonde encore que celle de Copernic : enlever à lagéométrie d'Euclide le privilège exclusif de donner un cadre à toutesles expériences possibles et rendre la représentation géométriquede l'espace solidaire de la réalité physique.Dans la structure du monde, telle que l'ont dévoilé les sciencesdepuis Hegel, tout, est dialectique : il n'y a plus des objets isolés et. desrelations extérieures à chacun d'eux, il n'y a plus d'opposition cartésienneet mécaniste entre la matière et le mouvement, au contraire,il n'y a pas de matière sans mouvement n i de mouvement sans matière; à tous les niveaux de composition des êtres le tout est autrechose et plus que la somme des parties qui le constituent. La physiquecontemporaine, du noyau atomique à l'univers, déploie le panoramad'une réalité qui est. un champ de forces affrontées, en perpétuelletension dialectique, et où les « objets » ne sont que des points singuliersdu champ.La catégorie de totalité se dépouille ici de ses caractères idéalisteset mystiques. La Gestalt en a approfondi la définition : un objet,atome, cristal, être vivant, société, oeuvre d'art, est une forme d'existencequi exige le recours à la catégorie de totalité.1) Parce qu'il constitue une unité distincte du milieu qui l'entoure,comme une forme se détachant sur un fond et jouissant d'une certaineautonomie. L'interne se distingue de l'externe.2) Parce que les parties qui le composent sont réciproquementsolidaires, chacune dépendant, de l'ensemble. Cette cohérence, cetteprégnance, est telle qu'on ne peut changer l'un des éléments sans modifiertous les autres.3) Parce que le tout ne se réduit pas à la somme des élémentsqui le composent, si bien que la qualité de forme, la relation globale,peuvent subsister à travers une transposition de l'ensemble des éléments,alors qu'elles succomberont au changement d'un seul d'entreeux.Cette notion de totalité conduit à l'idéalisme dès qu'on l'isoledes autres moments de la dialectique, et notamment de la contradiction.C'est ce qui est arrivé à Hegel lorsqu'il a conçu la totalité de tellesorte que le tout est cause des parties. Seule l'activité humaine peutfournir un modèle à une telle conception de la totalité, et lorsqu'onprétend l'appliquer à la nature il faut nécessairement recourir àl'hypothèse théologique d'une intelligence supérieure pensant le toutavant les parties, le monde avant sa création.Une mésaventure analogue est arrivée aux existentialistes lorsqu'ilsont tenté de définir la dialectique par la seule totalité. C'estlà précisément considérer la totalité de manière non dialectique, enfaire une entité métaphysique isolée de ses corrélatifs et de soncontraire, qu'elle implique. Faire de la catégorie de totalité, si importantesoit-elle, un usage dialectique, c'est ne pas oublier que l'autonomiedu tout n'est que relative, que la totalité n'interrompt pasl'universelle action réciproque : un noyau atomique n'est qu'unpoint singulier du champ et ne s'en sépare pas plus qu'une vaguene s'isole de l'océan, un être vivant dépend dans une large mesurede son milieu, les nations s'influencent mutuellement, et nos projetssurgissent de la trame causale de tous les événements d'une vie et dumilieu social qui les nourrit.Le renversement de l'idéalisme hégélien et de tout idéalisme, lamétamorphose d'une dialectique spéculative et dogmatique en méthodescientifique de recherche expérimentale et de découverte,exige donc une inversion de perspective mettant au premier plannon la totalité mais la contradiction : chez Hegel la totalité se limiteelle-même et c'est ce qui engendre la contradiction, ce qui est unedémarche théologique proche du mystère de l'Incarnation. Pour lematérialisme dialectique, au contraire, c'est du développement de lacontradiction, du dépassement de la négation en négation de la négationque naissent des totalités nouvelles : ce n'est pas l'universelqui est premier et qui se limite lui-même, mais le particulier qui sedépasse nécessairement, parce qu'il ne porte pas en lui ses conditionsd'existence. La dialectique est à la fois cette insuffisance d'être et cetappel de pensée. Dialectique d'en bas qui est indivisiblement loi dela nature et méthode scientifique, et non dialectique d'en haut quiimplique spéculation et idéalisme.Pour Hegel la contradiction est un moment de la totalité.Pour un marxiste la totalité est un moment de la contradiction.Cette image dialectique du monde est plus saisissante encore enbiologie : de Linné à Darwin s'opère le passage d'une vue instantanéedu monde, vue abstraite et qui peut donc se couler aisément dansles moules de la logique formelle aristotélicienne, à une conceptiondynamique rétablissant la continuité des espèces, avec les changementsqualitatifs qui les séparent.La vie elle-même a cessé d'être une entité, isolée comme par miraclede la nature inorganique, pour apparaître comme le moded'existence de la matière parvenue à un certain degré de complexité,son avènement étant préparé par une infinité de changements quantitatifsaboutissant à un changement qualitatif, c'est-à-dire à unetotalité qui est autre chose et plus que la somme des éléments et deschangements qui la constituent, comme cela se produit, à d'autresniveaux, dans un noyau atomique ou dans une synthèse chimique.L'émergence de cette totalité d'un type nouveau : l'être vivant,a créé des relations nouvelles entre elle et son milieu, relations dontl'ensemble constitue le métabolisme et qui ont ce caractère profondémentdialectique qu'Engels résumait dans une formule reprise undemi-siècle plus tard par Pasteur : la vie, c'est la mort.L'autonomie de l'être vivant par rapport au milieu n'est que relative,comme est relative l'autonomie des cellules sexuelles par rapportà l'ensemble de l'organisme, l'autonomie du germen par rapportau soma. Hérédité et variation s'impliquent et s'excluent, et il estaussi faux de donner aux lois de la génétique classique une significationabsolue et éternelle que de leur dénier toute valeur. Ainsi seulementle transformisme peut être transporté sur le terrain expérimental.Au niveau de l'histoire, sur lequel je n'insisterai pas, car c'est làque la recherche dialectique est la plus élaborée et sa valeur la moinscontestée, la naissance de l'aliénation du travail avec la propriétéprivée constitue l'exemple le plus typique du dédoublement de l'un,et de l'apparition, à un niveau qualitativement différent, celui del'homme, d'une contradiction qui constitue le moteur de l'histoire :comme l'avait déjà entrevu Rousseau, chaque progrès dans la dominationde l'homme sur la nature a conduit dans le passé à une aggravationde la domination de l'homme sur l'homme. Le progrès a ainsiun caractère dialectique : ce n'est pas la technique qui est le moteurde l'histoire ; mais la lutte de classe imprime à la technique une significationqui varie profondément avec les rapports de classe.Dira-t-on que cette vision du monde correspond seulement àl'étape actuelle de la physique, de la biologie, de l'histoire, et que nouscédons à notre tour à l'illusion qui fut celle de Kant et de Hegel :généraliser, systématiser et étendre à l'infini les lois scientifiquesvalables à un moment déterminé du développement.L'objection vaudrait si nous arrêtions le bilan scientifique denotre époque. Mais il n'en est rien.1) C'est d'abord l'ensemble de l'histoire des sciences, depuis sesorigines, qui nous contraint à épouser non pas les catégories du systèmehégélien, mais le mouvement de la méthode hégélienne. Danstoutes les sciences la réalité a été saisie et reflétée avec une approximationcroissante, elle a été maniée avec une efficacité croissante,en passant, comme disait Hegel, de l'Être à l'Essence puis au concept,c'est-à-dire de la chose à la relation, à une totalisation de plus enplus riche dans la découverte des actions réciproques, dans l'explorationde ce champ de forces avec ses tensions dialectiques et ses totalitésrelatives.2) Reconnaître l'existence d'une dialectique de la nature et del'histoire, ce n'est nullement prétendre revenir aux conceptions hégéliennesd'une « philosophie de la nature » ni d'une « philosophie del'histoire » qui impliquent le postulat théologique et spéculatif d'unmonde achevé. Le propre du matérialisme, considérant que la réalitématérielle existe en dehors de moi, sans moi, et n'a pas besoin de moipour exister, est d'impliquer cette conséquence méthodologiquefondamentale qui exclut tout dogmatisme : l'esprit, pour connaître,doit, par la pratique et l'expérience, se soumettre aux choses, épouserleur structure et leur mouvement et non pas prétendre substituerà leurs lois objectives une spéculation ou des mythes créés par lui.3) Reconnaître l'universalité des lois de la dialectique ce n'estnullement enfermer la pensée scientifique dans un carcan dogmatique :le principe même du matérialisme nous interdit l'usurpation spéculativequi consiste à prétendre juger de la valeur ou de l'erreur d'unethéorie scientifique d'après sa concordance ou sa non-concordanceavec les lois déjà connues de la dialectique. Hegel croyait pouvoiranticiper sur l'expérience et déduire des lois philosophiques les plusgénérales toute la structure scientifique du réel : le renversementmatérialiste dénonce la vanité de cette illusion idéaliste.4) Le matérialisme nous rappelle constamment que la nature estplus riche que nos concepts. Aux physiciens qui croyaient, au débutde ce siècle, avoir atteint un seuil ultime dans l'analyse de la matière,Lénine, intervenant comme philosophe matérialiste et dialectiquedans les controverses des physiciens, donnait cette indication méthodologique:« L'électron est aussi inépuisable que l'atome. » Lematérialisme dialectique, lorsqu'il est fidèle à son inspiration profonde,n'intervient jamais dans les sciences pour formuler une interdiction,mais, au contraire, pour inviter à franchir une limite, àbriser une chaîne, fût-ce celle du dogmatisme et de la routine hésitantà rejeter de vieux concepts, fût-ce celle du positivisme et del'idéalisme avec leurs variantes nouvelles qui conduisent égalementà enfermer le chercheur dans les créations de son propre esprit oudans les limites provisoires d'une expérience considérée comme donnéedéfinitive. Le matérialisme dialectique dit seulement au physicien :ne vous hâtez pas d'imposer à la nature les limites de vos conceptsprovisoires. Contre tous les conventionnalism.es, i l exige, au nom ducaractère inépuisable de la nature, que la voie demeure ouverte à larecherche et à l'hypothèse, en n'excluant jamais les révisions les plusprofondes...Gaston Bachelard a exploré minutieusement cette dialectique dela connaissance et en a dégagé le caractère essentiel : le nouvel espritscientifique a partout substitué une dialectique à une intuition :il n'existe ni donnée première de la perception ni concept premier.Peut-être pourrait-on distinguer la bonne et la mauvaise totalité,la bonne et la mauvaise dialectique, celle de la spéculation et celle dela méthode scientifique par une analogie esthétique.Baudelaire distingue deux sortes de peintres : ceux qui peignententièrement une partie de la toile, puis une autre, parce qu'ils ontdès le départ une vision achevée de la totalité du tableau. Ce sont,dit-il, de mauvais peintres. Les bons sont ceux dont l'oeuvre finalerésulte de plusieurs peintures successives, se modifiant à chaque essaidans leur ensemble par une constante interaction des parties. Chaqueforme et chaque couleur en appelle une autre qui la contredit et quil'équilibre et qui exige une modification du tout. Ce perpétuel renversementest la loi même de la création, à l'intérieur d'une mêmeoeuvre et d'une oeuvre à l'autre. Picasso nous disait un jour : « Lecontre vient avant le pour. » C'est l'expérience, vécue par un artiste,de la priorité de la contradiction sur la totalité nouvelle en train denaître.C'est cette recherche de l'harmonie vivante, par une série dereprises globales, en laquelle se conjuguent la nécessité interne laplus rigoureuse et la plus souveraine liberté, qui caractérise le mieuxla dialectique, qui est indivisiblement loi profonde de la nature,méthode de recherche scientifique, d'action historique et de créationspirituelle.Ainsi seulement nous pouvons échapper aux deux aliénations   symétriquement inverses du matérialisme mécaniste et de l'idéalisme :l'une qui aliène l'homme à une loi de la nature, l'autre qui réduitla nature à n'être qu'une aliénation de l'homme.Tel est le paradoxe de la dialectique, loi interne de la liberté etde la création.
Roger GARAUDY. 
 Université de CLERMONT-FERRAND
   Contradiction et totalité dans la Logique de Hegel. Par Roger Garaudy

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