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Atis rezistans : La Ghetto Biennale

Publié le 15 janvier 2015 par Aicasc @aica_sc

Atis rezistans
La Ghetto Biennale

André Eugène Madame Ledan  Catalogue de l'exposition Haïti, deux siècles de création artistique

André Eugène
Madame Ledan
Catalogue de l’exposition Haïti, deux siècles de création artistique

L’art de récupération se pratique souvent dans des milieux défavorisés et c’est particulièrement vrai dans le cas de la Ghetto biennale. Pour Lena Iñurrieta Rodriguez, historienne de l’art cubaine, un milieu ambiant, d’une extrême pauvreté matérielle, serait la source d’inspiration des Atis Rezistans. Peut-on alors associer la pratique d’un art de récupération à un projet social visant à changer la vie d’un groupe à l’aide de matériaux avec lesquels ils vivent tous les jours ? André Eugène propose une réponse : « La Ghetto Biennale représente un changement positif dans mon quartier, elle nous donne une chance de montrer un autre visage de la vie dans les ghettos de Port-au-Prince. Je pense que nous avons beaucoup à offrir et beaucoup à apprendre ». De son côté, dans un récit sur la gestion des débris suite au tremblement de terre, l’auteur haïtien Gary Victor fera dire à un de ses personnages : «Les débris doivent devenir une porte d’entrée dans les quartiers pour qu’on puisse y changer les conditions de vie ». La grand-rue était et est encore un de ces quartiers.
Ces hommes, jeunes et moins jeunes, ont certes quelque chose à offrir, ne serait-ce que l’occasion d’affirmer de telles possibilités créatrices dont ils font aujourd’hui la démonstration. Mais il semble qu’ils veulent aussi montrer que les créateurs haïtiens du groupe sont bien dans un «main stream» puisqu’ils ont invité la participation d’artistes étrangers contemporains, et donc le regard et la «bénédiction» d’une certaine critique étrangère. Celle-ci, on l’a vu dans le passé, est particulièrement attirée par l’exotique, l’étrange. On ne s’étonne point alors du fait que les commentaires insistent, presque tous, sur l’aspect vodou des œuvres présentées par les participants haïtiens. Pourtant, toutes les œuvres présentées à la biennale de 2011 ne sont pas inspirées du vodou.

Frantz Jacques dit Guyodo Catalogue de l'exposition Haïti, deux siècles de création artistique

Frantz Jacques dit Guyodo
Catalogue de l’exposition Haïti, deux siècles de création artistique

Il y avait cette année-là, entre autres, ce petit relief représentant les armes de la république sur un fond de toile métallique et cette sculpture en hommage au musicien Azor décédé la même année. On remarque parallèlement que le mot «primitif» est totalement écarté des commentaires puisque le processus de création tel que proposé par la biennale est tout à fait «actuel» en ce sens qu’il aboutit à des réalisations se situant à la frontière entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas. De plus, quand on lit dans la presse locale les commentaires fait sur les participants haïtiens et qu’on les compare aux propositions des artistes étrangers, on se rend compte que bon nombre des réalisations haïtiennes présentées à la Ghetto biennale se situent dans un espace entre l’œuvre et la vie quotidienne.
Les projets présentés par les artistes étrangers, quoique divers, avaient incontestablement une approche bien plus intellectuelle que celle des haïtiens. Il s’agissait de projets documentaires mais aussi d’expériences anthropologiques, le tout mettant souvent en œuvre des technologies modernes : vidéo, images digitales etc. Bien entendu on trouvait une ou deux expériences mystiques. On pouvait noter aussi une volonté, chez certains artistes professionnels des pays du Nord, de créer des œuvres à partir des décharges chaotiques de ce pays décrit comme le plus pauvre des Amériques pour ensuite les présenter dans des galeries des grands centres artistiques. Tout cela n’a rien de surprenant. On a déjà vu certaines anxiétés, certaines instabilités, un besoin de nouvelles explorations, pousser des artistes du monde industriel à s’inspirer des procédés utilisés dans des cultures autres car, s’il est vrai qu’il n’existe plus de frontières entre les arts, celles qui antérieurement délimitaient les régions du monde tendent, elles aussi à disparaître.
La participation des haïtiens était tout autre chose. En effet, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a dans le mouvement Atis rezistans une association entre l’utilisation d’objets rejetés et le fait de se sentir soi-même rejeté par la société. Ceci serait particulièrement vrai suite au tremblement de terre de 2010. Exprimant sans doute une opinion générale, Gary Victor fait dire à un de ses personnages, une victime du séisme : « …les débris nous guettent pour nous rappeler que nous sommes à leur image « . En effet, contrairement à la ferronnerie de la Croix-des-Bouquets et aux assemblages de Lionel Saint Eloi, Atis rezistans a une allure clairement provocatrice, l’allure d’un geste ou d’un ensemble de gestes de protestation. Ce serait une manière de lancer au visage de la société ses propres déchets. Il y aurait ainsi dans le groupe d’Atis Rezistans une volonté d’établir un lien entre l’art et la vie. « Ce que je fais est vivant et parle ! » a déclaré Eugène André.

Gérald Alexis

Critique d’art

Publié dans le Nouvelliste du  9 décembre 2014

Prochain article : Des corps archétypaux

http://aica-sc.net/2013/10/26/troisieme-biennale-du-ghetto-2013-decentralisation-du-marche-et-autres-progres/


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