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« Malgré tout, nous avons réussi à rester des hommes »

Publié le 30 janvier 2015 par Blanchemanche
#LeonZyguel #deportation
Dès 1942, Léon Zyguel a connu l’enfer de la déportation et des camps de concentration. Il y est resté pendant trois ans, jusqu’à la libération de Buchenwald. C’est son humanité et la solidarité qui l’ont fait tenir.
Photo : Patrick Nussbaum
"L'essentiel est de garder sa dignité. Eux voulaient nous déshumaniser pour mieux nous abattre."Photo : Patrick NussbaumENTRETIEN RÉALISÉ PAR 
ADRIEN ROUCHALEOUMARDI, 27 JANVIER, 2015
Un an après l’arrestation de votre père, vous avez vous-même connu le même sort en tentant de passer en zone libre avec vos frères et sœurs…Léon Zyguel Près de la ligne de démarcation, à quelques kilomètres d’Orthez, le car dans lequel nous voyagions a été arrêté par la gendarmerie allemande qui vérifiait les papiers. Nous leur avons dit que nous venions en vacances. Nous étions partis sans nos papiers, car ils étaient marqués du tampon « juif ». C’était trop dangereux. Ça a semblé louche au gendarme, il a commencé avec mon frère aîné, ça a été des coups… Puis ils nous ont remis à la gendarmerie française. Nous sommes tombés entre les mains de Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde. Arrivés à Drancy, l’antichambre des camps, nous avons demandé si M. Zyguel, notre père, était encore là. Ils sont allés le chercher. Imaginez la souffrance d’un père enfermé depuis un an dans un camp de concentration à qui l’on vient annoncer que trois de ses enfants viennent de l’y rejoindre. Nous sommes restés un mois ou un mois et demi à Drancy. Ensuite, ils ont formé un convoi pour partir. Mon père a demandé à y être ajouté. Quand la porte du wagon s’est ouverte, dans un camp autour d’Auschwitz, les SS sont arrivés en criant : « Tous les hommes de plus de seize ans descendent du wagon. » Mon père et mon frère sont descendus. Moi qui n’avais que quinze ans, je suis descendu quand même. Ça m’a sauvé la vie. Les autres ont continué vers Auschwitz. Ma sœur y était. On ne l’a jamais revue.Quels souvenirs avez-vous gardé de la vie dans ce camp ?Léon Zyguel Le matin c’était la sirène au réveil. Quand elle sonnait une deuxième fois, c’était l’heure d’aller au lavabo, faire sa toilette si on le désirait. Beaucoup de camarades étaient tellement fatigués qu’ils attendaient la troisième. Moi je n’ai jamais manqué d’aller me débarbouiller. La troisième sirène était celle du rassemblement sur la place d’appel. Tant que les SS avaient donné l’ordre de garde-à-vous, il fallait rester sur la place les uns contre les autres. Les camarades qui ne pouvaient plus tenir debout, nous les coincions entre nous pour les maintenir. Nous les tenions par la main. Il y avait dans les yeux de ces camarades tellement de désir de vivre ! Tellement de souffrance. Le plus grand amour, la plus grande haine, c’est dans les yeux que ça se lit. Ça reste au fond de nous. L’essentiel, c’est de garder sa dignité. Il ne faut jamais l’oublier. Eux voulaient nous déshumaniser pour mieux nous abattre.Mais comment fait-on pour ne pas céder au désespoir et à la déshumanisation ?Léon Zyguel On arrive à se faire des connaissances. On a de toute façon besoin de faire des contacts parce qu’il faut garder l’espérance. Il faut tenir. Moi j’étais persuadé – mon frère aussi – que l’on ne pouvait pas mourir là-bas. Par contre, mon père, qui avait demandé à nous suivre en partant de Drancy, avait un ulcère d’estomac. Souvent le matin, il demandait au responsable du camp l’autorisation d’aller à l’infirmerie. Un matin, nous étions sur la place d’appel avant de partir au travail, le SS est entré, une liste à la main. Il a dit : « Les déportés dont j’appellerai le numéro se mettront sur le côté de la place, ils seront dirigés vers un camp sanitaire où ils seront soignés et nous retrouveront par la suite. » Nous, on savait bien que ça n’existait pas, les camps sanitaires. Que pour celui qui ne pouvait pas travailler, c’était la fin. Malgré le peu de nourriture qu’il recevait, il n’était pas rentable. Le SS a commencé à appeler les numéros. À un moment, il a appelé celui de mon père. Pour nous, ce fut un choc terrible, mais il n’était pas question que nous montrions notre souffrance au SS. Question de fierté et de dignité. Ça leur aurait fait trop plaisir.Vous avez tenu comme ça près de trois ans. Et puis il y a eu Stalingrad et les progrès des alliés face aux nazis.Léon Zyguel Himmler, chef de la Gestapo, a envoyé un message à tous les chefs de camps : « Aucun déporté ne doit tomber entre les mains des troupes ennemies. » Nous étions en haute Silésie, en Pologne, proches de la frontière avec l’Union soviétique. Ils nous ont donc évacués. Ce fut ce que l’on a appelé les marches de la mort. On partait… On entendait les combats derrière nous, le bruit des mitrailleuses lourdes, des canons. Ils étaient là en permanence, juste derrière nous.Au bout de la marche, c’est Buchenwald…Léon Zyguel J’y ai retrouvé des déportés qui nous ont pris, mon frère et moi, sous leurs ailes, et nous ont fait entrer en résistance. Il ne faut pas oublier que Buchenwald a été un des premiers camps ouverts et que c’est là que l’on a interné les opposants au régime nazi. C’était un camp de combattants. On était dans cette baraque et la direction du camp avait désigné un déporté pour venir s’occuper de nous. Comme avec mon frère nous étions les deux plus jeunes, il s’est mis à bavarder avec nous. On s’est rendu compte que ce déporté était un Parisien, ce qui nous a fait un bien énorme : nous venions tous les trois du 20e. On a donc commencé à discuter régulièrement. C’est comme ça qu’un jour il nous a demandé : « Est-ce que vous acceptez de faire partie de la Résistance ? » D’un coup, je n’étais plus le numéro 179084, j’étais devenu un combattant.À Buchenwald, ce sont les déportés eux-mêmes qui se sont soulevés…Léon Zyguel Il y a eu l’insurrection, le 11 avril 1945. Nous avons fait 125 prisonniers que l’on a mis de côté pour les remettre à l’armée américaine quand elle serait là, afin qu’ils soient jugés par un tribunal. Quand je témoigne, on me demande souvent : « Vous les avez fusillés, Monsieur ? » Je réponds toujours : « Nous ne sommes pas des SS. » Oui, il y a la haine, mais malgré tout, nous avons réussi à rester des hommes.Vous souvenez-vous de votre retour à Paris ?Léon Zyguel Nous avons été amenés à l’hôtel Lutetia. J’y suis arrivé le soir très tard. J’ai été interrogé par la gendarmerie qui veillait à ce qu’aucun espion ne se soit glissé parmi nous. Et puis je suis resté seul à attendre. J’étais encore un môme, et à ce moment-là, je n’étais pas gros non plus. Des messieurs se sont approchés et m’ont demandé ce que je faisais là. Je leur ai répondu : « Je ne sais pas. J’attends qu’on me reconduise chez moi. » Ils m’ont dit : « On va t’emmener et s’il n’y a personne, tu viendras avec nous. » Ils m’ont emmené en bas de chez moi vers minuit. J’ai cavalé dans l’escalier. J’ai retrouvé ma mère. En entendant la cavalcade, elle avait compris que j’arrivais.Avez-vous ressenti immédiatement le besoin de témoigner ?Léon Zyguel Les gens ne le croyaient pas. Les gens ne pouvaient pas le croire.Et puis il y a eu le procès Papon…Léon Zyguel Un camarade du côté de Bordeaux m’avait demandé de venir. Il m’avait dit qu’il avait fait arrêter Papon et il voulait que je vienne témoigner au procès. Mon témoignage a permis de le faire condamner. Je me suis rendu compte que les gens attendaient avec beaucoup d’intérêt la déposition de ceux qui, comme moi, revenaient des camps. Comment était-il possible que d’autres hommes soient allés jusque-là ?Arlette, votre épouse, nous a dit que vous avez été très affecté par les événements dramatiques de ces dernières semaines.Léon Zyguel Il faut veiller, faire très attention. Ce qui vient de se passer est un avertissement.http://www.humanite.fr/malgre-tout-nous-avons-reussi-rester-des-hommes-563722

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