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Emmanuel Le Roy Ladurie: "Oui, le climat peut bousculer nos destins"

Publié le 03 février 2015 par Blanchemanche
#climat
L'Express inaugure avec Emmanuel Le Roy Ladurie, un des meilleurs spécialistes de l'histoire du climat, une série sur le réchauffement climatique en amont de la 21e conférence sur le climat qui se tiendra à Paris fin 2015. Interview
Par  publié le 02/02/2015 
Emmanuel Ladurie:
Pour l'historien Emmanuel Le Roy Ladurie, la révolution industrielle provoque "la rupture progressive du pacte entre l'homme et la nature".Jean-Paul Guilloteau/L'Express
Du 30 novembre au 11 décembre 2015, lors de la 21e conférence sur le climat (COP 21), la France accueillera près de 200 chefs d'Etat et de gouvernement, afin d'aboutir à un accord international visant à contenir en deçà de 2 degrés le réchauffement climatique d'ici à la fin du siècle. Afin de mieux comprendre ces enjeux cruciaux pour l'avenir de l'humanité, L'Express publiera, tout au long de l'année, une série de grands entretiens et de reportages sur cette question, en France comme à l'étranger.  Nous inaugurons cet ensemble avec Emmanuel Le Roy Ladurie, professeur honoraire au Collège de France et l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire du climat. Il montre à quel point celui-ci peut influer sur la vie des hommes. Et, parfois, sur le cours de l'Histoire. 
Dès 1967, vous avez publié une Histoire du climat depuis l'an mil. La question du réchauffement vous tracassait-elle déjà?
Non, c'était plutôt dû à mes origines. Agriculteur en Normandie et député, mon père ne cessait de pester contre les pluies qui gâtaient les récoltes et endettaient les paysans. Plus tard, j'ai été nommé professeur dans le Languedoc, où la météo n'avait plus rien à voir. J'ai alors mesuré l'influence majeure du climat sur le blé, la vigne, et ses conséquences sur la vie des hommes. En me penchant ensuite sur l'histoire rurale, j'ai aussi découvert l'importance des crises de subsistance, qui, autrefois, pouvaient décimer des millions de gens. Elles étaient en grande partie liées au climat, or personne ou presque ne s'était vraiment penché sur la question. Du coup, je me suis lancé. Mes collègues ne prenaient pas ce sujet au sérieux, car ils postulaient que l'homme tout-puissant ne pouvait être soumis au déterminisme des aléas climatiques. Ils doutaient aussi qu'il y eût des sources fiables. Or les outils existaient bel et bien, et il a vite été confirmé que les historiens étaient même mieux armés que les climatologues pour remonter dans le passé météorologique, en particulier parce qu'ils maîtrisent le latin, langue indispensable pour avoir accès aux témoignages anciens. Ces travaux m'ont permis d'établir que les famines et les événements politiques, économiques ou sociaux qui les ont parfois accompagnées étaient souvent dus à la combinaison de guerres et de mauvaises récoltes. Oui, le climat peut bousculer nos destins.
Comment appréhendez-vous, en tant qu'historien mais aussi en tant que citoyen, cette question du réchauffement?
Il y aura toujours des climatosceptiques, mais, personnellement, je fais confiance au Giec [le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat]. Il n'y a pas besoin d'être un grand savant pour constater la réalité du réchauffement, même si nous connaîtrons peut-être encore quelques hivers très rudes. 2014, malgré un été plutôt frais, aura été l'une des années les plus chaudes jamais enregistrées dans le monde : le fait est là. Je crois que, au fond, beaucoup de gens l'ont compris, mais qu'ils préfèrent l'ignorer. Des scientifiques évoquent l'"anthropocène", cette nouvelle ère dans laquelle l'homme serait devenu une force géologique -et climatique- à lui seul. Souscrivez-vous à cette approche?Oui. En gros, nous avons changé d'ère à partir de la révolution industrielle, mais les effets réels de ce changement ne sont vraiment mesurables que depuis le XXe siècle, où les rejets de CO2dans l'atmosphère atteignent des niveaux alarmants et agissent clairement sur le climat. Dans le Gorgias, Platon évoque la nécessité d'un équilibre harmonieux entre le ciel, la terre, les dieux et les hommes, qui forment ensemble une communauté. Selon lui, cette communauté, appelée "Kosmos" par les sages antiques, doit, pour fonctionner, être liée par l'amitié, l'amour, le respect de la tempérance, le sens de la justice, et non par le désordre ou le dérèglement. Or la rupture de cet équilibre est patente. Certains ont pu dire qu'elle remonte à l'invention de l'agriculture, mais la vraie perturbation du climat commence, pour moi, avec la révolution industrielle. Très vite, on a pu constater de visu cette réalité avec le recul des glaciers, qui marque la rupture progressive du pacte entre l'homme et la nature.
Comment connaît-on le climat du passé?
D'abord grâce aux séries thermométriques. Gordon Manley a réalisé celle de l'Angleterre, qui indique une moyenne mensuelle de température pour chaque année, de1659 à1973. Puis Daniel Rousseau a élaboré la série française, qui remonte jusqu'en 1658; c'est la plus ancienne du monde. Il s'est fondé pour cela sur les informations laissées par les scientifiques ou les journaux -qu'il a fallu vérifier, recouper-, mais aussi, par exemple, sur la série effectuée sous Louis XIV par le Dr Morin. Chaque matin, ce médecin faisait sa prière puis relevait la température extérieure. Sous Louis XVI, un membre de l'administration royale collectait lui aussi les relevés de températures.  La deuxième source, ce sont les dates des vendanges. Si la période d'avril à septembre est tiède avec un été chaud, on sait que la vendange sera précoce. Si, au contraire, cette période est fraîche ou pluvieuse, celle-ci sera tardive. La qualité du vin est aussi un bon indicateur. En général, le vin est bon si l'été a été chaud en août et en septembre. En 1880, le climatologue Charles Angot a publié les premières grandes séries de dates de vendanges, que j'ai complétées ensuite. La dendrochronologie [l'étude de la croissance des arbres à travers leurs anneaux] témoigne également des climats passés. Et puis il y a les glaciers. Ceux des Alpes sont des sources remarquables, puisque les archives communales ou épiscopales attestent leur avancée ou leur recul.  Dès le Moyen Age, lors de ce qu'on appelle le "petit âge glaciaire (PAG)", on retrouve des commentaires sur des phénomènes extraordinaires, comme cette église dont les cloches continuent parfois de sonner sous le glacier qui l'a recouverte. Il y a aussi les cadastres, les dessins des touristes anglais et ensuite les photos. Grâce au glacier d'Aletsch, en Suisse, nous avons une idée du climat en Europe occidentale à partir de 1500 avant Jésus-Christ.
Quelles sont les grandes tendances, particulièrement en Europe?
En gros, la période de -1500 à -1000, relativement tiède, correspondrait au climat du XXe siècle. De -900 à -200, la température baisse de 0,5 degré en moyenne, c'est-à-dire l'équivalent de ce que l'on connaissait en 1850. Les quatre siècles qui suivent marquent le retour à une petite tiédeur, et on peut se demander si ce léger réchauffement n'a pas eu une incidence sur le développement de la civilisation romaine. De 200 à 900, à nouveau un rafraîchissement de 0,5 degré. Puis, de 900 à la fin du XIIIe siècle, advient ce que j'ai appelé le "petit optimum médiéval (POM)", plus tiède, avec, semble-t-il, des incidences favorables sur la civilisation. Survient alors, en gros de 1300 à 1850, le petit âge glaciaire, où la température redescend en moyenne de 0,5 à 1 degré. Le plus frais correspondant à ce que l'on appelle le "minimum de Maunder", qui se situe entre 1645 et 1715. Le réchauffement qui suit semble correspondre au début des émissions importantes de CO2par les hommes...On peut effectivement penser que ce réchauffement, d'abord lent et faible, est lié à l'activité humaine, même si, concernant le XIXe siècle, le lien n'a rien d'évident. De nos jours, en revanche, ce lien est l'explication la plus probable. Jamais, depuis au moins trois mille cinq cents ans, nous n'avons connu un réchauffement de cette ampleur. Nous sommes aujourd'hui à une hausse d'environ 0,9 degré en moyenne depuis 1850, et si l'avenir confirme les prévisions d'une augmentation des températures de 2 degrés, voire plus, au cours du XXIe siècle, il faut bien comprendre que cela entraînera une modification importante du climat.
Quelles en seraient les conséquences?
Evoquons d'abord le passé. Le petit âge glaciaire, surtout quand des guerres s'y ajoutent, peut être relié à des épidémies et à des épisodes de famine. Par exemple, celle de 1314-1315, consécutive à des pluies importantes qui gâtent les récoltes -puisque le PAG se traduit souvent par des précipitations en été et des conditions anticycloniques très froides en hiver. Cette famine tue de 5à 6% de la population française. En 1694, là encore à la suite d'un été pluvieux, une famine entraîne 1,3 million de morts supplémentaires [la France compte alors 20 millions d'habitants]. Des gens meurent de faim, mais ils souffrent aussi d'épidémies dues à la sous-alimentation, qui les affaiblit. Cela entraîne des fièvres, des dysenteries, le typhus et la baisse de la fertilité des femmes. En 1709, une baisse moyenne des températures de 3 degrés en janvier, qui peut entraîner des nuits à -30 degrés, fait 630000 morts de plus que d'ordinaire. Les canicules comme celle de 1420 causent des maladies sur les céréales; la France étant déjà fragilisée par la guerre de Cent Ans, cela crée une famine.  En 1718 et 1719, d'autres canicules engendrent aussi des maladies et même des invasions de sauterelles, provoquant au minimum 300000 morts supplémentaires cette année-là. Celle de 2003 bat des records de chaleur, avec bien moins de victimes [environ 70000 en Europe, dont près de 20000 en France, selon l'Inserm], car on a les moyens de mieux se protéger. 
La météo a-t-elle joué un rôle dans le déclenchement de la Révolution française?
Oui, mais elle n'a pas été un facteur déclenchant, juste une "gâchette". La cartouche (les problèmes politiques et sociaux) était dans le fusil, et il ne restait plus qu'à appuyer sur la détente. Cette gâchette, ce fut la longue sécheresse de 1788, qui entraîna des crises de subsistance, comme l'a démontré l'historien Emmanuel Garnier. A partir du printemps 1789, les gens sont dans la rue. Le 13 juillet, on recense trois émeutes de subsistance importantes rien qu'à Paris. Le lendemain, l'affaire devient politique. Vous connaissez la suite. L'éruption du volcan islandais Laki, en 1783, a eu des conséquences sur le climat, mais, en France, il n'y a pas d'incidence majeure sur les récoltes. On a connu, en revanche, une année sans été en 1816, à la suite de l'éruption du Tambora, en Indonésie. Une colonne éruptive s'élève dans le ciel jusqu'à 50 kilomètres de hauteur et les chutes de cendres durent six mois. L'été pourri qui suit est lié à cet événement ; il engendre une crise frumentaire et sanitaire planétaire. 
Les pluies de 1828, puis le froid de 1830 font aussi des ravages. "Il faudra danser cet hiver", annoncent les nobles et les bourgeois, entendant par là qu'ils devront organiser des bals de charité. La révolution de 1830 suivra. Dix-huit ans plus tard, à la suite d'une canicule, le peuple est à nouveau dans la rue, et apparaissent les premières grèves. Louis-Philippe fait donner la troupe, ce qui débouche sur la révolution de 1848. Trois grosses vendanges successives [entraînant une crise de surproduction] engendrent aussi, en 1907, la révolte des vignerons du Midi, qui secoue gravement la IIIeRépublique et débouche sur la prise en charge par l'Etat du secteur de la viticulture puis de l'agriculture. Nos sociétés occidentales sont-elles moins fragiles face aux aléas climatiques?Oui, mais il reste des pays, comme la Somalie, où l'on peut encore mourir du fait de disettes. Les premières victimes du réchauffement seront les Etats les plus pauvres, exposés à la montée des eaux, aux déplacements de population, à l'avancée des déserts... Les problèmes de famine ne sont pas forcément derrière nous, en tout cas en Afrique. La France va accueillir la COP 21 en décembre. Pensez-vous que cet événement peut infléchir le cours des choses?Je ne crois pas que nous soyons prêts à modifier radicalement nos modes de vie, afin de diminuer nos émissions de CO2. Mais je me refuse à jouer les prophètes de malheur. En tant qu'historien, mon rôle est plutôt d'informer, d'éclairer, de faire de la pédagogie. Toutefois, si, durant le XXIe siècle, la température augmente vraiment de 2 à 4 degrés et si rien n'est fait, il faut bien comprendre que cela aura des conséquences majeures sur nos vies, notre environnement et, là, oui, il y aurait de quoi être inquiet. Emmanuel Le Roy Ladurie en 5 dates 
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1929 Naissance dans le Calvados. 1960 Maître-assistant à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).1973-1999 Occupe la chaire d'histoire de la civilisation moderne au Collège de France. 1975 Publication deMontaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Fayard). 2004-2010 Publication, en trois tomes, d'Histoire humaine et comparée du climat (Fayard). Et d'un ouvrage d'entretiens avec Anouchka Vasak sur le même thème (collection Pluriel). 
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/environnement/emmanuel-le-roy-ladurie-oui-le-climat-peut-bousculer-nos-destins_1645624.html

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