La journée d’Alterre Bourgogne du 10 février 2015 avait pour titre Décider aujourd’hui pour demain. Le philosophe Dominique Bourg de l’Université de Lausanne a prononcé la conférence introductive du colloque qu’il a intitulée Défi pour la démocratie et changements environnementaux globaux. Ses travaux visent à élaborer une éthique du développement durable reliée à la construction sociale des risques et à la question du principe de précaution.
La thèse principale de Dominique Bourg est construite sur le constat que les élus et les décideurs territoriaux sont de plus en plus confrontés à des questions complexes nécessitant des prises de décision dont les résultats ne seront visibles que demain voire après-demain. Pour le philosophe, si l’économie est au principe de nombreuses décisions, l’écologie impose de questionner la temporalité des décisions. En matière d’environnement, le long terme et le court terme sont liés. Le long terme s’envisage au présent : « c’est maintenant ». Il s’agit là du défi majeur pour la décision démocratique. Les questions attachées à ce défi sont la plupart du temps empreintes d’incertitudes qui relèvent de multiples domaines (sciences fondamentales, projet de société, géopolitique) ; les réponses données par les décideurs auront des conséquences sur l’ensemble de la société en termes de développement économique, de sécurité énergétique, de compétitivité, d’emploi ou d’éducation. La relation démocratie/écologie témoigne de l’impuissance du politique. L’approche de Dominique Bourg est de considérer que le citoyen devrait être au centre du jeu démocratique. Son influence sur la décision publique mérite d’être instituée. Ce citoyen dont la posture n’a pas toujours l’assentiment des décideurs est selon le philosophe le seul juge des politiques publiques. De même, « chaque citoyen est la seule source possible de connaissance ». Mais, explique Dominique Bourg, dans ce jeu où les diagnostics ont un écho sur une période longue, au moins 50 ans, « la responsabilité des démocraties est écrasante » car les desseins de la « démocratie des politiques publiques est l’amélioration du bien-être général ». La non-perception des dégâts possibles ne nous rend responsables de rien ou alors « de manière abstraite, théorique », attitude qui ne rend pas le citoyen producteur de connaissance. Comment cela est-il concevable dès lors que les décideurs ne montrent pas une capacité à s’affranchir du temps court ?
Le citoyen est plus réactif que le politique. Ce décrochage est au cœur de la problématique environnementale d’aujourd’hui. La perception des risques est vive du côté du citoyen, capable se s’engager, « de bouger » dès lors qu’il perçoit un danger et qu’il est sensible à l’érosion de la biodiversité étayée par des analyses scientifiques qui mènent à des diagnostics, capable aussi de percevoir les dommages causés à autrui. Il est alors, pour ce même citoyen, difficile de se sentir responsable et « d’appréhender et d’évaluer le danger ». De son côté, le politique se contente de constater le mouvement de globalisation des économies néolibérales qui entraîne la globalisation des grandes questions.
Ainsi, « l’anthropocène » succède à l’holocène. Dominique Bourg estime que l’humanité est devenue « une force géologique » qui est en train de ruiner « les conditions qui ont été autrefois favorables à la création des civilisations ». Ce glissement est accentué en raison du fait que « les problèmes sont globaux alors que les institutions sont territoriales ». A cela s’ajoutent les caractéristiques de ces questions vives. L’invisibilité est la première dimension de cette nouvelle donne. Autrefois, les atteintes à l’environnement étaient visibles. Désormais, la nécessité est de les considérer au travers des médiations scientifiques dont la constatation est aisée. Ce sont les tribunes offertes avec gourmandise par les médias aux climato-sceptiques. Et Dominique Bourg de mentionner les gros tirages d’un certain Claude Allègre, authentique scientifique, égaré dans des argumentations hors de raison. La deuxième dimension est celle de l’imprévisibilité. La recherche scientifique ne se pose la question des effets de ses découvertes. Il est, par exemple, impossible de connaître par avance les effets des interactions de chaque molécule avec le milieu dans toutes les circonstances prévisibles. Ces effets sont nécessairement découverts après coup. Enfin, il faut compter avec le caractère d’irréversibilité des nuisances dont les effets sont différés sur un temps long. Si jadis, il était admis que gouverner, c’est prévoir, force est de constater que les politiques d’aujourd’hui ignorent l’adage de leurs prédécesseurs !
En dialecticien, Dominique Bourg n’élude pas la question « Que faire ? ». Il met en avant trois postures majeures susceptibles, selon lui, d’inverser la courbe de l’angoisse citoyenne. La première consiste à améliorer le « système représentatif existant en restant dans le cadre de grands états». La deuxième serait de convoquer simultanément la démocratie participative et la démocratie représentative. Sauvegarder la biosphère exige de repenser les conditions mêmes de la démocratie. Adjoindre des institutions non-représentatives disposant d’un droit de véto aux institutions délibératives serait une voie à explorer. Cette « troisième chambre » ne serait pas composée de représentants au sens démocratique mais d’acteurs sociaux reconnus pour leur compétence et leur engagement associatif en faveur de la prise en compte des décisions relatives au long terme.
Dominique Bourg se pose en continuateur des thèses d’Ulrich Beck. Avec La société du risque, celui-ci avait ouvert la voie à une prise de conscience collective de la vulnérabilité des sociétés contemporaines. D’un paradigme de progrès, elles installent désormais le risque comme condition du développement. Le néo-libéralisme et ses effets dévastateurs rythment désormais le tempo des sociétés adossées à la haute technologie.