Paris, L’Harmattan, 2014.
Le livre d’Emmanuel Casajus nous intéresse parce qu’il s’oppose sur plusieurs points avec les habituelles démarches des anthropologues.
D’abord, il ne rencontre pas les personnes qu’il étudie mais seulement les messages qu’elles produisent. La raison en est évidente ; le sujet choisi, les Identitaires, constellation d’extrême droite, se prêtent peu, sauf exception, à un commerce quelconque tant par leur évanescence que par l’antipathie que leurs positions politiques ne peut que susciter. Ensuite, les matériaux qu’ils proposent, pour l’essentiel blogs et sites, ne fournissent que le produit fini, ultime expression de discours présentés sur un certain support, de démarches contradictoires à la genèse desquelles nous n’avons pas accès. Evidentes de l’intérieur, des distinctions deviennent pour la plupart invisibles de l’extérieur ; pensons aux divergences entre les tendances trotskistes ou, bien antérieurement, aux conflits au sein des Montagnards durant la Révolution française. Ils étaient en désaccord entre eux disaient-ils, mais une lecture naïve, deux siècles plus tard, ne permet plus de voir les divergences, pourtant évidentes pour eux. Enfin, ce type de sources pose une échelle, la nation, qui échappe à toute constatation empirique. C’est dire que nous sommes loin des enquêtes anthropologiques, de leur échelle et des relations qu’elles réclament avec les locuteurs.
Pourtant le livre d’Emmanuel Casajus nous propose non seulement un objet d’étude méconnu (en tout cas par moi), les « identitaires », mais aussi l’utilisation de documents évanescents : affiches et surtout messages électroniques. Le « support papier » apparaît bien loin. L’affaire se complique quand les « identitaires » brouillent les pistes en adoptant les thèmes et les formes d’expression de l’autre bord, et surtout quand ils masquent leurs positions politiques. Comme ils refusent d’entrer dans la configuration des « partis politiques » et s’attachent à ce qu’ils appellent le « combat culturel », leurs manières de faire saisies au travers de leurs productions électroniques réclament de nouveaux regards. L’auteur nous le dit dès l’introduction en soulignant l’impossibilité d’accéder aux militants tant de façon cachée que découverte. Cela oblige traiter ces pratiques sociales « en extériorité », ce qui ne me semble opposé à une certaine tradition de l’anthropologie.
La stratégie politique des Identitaires consiste donc à proposer des messages sous une certaine forme afin que leur contenu soit repris par d’autres. Pour cela ils se donnent pour objectif de constituer une contre-société dans le but, non seulement de libérer des espaces en leur faveur mais aussi de proposer des mythes qui, mis en pratique, changeront le monde en direction de leurs vœux.
Outre son exotisme, ce qui m’a le plus intéressé dans le livre, c’est la lecture des textes politiques à partir de grilles de lecture telles que l’essentialisation, la performativité ou la priorité donnée à la forme (p. 71). Ce que le livre affirme le mieux en définitive, est la nécessité de contextualiser les informations. E. Casajus le fait pour leur lecture, l’anthropologie veut le faire pour leur production.
Bernard Traimond