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L'écorchée vive : chap-4 : premiers rayons

Publié le 28 mai 2014 par Aurore @aurore

4-Les  premiers rayons du soleil

   Tel un bateau qui chavire en plein océan déchaîné, je ne comprenais plus le sens de ma vie. Jadis, l'on m'enseignait l'amour, jadis je donnais ma confiance sans compter. Le courage de continuer et le souvenir de mon éducation firent de moi un être semblable au loup si incompris des hommes. Dans les sentiments les plus insondables, je commençais à fermer les portes de mon cœur.

   Que valait l'amour maintenant?

   Esseulée avec mes doutes et mes peurs, dans la déchirure de mes entrailles, je m'endormis avec une image tant aimée : le visage de Sœur Marie Louise qui me souriait. Je la voyais très distinctement à mes côtés. J'eus cette nuit là l'impression qu'elle était venue me rendre visite. Enveloppée d'un halo blanc, portant toujours sa grande robe noire et sa coiffe, elle se penchait vers moi tout en me disant : «  Ma chère petite Flore, du haut de l’insondable, je te regarde et pleure pour toi. Ecoute toujours le chant de l'amour universel, il te sauvera.»   L'écho de sa voix me réveilla. Je regardais tout autour de moi. Elle n'était pas là. Une larme coulait sur mon visage, mais je me jurais de m'en sortir. L'enfance avait perdu sa place. 

   J’avais quinze ans. Deux amies m’étaient devenues chères : Veronica, dont la longueur de ses cheveux bouclés à la couleur des blés, ne passait pas inaperçue et Christina, une jeune fille très fragile dotée d’une voix merveilleuse qui faisait penser à celle d’Edith Piaf. La visite de mon frère Enrike fut une grande surprise. Il m'avait cherchée de foyers en foyers. Il avait une belle allure : un torse assez développé, les cheveux bruns et longs, il portait un jean et un maillot très court, ses muscles se devinaient sous ses manches bariolées de rouge et de jaune. Âgé de quatre années de plus que moi, du haut de ses dix neuf ans, il resplendissait de vie, de joie, de gaité. C’était dans une structure pour garçons abandonnés qu'il avait grandi. Le jour de sa venue, il s'apprêtait à rejoindre l'armée de terre. Il m'expliqua aussi qu'il s'était mis à la boxe. Tant de choses à lui dire que mon cœur ne voulait pas ! Ce fut dans ses bras que je retrouvai le bonheur.

   — J’aimerais tant te voir combattre, c’est un milieu si obscur et tant fermé à mes yeux, mon cher frère ! 

   — Jamais je ne t’emmènerai, me répondit-il d’un ton ferme, car les coups sont trop violents. Regarde comment est devenu mon nez. Regarde la cicatrice sur mon visage. Tu voies ? Non, frangine, jamais je ne te laisserai voir ton frère au sol.

   Nos discussions, nos partages, nos souffrances communes nous avaient encore plus rapprochés. Il me convainquit de m'accrocher  à mes études pour réussir dans ma vie future, même si je n'avais personne pour m'aider.

   — Je suis fière de toi, frangine. Mademoiselle Prieur, notre assistante sociale, m’a souvent parlé de toi, j’ai suivi tes résultats scolaires qui sont assez satisfaisants. Cependant, je pense, que tu pourrais étudier un peu plus. Mais parlons d’autres choses, veux-tu ? Dis-moi si tu es bien ici, je veux tout savoir. Surtout, si tu es malheureuse, il faut me le dire, j’ai promis de m’occuper de toi.

   Doucement, il déposa un tendre baiser sur ma joue, et ses mains glissèrent sur mes épaules. Peu de temps après, je quittais ce foyer pour me diriger vers une nouvelle demeure proposée par le département de l'enfance. Ce n'était plus un foyer, mais une maison pour jeunes adultes où,  enfin, j'allais pouvoir obtenir une chambre seule. Oh ! Elle n'était pas grande, juste un petit lit, une table, un tabouret et une armoire, mais je l'aimais car ici, régnait enfin la paix. Certes, cette grande maison n'était pas luxueuse, mais durant la semaine, le lycée m'offrait le pensionnat et j'adorais cet environnement dans lequel je m’épanouissais si bien. Cependant, comment comprendre les interdictions ? Comment ne pas me révolter car nos lectures étaient censurées. J'avais peine à cacher sous ma chasuble bleu marine l’écume des jours de Boris Vian. Chaque fois, les surveillantes de l’établissement Notre-Dame me le confisquèrent en m'expliquant qu'il y avait beaucoup de racisme dans cet écrit. De quel racisme voulait-elle parler ? Moi, je ne le voyais pas comme cela du tout, bien au contraire, je voyais seulement le courage et la force d’un être cherchant à se confondre et à comprendre le comportement des blancs. Ce fut à ce moment là que je compris que mes idées de vivre étaient différentes de leur enseignement. Une vraie révolutionnaire prête à bondir pour la sauvegarde de l’anarchie. Un mai 68 sans doute.

   — Tu serais bien sur les barricades avec un tel caractère, s’était exclamée Sophie qui était devenue ma confidente.

   C’était comme si l’on avait placé dans mon dos une pancarte rouge. De la seconde à la terminale, mon objectif devint plus clair : réussir mon bac. J’étais surveillée comme l’on surveille un détenu. Dire à chaque instant mes allées et venues, mes sorties du pensionnat. Où me cacher pour lire ? Je me refugiais dans les toilettes. Mon année de première fut perturbée par les visites des gendarmes qui n’avaient de cesse de m’interroger sur mon viol à Bourbon l’Archambault. Ce qui eut pour effet de m’enfoncer un peu plus face à mes copines de classe. Je ressentais de la honte vis-à-vis de mes camarades de classe qui habituellement m’invitèrent chez elles les dimanches. Peu à peu leurs invitations s’espacèrent, peu à peu je fus mise à l’écart. Est-ce ma faute si elles redoutaient pour leur réputation que d’être avec fille sans parents, sans le sou ? Le verdict tomba, cinglant.

   — Flore, nous ne pouvons plus vous garder ici, vos idées sont beaucoup trop extravagantes pour notre lycée privé. Nous avons fait et donné le maximum de ce que nous avons pu, mais devant votre effronterie, votre entêtement et le résultat scolaire en chute, nous ne pouvons aller plus loin. Nous ne pouvons vous donner une chance. Votre prise en charge ici s’élève financièrement au strict minimum proposé par l’Etat. Aussi nous avons décidé que vous ne ferez plus partie des effectifs l’année prochaine dans notre établissement. Vous vous devez dans l’absolu, obtenir votre BAC sinon vous n’aurez plus aucun avenir ! Nous en avons déjà averti la direction départementale des actions sanitaires et sociales. 

   Pour la troisième fois, je voyais les portes se refermer devant moi. La première était la fermeture de la porte de l’amour par mes parents, puis celle de l’orphelinat, et maintenant la troisième celle de l’école. Moi, qui ne suis rien, qui ne possède rien, devais-je subir le sort de l’anéantissement de mon être sans rien dire, sans broncher, ni même le droit de me révolter ? Devais-je donc accepter ce sort si cruel qui vous cloue sur place ? Je ne pouvais faire qu’une seule chose : pleurer de tout mon être, car je me rendais bien compte que sans études et sans diplômes, il me faudrait galérer encore plus pour me battre dans la vie ! Monde insensé, que n’aurais-je donné à ce moment là pour être riche ?

   La majorité s'annonçait à nos dix huit ans, et l'Etat ne pouvait plus s'occuper de moi, ainsi que me l'annonça l'assistante sociale. Il me fallait trouver une petite formation sur une année, une courte année. Elle envisagea de m'inscrire chez Pigier pour essayer d'obtenir un certificat d'aptitude professionnel dans le domaine de la comptabilité. J'étais soudainement devenue muette. Je ne voulais pas de cet objectif et de plus, j'avais la comptabilité en horreur ! Je voulais continuer en faculté, continué d'apprendre le beau, faire de la peinture, du théâtre. Elle m'a jugée fort sotte devant ma volonté et m’a indiqué qu’en aucun cas, elle ne me seconderait pour des études supérieures. Voilà, l'Etat s'était occupé de moi et se débarrassait de moi, comme l'avaient fait mes parents et l'orphelinat ! Elle me disait dans un bruit lointain qui parvenait difficilement à mes oreilles, que j'avais une certaine chance. Un dernier départ d'été m'était offert. Si je me mariais, j'aurai droit à une prime. Elle renouvela sa proposition en me disant que de toute façon, mon père avait payé pour moi lorsque j'étais à l'orphelinat et pas plus, et que de plus, ma grande sœur Zina se trouvait, elle aussi, chez Pigier. Je regardais cette femme qui, d'un geste, s'était éloignée du bureau avec un regard de puissance sur moi. Elle savait qu'elle avait gagné, qu’elle avait une emprise totale sur mon avenir.  Il n’y avait plus rien à ajouter. Je ne pouvais que me retourner et partir tristement avec cette impuissance qu’était la mienne. Relevant la tête, je lui disais oui.  

Maintenant je savais que mon père ne m’avait pas totalement abandonnée, il était présent lorsque j'étais à l'orphelinat. Personne ne m'en avait rien dit. Mon cœur pensait à rejoindre ma sœur aînée à l’école Pigier,  ainsi la famille serait renouée ! Que m’avait-on caché d’autre? Des espérances auxquelles je croyais encore bouillonnaient dans mon esprit. Une famille, j'avais donc une famille. Aucune nouvelle de ma petite sœur Eva, juste de ma grande sœur. L’assistante sociale ne pouvait m’en dire plus. Le fait de revoir ma grande sœur Zina me rendait heureuse. 

   Avant tout, Juillet arrivait, je pensais à travailler. Avoir quelques argent de poches pour mon voyage en Corse, prévu en Août, s’avérait urgent. J’eu une chance inouïe de trouver un emploi saisonnier dans la plus grande buanderie de la ville. La tâche ne fut pas simple du tout. Il faisait très chaud et encore plus à l’intérieur. Les énormes fers à repasser dégageaient beaucoup de degré Celsius. Nous passions des kilomètres de draps à travers une grande machine, puis les pliions, ainsi se passait ma journée de travail. Mes efforts furent récompensés.

Enfin, l’approche du départ et pas les poches vides !

Enfin, la montée dans le bateau qui m’amènerait jusqu’à Bonifacio !

La traversée fut plutôt houleuse. Certains passagers avaient le mal de mer. Captivé par l’immensité qui s’offrait devant mes yeux, je restais là debout, face à cette étendue d’eau, la méditerranée. La côte se dessinait au loin, je tressaillais de joie. Le bus nous attendait. Jamais je ne vis de paysages aussi magnifiques. Bordée par la mer, cette île de beauté me parût sortir d'un vrai conte de fée.  Plusieurs marabouts furent tendus, prêts à nous recevoir par groupe de six jeunes en folie. Pour la première fois, il y avait de jeunes garçons tous aussi joyeux que nous. L'ambiance promettait des heures de bonheur. Aucun devoir ni cahier de vacances ne faisaient partie de nos bagages. Nous étions libres de rire, de respirer la vie à plein poumons. Chaque matins, des activités nous étaient proposées : promenades dans le haut maquis, plongée sous marine, ski  nautique ou encore apprentissage de la voile. J'avais choisi le dériveur. Pour le dernier jour, il était prévu une grande ballade marine avec une nuit à la belle étoile. Tout me semblait féerique, mon être débordait d'allégresse. Les après midi, nous les passions au bord de la mer, à jouer, à fainéanter, à ne rien faire, à se faire bronzer, ou mieux encore à aller danser sur des airs endiablés de musique derniers cris genre « pop corn », dans l'unique café de la plage. La belle vie ! Nos moniteurs étaient des plus agréables. L’ultime soirée s’annonçait, nous avions quartier  libre jusqu'à minuit. Avec un groupe d'amis du moment, nous allâmes visiter les night-clubs à proximité. Nous pûmes pénétrer dans l’un deux, et même faire de la vachette construite en bois dur et qui se balançait dans tout les sens. Elle était positionnée sur des matelas gonflables à cause des risques brusques et surprenants. C'était à celui ou à celle qui tiendrait le plus longtemps assis dessus. Vint mon tour. Le démarrage fut lent, puis de plus en plus rapide, à droite, à gauche, en rond, par devant, par derrière, et me voilà par terre. Nos rires remplissaient la pièce de notre bonheur sans fin. Notre bien-être fit de nous des jeunes écervelés pas sages du tout, à tel point que nous oubliâmes l'heure. Le reste de ma nuit, je le passai avec Adrien. Ensemble nous admirions les arbres, les fleurs en absorbant leurs senteurs. Main dans la main, sans penser au lendemain nous étions bien. Nous nous promîmes de nous écrire. Le lendemain que nous apparûmes, l'air bien fatigué, sous les réprimandes de nos cheftaines qui nous attendaient déjà dans le car. Tête baissée, nous nous installâmes pour l'inévitable retour. 

Sans trop y croire, avec mon amie de l’instant Stéphanie, qui elle aussi avait passé les épreuves, nous nous dirigeâmes vers les murs du Lycée Notre-Dame. Toutes les listes des élèves reçus au baccalauréat étaient affichées. Nous cherchâmes nos noms. Ils étaient inscrits. Quelle ne fût pas notre joie. Nous retrouvâmes dans les bras de l’une et de l’autre, riant et pleurant de joie. Enfin le Bac en poche !

   Bien reposée de ces vacances, je n’avais d’autre choix que celui d’accepter les dernières propositions d'avenir dans cette école Pigier. Je me devais de renoncer aux études supérieures. Malgré tout, une colère grandissait en moi. Pourquoi moi, pupille de l'Etat, n'avais-je pas droit aux grandes écoles comme les autres jeunes gens?   D'un  pas triste qui se prolongea durant toute cette année, je me dirigeais vers ce diplôme de comptabilité que je n'avais pas choisi. J'avais retrouvé ma sœur aînée Zina, âgée d'un an de plus que moi. Nos vies nous avaient tellement séparées au bout de dix huit ans que cette jeune fille là, devant mes yeux, m'apparaissait comme  une étrangère. L'écart s'était creusé, mon cœur s'était fermé. Allions-nous pouvoir renouer nos liens de ce même sang qui coulait dans nos veines?

   Le certificat d'études professionnelles de comptabilité ne me fut pas donné, aucun effort de ma part n'avait été accompli. Les cours me semblaient tellement interminables et d'un ennui si mortel que je n'avais qu'une seule hâte, celle de me retrouver dehors pour rejoindre mes nouveaux amis du foyer des jeunes travailleurs. Je connaissais la gravité de cet échec, je dus entamer les recherches d'emploi. Elles me conduisirent chez Hachette, maison d’édition pour laquelle je vendis quelques  encyclopédies. Ce fut à Montluçon que je fis ma plus grande prestation qui fut récompensée lors d’une fête de fin d’année de Hachette dans un château. Beaucoup de commerciaux étaient présents. Durant la remise des prix, je reçus un petit trophée.

   Entre temps, Zina, ma sœur aînée,  s'était mariée et avait donné naissance à son premier fils, Philippe. Nos communications furent de plus en plus espacées. La solitude me gagnait dans ce foyer de jeune travailleur, et, comme par enchantement, apparut, devant moi, Enrike, mon frère resplendissant. Il me louait les bienfaits de Marseille et m'incitait à venir le rejoindre dès que je le pourrais. Il m'offrit un aller simple. Je venais tout juste de rencontrer un charmant jeune homme, Patrick,  avec qui je m’entendais simplement bien. Nos chambres n’étaient pas loin l’une de l’autre. Il m’invita pour la première fois dans un restaurant chinois. Les plats furent succulents, mais c’est le décor qui attira mon attention. Des bouddhas, des chivas disposés dans les quatre coins, des lampions multicolores inondaient de leur rayonnance rouge les tables, un éclairage d’or en cristal suspendu au-dessus de nos têtes, d’où s’échappait une lumière douce. Quel émerveillement ! Sur la table, délicatement disposés, se présentaient quelques plats typiques comme le canard laqué, le poulet sauce aigre douce, riz cantonnais que Patrick avait commandés. Quelle dégustation ! En rentrant, nous nous sommes aimés. Souvent il me conviait chez ses parents à Lurcy-Levy. Ils étaient agriculteurs. Le premier été, j’appris à traire les vaches, et à rassembler le foin. Ses parents me questionnèrent souvent sur mon avenir professionnel. J’étais plus qu’embarrassée, car en réalité aucune embauche n’était en vue, et à dire vrai je ne pensais pas à cela. Je refusais le monde du travail, je pensais toujours aux études que j’avais dû abandonner, laissant derrière moi mon rêve d’Université à Strasbourg. Durant la semaine, Patrick allait au travail, il était électricien et quelques fois lorsqu’il faisait des heures supplémentaires le samedi il m’emmenait avec lui sur les chantiers. Petit à petit, je m’adaptais à lui. Le soir, nous nous joignions aux amis, jeunes travailleurs, qui nous attendaient pour d’interminables parties de billard. Plusieurs semaines passèrent sans que j’eus les « règles », le test fut inévitable : j’étais enceinte. Ce week-end là, Patrick ne m’emmena pas avec lui dans sa famille. Nous devions prendre une décision d’une grande importance : l’avortement. J’avais tous justes vingt ans. Il était hors de question de révéler à son père mon état. Il refuserait tout entendement étant Témoin de Jéhovah ! Il n’y avait pas de point de retour. Le jour de cette intervention, Patrick était absent. Je me sentais déchirée. Humiliée, je le quittais. Cet acte avait fait envoler les quelques sentiments à son égard. Tout était fini. Le billet de train que mon frère  m’avait offert était toujours valide. Je le pris et me retrouva dans le train qui m'emportait de toute vitesse vers cette nouvelle destinée, Marseille, la belle, la sauvage !

   Enrike vint m’accueillir à la descente du train accompagné de Mina, sa femme. Ils étaient beaux et amoureux. Ils respiraient la vie. En m'approchant, un intense bonheur m’enveloppa à l’idée de faire connaissance de leur fillette Juliette qui avait la peau blanche comme celle de Blanche Neige. Enfin, une vraie famille pour me recevoir, sans nul doute ! Mes premières soirées à table furent merveilleuses. Quel partage ! Enrike racontait sa journée et nous nous l’écoutions avec ravissement. Il y avait toujours un inattendu dans ces histoires. Il était chauffeur livreur du groupe Casino. Hélas, il venait de perdre son travail et se retrouvait lui aussi devant les portes des ASSEDICS.  

   Le matin nous partions sur le port à l'arrivage des pêcheurs. Au début j'eus du mal à soutenir l'odeur, mais mon frère, jovial à souhait, trouvait toujours un mot pour me faire rire. Nous n'avions qu'un seul désir, celui de déguster les oursins.

   — Regarde sœurette, l’île de beauté. Elle est au loin, on ne la voit que par les temps très clair au-delà de notre rivage. C’est l’île de Napoléon. Elle rayonne de mille feux, mais aussi de mille bagarres, dit-on. C’est l’île de la mafia. C’est l’île du bonheur ! C’est la Corse !

   Entendre Enrike discourir ainsi était un plaisir. Il m'emmena maintes et maintes fois sur cette grande canebière. Hélas ! Les réalités de l’argent finirent par reprendre leur place. Tout me semblait tellement cher ! Il me fallait impérativement trouver du travail, et vite. Les semaines passèrent sans résultat, Je dus quitter mon frère pour lequel une bouche de plus à nourrir causait l'instabilité dans son propre ménage. Les colères du soir devenaient de plus en plus nombreuses. Mina, son épouse, ne supportait plus rien. Souvent entre eux éclataient des reproches qui s’enflammaient ! Sa femme me voyait sous un mauvais œil maintenant. Je ne pouvais que la comprendre. Le seul argent que j’avais apporté fut le solde de mon salaire maigre de Hachette. Il s’élevait à quatre vingt francs, soit trois fois pas grand chose. Par excès ou par dépit, Enrike acheta des fruits de mer et une bouteille de vin blanc. Il souhaitait ma bienvenue dans le pays du sud, mais aussi mon départ de chez lui. Tendrement, mes mains frôlèrent sa belle chevelure pour le remercier quand tout à coup, Mina se leva de table en m’insultant comme une tigresse. Ce fut l’esclandre. Je vis mes quelques affaires projetés par-dessus le balcon. J’étais anéantie, que pouvais-je faire, rien. J’observais le regard d’Enrike affolé. Je compris que j’étais dehors, mise à la porte sur le champ. Dans la rue à rassembler mes quelques affaires. A faire un baluchon. Il faisait nuit noire, lorsqu’une main se tendit vers moi alors que je me sentais perdue. C’était Paul, le frère de sa femme. Il me recueillit et m'installa chez lui, dans un autre quartier des hauts de Marseille. Il vivait dans une seule pièce avec son copain dont le prénom m’échappa. Dans la petite pièce il y avait à l’entrée un réchaud et au fond deux lits. Dans l’un dormait son ami avec sa copine et moi d’ans l’autre avec Paul. Durant la journée j’étais livrée à moi-même. Enrike passa me voir.

   — Choupette, que veux-tu ?

   — Rien, si... juste des cigarettes t’en as pour moi ?

   — J’peux t’en laisser que quatre, je n’ai pas grand-chose.

   — Pas grave c’est bien déjà.

Ce fut tout mais avant de refermer la porte. Il m’annonça :

   — Tu sais l’on vient de vendre des meubles ! Ce serait bien que tu aies une relation avec Paul, sa sœur se calmerait au moins!

    Alors qu’est-ce que cela pouvait lui faire que de me donner quelques cigarettes en plus ? Il n’avait rien d’autre à dire ! Même si je ne mangeais pas à ma faim, il ne s’en souciait guère plus ! Rien, rien d’autre que quatre cigarettes. Il partit aussi vite. Etait-ce pour son bof qu’il m’avait fait venir à Marseille ? Pas de bol car lui et moi, nous étions devenus des supers copains. C’était une belle amitié.  

   Ma position de SDF durait depuis quelques jours, je désirais tant une autre vie. Prenant un ticket je faisais la queue, moi aussi, devant ces longs panneaux d'offres d'emplois, sans obtenir des résultats concret. Ces démarches faisaient parties de mon quotidien. La misère gagnait son terrain. La nuit, je récoltais dans un sac en plastique les restes que les grands magasins jetaient dans leurs poubelles. Parfois je trouvais de beaux fruits, parfois d’autres à varié, tout était bon à prendre. Je ne voulais pas voler, je pensais uniquement à survivre. Ainsi chaque nuit, au risque d’être vue, je me mis à chaparder dans les vides ordures du supermarché d’à côté. Un jour alors que je flânais dans celui-ci, la tentation fut plus forte. Je fus prise en flagrant délit. Sous mon pull-over se trouvaient trois ou quatre pommes de terre ainsi qu’une tablette de chocolat noir. Les policiers furent avertis de mon délit. Interrogée, ils me relâchèrent mais sans mon butin. La honte n’était pas en moi sauf un grand désespoir envahi d’une certaine révolte. Nous n'étions pas les seuls à errer la nuit dans les rues de cette grande ville sans scrupules. Les chats, les chiens et nous petits humains.

   La providence sonna à ma porte et vint à ma rescousse. J’avais gardé le contact avec Patrick. Un peu d’argent me parvint de sa part à la grande poste de Marseille. Il me demandait dans son dernier courrier de revenir. Je pus payer mon retour et le rejoignis. Nous commençâmes une vie de couple chez sa sœur, bien installée. Elle m’adressa des regards de reproches, me commanda de prendre en charge le nettoyage de sa maison en contre partie du logis qu’elle m’offrait. Elle me fit remarquer, à maintes reprises, qu’elle m’avait sortie de la misère. J’astiquais les meubles, rangeais la vaisselle, nettoyais le sol à grand eau, cependant, chaque jour elle m’adressait des paroles méprisantes et du travail supplémentaire. Elle était employée de banque, moi, j’étais devenue sa bonne à tout faire. Patrick devint désespéré de cette situation et, à dire vrai, son attitude reflétait  plus qu’une situation de pitié envers moi. Nous prîmes la décision de nous unir. Le mariage fut prononcé avec comme seuls invités nos témoins. Le fond d’aide sociale m’avait envoyé un petit pécule de 800 francs anciens, ma dote ! Rapidement nous trouvâmes un logement, assez correct. Le sentiment que j’avais vis-à-vis de mon mari avait disparu au même moment qu’avait disparu mon bébé. Je m’efforçais d’être la plus agréable que possible. Notre première soirée de jour de l’an fut une catastrophe. Je voulais sortir, danser, m’amuser ; il refusa. « Danse sur la table, si tu veux » disait il tout en allumant la télévision. Une rage terrible m’envahit. Je lui fis un déshabillé érotico sensuel à la sauvage, qu’il aima d’ailleurs, pour lui montrer ma colère. Je ne l’aimais plus, mais l’avais je vraiment aimé ? Les nuits, je les détestais, je reculais toujours le temps de me mettre au lit,  prenant soin de m’enfiler une grande chemise de nuit. J’avais horreur de cet amour qui semblait plutôt physique. Il se mettait derrière mon dos, m’enfilait, jouissait. Semblance d’amour ! Plus le temps passait et moins nous faisions cet acte qui n’avait pas de sens pour moi. Des inconnus nous étions l’un pour l’autre, nous cohabitations. Il fut bien ainsi, cela évitait toutes conversations inutiles. Souvent on entendait les voisins du dessus qui s’envolaient dans leurs cris d’extase. Les sols mal isolés laissaient entendre les moindres sons. A ces moments là, o combien je rêvais d’avoir des boules ckies pour être dans un silence total. Mon époux travaillait sur les chantiers, parfois, il m’emmenait le samedi matin. Ces matinées étaient réservées à la distribution du cuivre brulé, qui lui rapportait quelques sous, temps suivi d’une pause saucisson et vin. Quelques mois, deux ou trois, peut-être il fut appelé au service militaire et dût partir. Je le voyais peu, cependant j’étais soulagée car dans cette situation il n’y avait plus de faux-semblant. J’appris par ses propres mots qu’il était amoureux d’une autre femme. Oh, je ne lui en voulais pas ! Mes distances furent prises et je savais que je ne reviendrai pas en arrière, alors à quoi bon se leurrer. Nous décidâmes de nous quitter d’un commun accord. Notre mariage avait duré un peu moins de douze mois. Je n’étais pas triste du tout, bien au contraire, un sentiment de renouveau n’envahissait et je me sentais libre comme l’air d’autant plus qu’une offre me fut fait dans la vie active, l’aubaine ! Il n’était pas des plus reluisants, loin de là. Il consistait, tous les jours, à s’occuper du ménage de la maison ainsi que de l’épouse du maire de Méréville, André Jossand,  pour une somme de mille deux cent francs. C’était une porte de sortie, une issue de secours, une échappatoire à cette vie qui tournait à la dérision. Cette pauvre femme  n’avait plus toute sa tête, la maladie d’Alzheimer l’avait atteinte et il n’était pas toujours évident pour une jeune fille de la prendre en charge, surtout de lui faire prendre son bain. Il n’était pas toujours facile de la déshabiller et de la faire plonger dans l’eau car elle faisait son poids mais aussi elle était comme inerte. Je trouvais que la vieillesse n’était pas belle à voir, et j’étais quelque peu choquée de comprendre que l’on finissait ainsi, la peau toute flétrie. Huit mois après ma première embauche, elle mourut. Son mari n’ayant plus besoin de mes services, me conseilla d’aller rencontrer M. Rencouvert, maire d’Etampes et de lui proposer ma candidature. Mon baccalauréat obtenu me permettrait, lui semblait-il, d'être embauchée à la bibliothèque municipale, située dans un bel édifice, doté d'un riche passé du XVIème siècle, demeure de François 1er, roi de France, et Anne de Pisseleu, duchesse du Comté, sa maîtresse. Elle était très souvent en désaccord de rang constant avec Diane de Poitiers, favorite du dauphin Henri II. Suite au coup de Jarnac, un duel lancé par jalousie valut à Anne de Pisseleu de restituer l’ensemble de ses biens, bijoux et terre. Dernier duel judiciaire en 1547 autorisé par la magistrature française. Anne fut enfermée dans la tour Guinette, située dans les hauteurs de la commune. À la suite de son procès, elle fut accusée d’avoir eu des relations avec Charles Quint, ennemi de nos rois. Anne fut condamnée au bannissement total, enfermée à la « Tour de Guinette ». On pouvait toujours visiter le donjon, aujourd'hui en partie détruit, et les jardins extérieurs.

   Ce fut dans cette ville d’Etampes, que je connus mes amitiés sincères, et fis mes premiers pas vers la découverte de l'art. Ville de mon insouciance, ville de ma liberté. Je passais mon temps entre elle et mes voyages en Belgique ou Hollande, toujours à l'affût des expositions de peintures. Mes premiers salaires, je les dépensais avec mon équipe de jeunes fous, motards et motardes, en boite de nuit, en restaurants, en ballades, en courses de vitesse au circuit de Magnycour. La vallée dorée n’avait plus de secrets pour les pneus des deux roues. C’est ici, dans cette ville moyenâgeuse, mes premières palpitations d’ivresse connurent l'allégresse.  Nos fêtes remplissaient mon agenda, et les amis de mes amis étaient aussi les miens. Nous dévalions d'un pas vif les rues pavées et ruelles étroites, avec des exclamations des cris joyeux et rires explosifs.  La jeunesse était ancrée en nous aussi profondément que les rayons du soleil brûlaient notre peau, elle était déesse de la vérité, des folies, de l’amitié, une autre destinée ! La mairie nous prêta la salle des fêtes récemment refaite. Avec quelques compagnons, nous décidâmes de créer un moto-club Etampois, régi sous la loi 1901. Notre association dont j’en étais la présidente, comptait déjà une cinquantaine de jeunes fous. Nos réunions joyeuses avaient lieu principalement les vendredis soirs. Des courses furent organisées. L’une d’entre elle tourna au drame. Ce fût par un beau matin d’été, nous avions entrepris une randonnée. Le chemin choisi fut celui des virages de la vallée dorée. Soudainement Fabiolo, le plus passionné, le plus fou du chrono, accéléra, laissant derrière lui la bande. Il disparut aussi vite qu’une fusée. A l’arrivée du dernier virage, il nous attendait, bien tranquillement, en nous faisant des grands signes de la main, l’air heureux et satisfait de sa compétition. Il nous invita à battre son score. Certains le suivirent. Fabbio roulait de plus en plus vite, puis... la chute. Une chute terrible. On entendait la sirène des pompiers au loin, Fabiolo était là cloué au sol, les jambes retournées dont l’une d’elle laissait entrevoir l’os du péroné. Nous pensions tous qu’il était mort. Depuis ce jour, notre association motarde connut le déclin, puis se résilia auprès des administrations. Un chapitre de ma vie prenait fin.

   Mes premiers salaires me permirent de louer un appartement plus modeste mais mieux disposé et d’acheter mes premiers meubles à crédit : une belle table couleur rose pâle avec deux chaises, un matelas posé à même le sol, quelques casseroles, une cuisinière, un frigo, et mon premier salon. Un bon départ, pensais-je. 

   Mon nouveau travail de secrétariat, à la bibliothèque consistait à enregistrer sur un papier cartonné qui se divisait en huit petites parties égales, des livres par noms d’auteurs, titres et résumés sur une vieille machine à écrire. J’avais bien du mal à la contrôler,  à dire vrai, je n’étais pas douée du tout en dactylographie ! Deux longs mois d’essai avant d’obtenir au bout deux années le titre d’employée de bibliothèque, aboutissement qui me permettrait enfin d’accueillir et de renseigner le lecteur. Mes collègues fermaient  les yeux sur mon ignorance, mais, je voyais bien qu’elles étaient mécontentes. Cependant, voyant que je faisais de mon mieux, elles finirent par m’adopter. L’une d’entre elles, Yvette, lors de nos jeudis après-midi, fermeture du public le  public, me posait des questions qui me mettaient souvent mal à l’aise.

   — Tu as dû sacrément en raconter au Maire pour qu’il ait accepté de t’embaucher. Tu as de la chance de pouvoir être stagiaire pendant deux ans, cela te permettra d’apprendre beaucoup de choses. Surtout si tu tiens à ta place et si tu souhaites être titulaire, appliques toi et tiens toi à l’écart de toute politique ! disait-elle sur un ton sévère et dubitatif.

   Elle était la plus ancienne des personnes embauchées depuis l’ouverture de la bibliothèque. Elle me scrutait sans égards durant mon travail. Je ressentais une gêne si profonde que, bien souvent, je ne savais plus ce que je devais faire ou dire. Un malaise s’installa petit à petit. La plupart du temps, au jour de fermeture du public, nous recouvrions les livres,  enregistrés et les placions en rayonnage. Nous prenions thé ou café et les discussions en tout genre mais surtout le positionnement des vacances ou les points obtenus pour l’éventuelle augmentation en fin d’années prenaient place. Soudainement sans rien avoir demandé Yvette, d’un ton méchant me lança.

   — Il n’y a pas que toi qui as été déchirée par la guerre, figures toi, moi aussi, j’ai perdu mes parents, et beaucoup de gens de ma famille sont morts. Moi aussi, j’étais dans un orphelinat, mais le tien... il est dur à croire, car mademoiselle, vous étiez bien gâtée à ce que je vois. Nous, on dormait toutes dans des grands dortoirs, les lits en ferraille recouverts d’une couverture très rêche. Aucunes gâteries, aucuns regards d’amour. Juste le dormir, le boire et le manger. Et l’école quand il y avait des enseignants qui se déplaçaient, ce qui était rare.

De ses questions qui attendaient des réponses, je m’en méfiais. Désirait-elle que sous son autorité d’ancienne, je me mette à flancher ? Était-elle jalouse de nos différences d’éducation ? Que pouvais-je lui dire de plus lorsque son regard inquisiteur tombait dans mes yeux? Que nous, nous étions toutes sur des petits lits , entassées dans une seule pièce, avec un seul habit pour l’hiver et un seul pour l’été, qu'il n'était pas question de penser aux vacances  ni au collège pour les grandes études, qu’il nous fallait travailler sans relâche? Non, je ne pouvais pas lui dire cela, puisque ce n’était pas vrai.

   — Tu parles! Affirmait-elle sur un ton amer .Ah ! Si moi, j’avais eu une enfance comme la tienne, cela aurait été le pied, mademoiselle la princesse !

   L’après-midi se termina sans aucun autre mot. Pendant des heures et des heures, j’exécutai, seule dans un bureau, en parfait silence, ma tâche. Parfois l’on me demandait de recevoir le public. Là, je me sentais vraiment à l’aise. Les lecteurs nous rendaient les livres empruntés et en échange, en prenaient d’autres. Il fallait immédiatement ranger dans les rayons les livres restitués par ordre des codes, de nom d'auteurs et de titres. J’adorais faire cela et être en contact avec diverses populations m’apprenait tellement plus. Quelquefois, le mercredi après midi, je me joignais à l’équipe « jeune public ». C’était toujours un vrai régal que de conter des histoires aux enfants dans la salle prévue à cet effet. Nous étions tous assis par terre sur des bas coussins. Les enfants nous réservaient leur plus grande écoute.  J’étais devenue l’un d’entre eux car je devenais ce conte à part entière à sa lecture. Parfois j’étais de permanence le vendredi soir, les portes fermant à vingt heures.

   L’été je flânais tranquillement avant de regagner mon logis mais l’hiver, j’activais le pas pour rentrer chez  moi, à environ à trois kilomètres que je parcourais matin et soir, attendait mon retour. C’est sur ce chemin que je fis la connaissance de deux personnes âgées. L’une, je la côtoyais presque tout les matins. C’était un vieil homme qui prenait plaisir à faire un bout de chemin avec moi. Lui partant chercher son pain et moi pour me présenter à mon travail. L’autre était une femme âgée que j’apercevais de temps à autre, derrière ses rideaux. Elle était là, fidèle à la même heure, derrière son rideau grisâtre, nous adressant son bonjour d’un signe de la tête. Monsieur Zaccary me disait la connaitre, il me disait aussi que depuis que son mari était mort, elle restait là toujours derrière sa fenêtre. Elle semblait l’attendre. A la veille de Noël, il organisa une après-midi thé. Ce fut avec grand plaisir que j’acceptai. Il me tendit une enveloppe dans laquelle il avait placé des billets. Cette enveloppe chaque mois devint un rituel. Il devint mon grand-père de cœur.

   Alors que je fermais les portes de la bibliothèque, quelle ne fût pas ma surprise, un ami du lycée, là devant moi, m’attendait! C’était Daniel, comme une ombre, assis sur les marches des escaliers de l'église, accompagnée d’une jeune fille ravissante.  Comme si  le destin les avait poussés ici pour me prévenir d'un lendemain. Nos échanges furent très intenses lors de nos retrouvailles. Il me dit n'être que de passage et me présenta sa fiancée. Il avait réussi avec  succès à obtenir son diplôme d'enseignant d'histoire, mais étant infirme, il n'avait trouvé de postes que dans le cadre de remplacements. Après une longue discussion, je les invitai à se joindre à moi pour prendre une collation. Manquant de temps, ils la déclinèrent en me souhaitant bonne chance.  

   D'un pas vif, je me rendis au bar situé face au seul cinéma de la ville, et m’installai dans un coin à coté d'un juke-box. Il était là, tout pimpant, papotant à droite et à gauche divulguant son sourire d’ange. Le plus beau des jeunes hommes à mon goût. A lui seul, il remplissait la salle de sa bonne humeur. Je n'avais d’yeux que pour lui! Nos regards se croisèrent. Je ne sais pas ce qui se passa, mon cœur se mit à battre la chamade et j'eus très envie de faire sa connaissance. Je me haussai sur l’un des tabourets et entamai timidement une conversation.

   — Il me semble, vous avoir déjà rencontré à la bibliothèque, je me souviens de vous avoir aidé pour des recherches concernant le Canada ? 

   —  Oui, c’est un de mes rêves les plus précieux, sans aucun doute. C’est dans ce pays que j’aimerais vivre. Je trouve que les Canadiens sont plus sincères que les gens d’ici et apparemment le travail est plus facile à trouver. La vie y est moins chère. Je ne peux résister à leur nature. Savez-vous jouer au flipper ? Je vous en propose quelques parties ? Celui qui gagne paye une tournée ! Je me prénomme Arthur.

   Ce fut avec plaisir et cœur battant que je me joignis à lui. La soirée défilait. Au moment de lui dire au revoir, je l’invitai à se joindre à la fête pour clôturer ma location d'appartement du quatrième étage, situé aux Guinguettes, un quartier de logements sociaux. Souvent, les ascenseurs étaient cassés,  et les carreaux des fenêtres brisés. La nuit, on entendait les couinements de pneus de voitures sur le bitume enfumé. Des poubelles brûlaient, tout comme des voitures. La police n’aimait guère faire sa ronde dans ce coin. Les autres quartiers du Nord de la  Guillemette avaient eux aussi leurs délinquants. Cela devenait presqu’une habitude et personne ne disait rien. Bienheureuse étais-je de quitter cet endroit ! Sabrer le champagne pour cette occasion en vue d'aménager dans une petite maison d’Etréchy fut le prétexte pour moi d’organiser une soirée. Ma vie ici, était bien différente des autres locataires. Tout d’abord, l’intérieur je l’avais peint en blanc et mes meubles principaux furent tous en rotin assortis de coussin beige sans oublier le bar en rotin lui aussi. J’avais condamné ma chambre pour en faire un atelier de peinture. Mais pour cette soirée elle nous servirait de dancing. L’arrivée des convives s’entendait de la rue. Leurs chants montaient aux cieux. Chacun d’entre eux m’avait apportés un cadeau. Je fêtais une année de plus. Que le temps passait vite ! Du homard, du foie gras et plein d’autres bonnes choses furent servis sans oublier l’alcool ! Pas trop, juste ce qu’il faut. Mes amis étaient partout, j’avais l’impression que cet appartement avait rétréci soudainement ! Notre jeu préféré fut à l’honneur. Celui de s’entasser les uns sur les autres en essayant de faire tomber l’autre. Que de rires ! Que d’explosions !

   — Monia, toi qui as toujours beaucoup aidé, peux tu me donner un coup de main pour préparer le lunch ? Et toi Sophie que penses-tu d’un punch martiniquais ? 

   Mes deux amies, que j’avais rencontrées lors d’une mes sorties dans l’unique night-club d’Etampes, furent enchantées de se joindre à moi pour ces festivités. Avec Sophie et Monia les préparatifs furent un vrai régal, une immense joie.

   — Flore, je pense que tu devrais ajouter tes collègues à ta liste d’amis à inviter, juste pour un verre, tu vois, histoire d’être bien avec elles.

   — J’inviterai aussi cet Arthur que j’ai croisé récemment tu vas voir, Sophie il est trop chou ! 

   — Serais-tu amoureuse ? 

Rouge comme une pivoine, j’imposai son nom sur la liste. Il accepta volontiers et d’un air ravi, se proposa de m’aider pour déménager le moment venu mais était incertain de sa présence à ma fête. J’avais invité les volontaires à une dernière fête. Elle fut torride. Tous et toutes prirent congés. En un éclair, le silence avait sa place. Quelques assiettes et verres cassés au sol indiquaient le passage de cette fougueuse jeunesse, une vraie tornade! Le lendemain, un peu abasourdie, je pris ma moto, une belle petite bombe, marque Suzuki, routière, cent vingt cinq centimètres cubes, et deux sacoches blanches de chaque côté. Un petit bijou ! J’avais le cafard, j’avais du mal à supporter la solitude et ce silence ! J’enfourchais ma splendeur me dirigeant au grès du vent, sans aucune destination bien précise. Ce fût celle de Dourdan, route plate qui me permit d’accélérer l’allure. Une voiture sans prendre garde me serra de près pour me doubler. Je glissai sur le bitume et me retrouva près des arbres. Deux poignées cassés, un morceau de rétroviseur dans le ventre, et me voilà à l’hôpital ! Plâtrée pour deux mois ! Mes amis m’apportèrent une quantité phénoménale de chocolat. C’était la période de Pâques. J’eus la surprise d’avoir comme voisin de chambrée, Fabbio, qui était rentré quelques semaines plus tôt. Son état était inquiétant confirmaient les infirmiers. Dans les couloirs, ils s’empressèrent, car disait-on, on devait lui couper la jambe droite. Une horrible plaie laissait place à une gangrène. Nous étions tous très tristes de cette mauvaise nouvelle. Depuis ce jour plus jamais je ne montais sur une moto, vaccinée j’étais.

   L’heure de mon nouveau déménagement approchait. J’étais heureuse de prendre possession de cette petite maison à Etréchy. Tout se passa bien. Quelques jours plus tard nous pendîmes la crémaillère. Tous mes amis artistes peintres ou musiciens, dont Christian et Didier étaient présents, danseurs et danseuses. Tous, simplement parce que je les aimais, partageaient la soirée dans la gaité des jours heureux. La passion était au rendez-vous. Arthur montra son bout du nez un bref instant. Discrètement, il me prit la main. Sa chaleur, son enthousiasme, ses yeux, reflétaient un jeune homme assoiffé de désenchaînement. Ses mots n’étaient que la description totale d’une liberté ressemblant  à  l’époque de mai 1968. Il y avait un autre Christian plus âgé et à qui je montrai mes peintures qui me remerciait de part sa présence. Il avait fait fort pour m’honorer vingt deux roses rouges ! C’est à Paris que je l’avais rencontré sur les Champs-Elysées sur cette belle avenue à vous couper le souffle. Elle était exactement comme le tableau de Monnet !  Il m’avait abordée très galamment et j’avais accepté de prendre une collation avec lui. Ce qui m’attirait chez lui étaient ses connaissances artistiques. Je soupçonnais de lui plaire un peu plus que d’une simple amitié. A cette époque mes cheveux longs ondulés tombaient dans mon dos, ma silhouette fine attirait le regard de la gente masculine.

   — Je vais te mettre en relation avec un ami, justement il vient des Etats-Unis. C’est un artiste très connu pour sa sculpture sur verre. Il fait passer toute la transformation de cette matière dans l’émotion du détail. Ce qui lui manque, ce sont les couleurs qu’il a du mal à maitriser. Je vais te le présenter, car il est de passage sur Paris. Ta façon de peindre rejoint bien son art. Ce serait une autre ouverture pour toi. Un nouveau départ vers un monde inconnu au sein des Etats-Unis.

   Monia, Sophie ainsi que Christelle profitaient du petit bassin d’eau bordé de roseaux. Le jet d’eau, qu’il diffusait, laissait deviner une certaine quiétude. Sophie la plus hardie fut la première à lancer un défi.

   — Toutes dedans...Pataugeons !

   — Allez, Flore, tu seras juste un peu mouillée, c’est tout ce n’est pas grave ! 

Tandis que je m’apprêtais à asperger mes amies, je reçus un seau d’eau sur la tête, lancé par Christian. La party pouvait démarrer. « Et d’une ! A qui le tour ? » Criait Didier. Nous toutes courûmes autour de ce bassin. Les jeunes hommes s’amusaient en nous attrapant pour nous faire tomber. « Préparons le barbecue maintenant », réclamais-je, ainsi j’évitais une deuxième trempée. Arthur, qui était fort doué en la matière, s’avança et dit avec un large sourire : « Flore tu t’es trompée, il faut du charbon de bois pour faire un barbecue, pas des boulets de charbon ! Ca c’est fait pour mettre dans les poêles l’hiver ! »

   Tous mes convives se mirent à rire, et moi aussi. Qu’elle sotte j’avais été. Pour une première, c’était réussi, mon tour de tête en l’air !

Les yeux tirés mais le sourire radieux de mes convives m’indiquèrent qu’ils avaient tous et toutes étaient très heureux de partager avec moi cet emménagement.

   Le temps des jolis mois arrivait.  Le rendez-vous des  congés s’approchait. J’avais décidé de partir dans les gorges du Tarn où un sculpteur sur verre passionné, Thierry, avec qui j’avais une relation intime, m'attendait avec toute sa troupe que je connaissais déjà. La route étroite et serpentée avec ses ravins me fit avoir plusieurs peurs bleues. Je poussais à fond ma petite voiture. Dans le rétroviseur j’apercevais mon petit chien « personne » qui allait à droite à gauche, regardant par la vitre comme si qu’il voyait le paysage. Les pentes étaient très abruptes. Il ne fallait surtout pas donner des coups de freins trop forts ni des coups de volants trop brusques, sous peine de voir déferler la colline à pleine vitesse sous vos roues ! Ouf, enfin j’arrivais à destination le dos bien en compote. Mes comparses, fidèles au rendez vous, m’attendaient avec une bonne chope de bière bien fraîche, que j’avais bu avec grand plaisir. Le soleil était haut et chaud et une bonne douche,  à l’hôtel, me fit le plus grand bien. Une semaine de repos que je dégustais avec parcimonie. Mon ami me montra l’art du verre. Il était doté d’une agilité de félin lorsqu’il faisait tourner sa baguette de verre colorée sur le feu produit par une grande bouteille de gaz. Etonnée, je le regardais souffler. La tige de verre creuse, se transformait en boule bouillante. L’objet prenait petit à petit sa forme avec les fines pinces qu’il tenait dans main droite. Cela pouvait être un verre, un animal. Il était souffleur de verre, un art tout à fait particulier, mais tellement beau à voir ce verre se transformer,  surtout lorsqu’il produisait des petits chevaux blancs ou des oiseaux multicolores. Les vacanciers se précipitaient devant sa devanture. Son atelier fonctionnait à merveille et lui était aux anges.

   Lors d'une balade sur les sentiers escarpés de cette région splendide, je m’étais assise sur un rocher, regardant l'horizon, quand soudain un insecte me piqua sur la tête. J’eus quelques instants après des sensations étranges. Cette semaine de repos passa à une allure folle. Les promenades en moto avaient été nombreuses, l’une d’entre elle fut périlleuse. Les virages s’annoncèrent sévères, Thierry ne prit garde, sa moto glissa juste devant un monument aux morts et moi avec. Heureusement nous avions été épargnés de tout dégât physique, par la grâce de Dieu ! Hélas pour lui, sa bécane tant chérie fut bien esquintée. Quelques jours après, nous rompîmes, mais décidâmes de rester copains.


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