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L'ECORCHEE VIVE-chap.3 : l'écorchée vive.

Publié le 27 mai 2014 par Aurore @aurore

3 - L'écorchée vive

   Douze ans, déjà, douze ans... 

  

   Je vis tout un univers s'écrouler : celui de l’innocence. Mon corps devint celui d'une femme, mais mon cœur restait celui d'une enfant. J'étais inquiète  à l'idée d'un nouveau destin.

   La Direction Départementale de l'enfance m’envoya dans un foyer pour enfants déficients, dans l'attente d'être acceptée en tant que pensionnaire dans mon collège. J’étais là, assise en face d’une femme mûre qui n’arrêtait pas de parler mais que je n’entendais pas.

   « C’est la solution idéale dans l’attente d’un meilleur placement. »

   Ce fut tout ce que mon être entendit. Les décisions des adultes me semblaient tellement étranges et lointaines de mes propres désirs. Résignée, je ne pouvais qu’accepter sous peine de me voir à la rue ou je ne sais trop où. Tristement,  sans aucun remords, je me laissais sagement guider sans aucun pouvoir de décision. Quoiqu’il puisse m’arriver, les sœurs de l’orphelinat m’avaient donné le meilleur d’elles-mêmes et cela était toute la richesse qui remplissait ma valise.

La fourgonnette blanche dans laquelle l’on me fit monter s’arrêta net. Un portail métallique vert s’ouvrit. Cet endroit ressemblait beaucoup plus à un hôpital. Des barrières grisâtres, qui l’entouraient, possédaient en leur haut du fil barbelé. Un jardin si triste, aucunes fleurs ne jonchaient le sol pauvrement recouvert d’herbe. L’austérité régnait. Ici, rêver au pied d'un arbre relevait du domaine de l’impossible. Tout était sous surveillance, avec des petites machines placées sur certains poteaux comme si elles avaient l’air de vouloir en savoir plus sur nous. Elles me firent penser à une prison. Tout nous était interdit, sauf nos chambres. Dans la mienne, il n'y avait qu'un seul lit. Je prenais mes repas avec le groupe, mais  je m'en écartais pour faire mes devoirs. Et puis, plus aucune envie de m'intéresser au monde, n'y même d'aller à l'école. J'avais l'impression que l'on s'était débarrassée de ma personne.  Pas l’ombre d’une amie, ici ! Comment vais-je pouvoir discuter de mes joies et de mes peines ? Mais où sont Christine, Bernadette et Laurette ? Pourquoi m’avoir séparée des filles qui étaient devenues mes alliées? Les enfants étaient réunis dans une grande salle où quelques chaises traînaient ça et là, servant de réfectoire. Ils chahutaient et riaient d’un rire qui reflétait la douleur. Mon regard se posa sur l’un d’entre eux, il était si particulier, frappant des pieds nus le sol carrelé. Il me dévisageait, me scrutait de sa position recroquevillé, salivant sans retenue, crachant. Un cri strident me fit sortir de cette brume. A ma gauche, un jeune à peine sorti de l’enfance, assis, attaché au fauteuil, se débattait, essayant avec ses dents de couper les cordons qui le liaient. On entendait plus que le « cliquetis » des instruments. Mais que lui faisait-on ? L’instant d’après, il paraissait dormir paisiblement.

    Toutes ces questions brûlaient ma pauvre tête. Un silence glacial envahissait mon cœur comme si  l’ombre d’une lumière envahissait une oubliette avec des murs tellement épais que même le soleil ne pouvait s'infiltrer ! La rayonnance de ma vie commençait à devenir un flou. Le vide en moi s'installait progressivement. Un infirmier s’approchant de moi : «  Flore, n’aie pas peur, ce n’est que pour quelques jours en attendant la réponse de ton école, si la réponse est négative, il te faudra t’habituer en attendant un placement meilleur ».

Dans la salle de repos, s’asseyaient ça et là les enfants déficients mentaux. J’appris à leur parler. Devant le soleil, la joie disparaissait au fil des jours de mon visage. Les surveillantes de nuit discutèrent avec moi pour ne pas me voir sombrer dans l'anéantissement de mon être. « Flore, nous ne connaissons ton désespoir. Mais il te faut attendre encore un peu que la D.D.A.S.S prenne un accord à ton sujet. La vie est aussi celle de la patience. Tout au long de ton chemin, elle deviendra ton alliée. Apprends à garder ton calme. Sèches tes jolis yeux et surtout garde ce sourire qui te rend si belle ! ». J’acquiesçai d’un signe de la tête, mais mon désir de fuguer grandissait à chaque instant et chaque minute. J’échafaudais les plans les plus fous et les plus risqués. Je pris la poudre d'escampette. Crise d'adolescence ? Non, refus, refus de retourner là-bas, d'accepter que ma destinée se stoppât à ce seuil. Ma foi ne m'avait pas quittée, et j'adressais ma colère vers Dieu et les anges, les suppliant de me donner un avenir sous de meilleurs auspices.

J’avais murement réfléchi, et j’étais plus que décidée à quitter cet endroit qui ne m’offrait aucune possibilité d’un avenir meilleur. Alors J'attendis la nuit et tranquillement, sans faire de bruit, j'escaladais le petit mur de la liberté. La route était bordée d'arbres en fleurs, parfumée de l'odeur d’un nouveau printemps. Je marchais, marchais encore... Fuir... Je ne sentais plus la douleur qui envahissait mes pieds. Partir...toujours plus loin, jusqu’à ne plus voir cet établissement derrière moi ! Libre, j'étais libre, mais pour aller où ? L’angoisse me gagna, près d'un ruisseau, dans les champs, je me suis reposée et endormie. Soudain, le bruit d'une lourde voiture me sortit de mes rêves les plus beaux, les plus fous. Prise d'affolement immense, d'une angoisse qui me faisait mal au ventre, je me suis mise à courir aussi  vite que possible. Bien vite, je fus rattrapée.  Les gendarmes m'empoignèrent et d'un ton très grave, me réprimandèrent. Pour la première fois de ma vie, je me voyais les poings liés par des bracelets tels ceux des escrocs. Tapie sur la banquette arrière de leur camionnette, je fermais les yeux très forts afin de ne pas voir l'endroit où ils me ramenaient. Retour à la case départ, des nausées de crainte n'envahissaient. Je m'enfonçais dans mon silence. L'Etat prit alors la décision de me placer dans un foyer de jeune fille, rue de Bourgogne à Moulins.

Accompagnée de Mme Prieure, qui m'expliqua que j'étais devenue une pupille d’Etat, je sonnais à cette grande porte marron, je la poussais timidement. L'aspect de cette demeure me sembla terne et froide. Le bureau d'accueil fut la première pièce que je visitais. À droite, étaient une petite salle de séjour avec deux ou trois chaises, à ma gauche, une salle à manger laissant deviner la pauvreté de l’établissement et dont les murs étaient recouverts d'une peinture jaunâtre sans aucun autre décor. A l'étage se trouvaient la salle de bain commune et ma chambre. Je disposais d’un lit en ferraille comme autrefois chez les sœurs et d’une chaise. L’armoire était partagée avec trois autres adolescentes qui allaient dans une école de couture non loin de là. Les présentations furent vite faites. L’ambiance était bizarre, des rires moqueurs par-ci, des paroles grossières par là. Mon assistante sociale me fit comprendre que ma place était parmi elles, qu’aucune contestation n’était possible. Ainsi avait jugé, pesé, la grande autorité.

   Un nouveau matin pour une nouvelle vie commençait.

   Il me fallait traverser la ville à pied chaque matin, midi et soir pour me rendre à mon école. Parcourant douze kilomètres à pied chaque jour, les rues et les trottoirs n’avaient plus de mystère pour moi. J'étais en quatrième. Mon cours favori était le latin. La légende des dieux de l’Olympe me fascinait beaucoup plus que les déclinaisons grammaticales ! Je me délectais de cette matière. Les matinées bien remplies me faisaient largement oublié le foyer dans lequel l’on m’avait placée. Lorsque midi sonnait, je savais que l'heure d'une course folle et enragée allait débuter pour rejoindre le foyer et prendre le repas. Hélas, mon arrivée fut moins heureuse ! Ce n'étaient plus que des déchets parsemant la table qui s'offraient à mes yeux me laissant un goût amer dans la bouche. Cette salle juxtaposait la pièce de détente et la petite cuisine séparée par une porte des  appartements de la directrice. C’était inutile que je me plaigne car à chaque fois, elle me disait la même phrase : « Tu n'avais qu'à te dépêcher si tu voulais manger. Tu traînes toujours, à se demander ce que tu fais sur la route ! C’est de ta faute, il te fallait courir encore plus vite !». Il ne me restait plus qu'une seule chose faire, repartir le ventre vide.

     Le soir, il n'était pas question de bavardage durant le repas commun. Toutes, nous fixions notre assiette. Souvent, nous avions des soupes accompagnées d'un morceau de pain que nous nous arrachions et avalions avec faim. Le temps qui suivait était loin d'être calme : les unes regardaient la télévision dans une salle où on ne voyait aucune chaise, seulement un épais halo de fumée blanche; d'autres sortaient ou discutaient avec une voix à faire vibrer toutes les vitres du foyer.

   — Flore, la nouvelle,  si tu veux être des nôtres  il te faut prendre cette cigarette. Tu verras c’est bon. Allez, ne fais pas ta timorée !

   Une grande jeune fille d’allure un peu farouche me fixait droit dans les yeux. Elle semblait diriger beaucoup d’entre elles.

   — Aspire un grand coup, et avale. Puis souffle. Allez, fais ce que je te dis, sinon ici sera l’enfer pour toi. 

   Les autres, assises en tailleur pour la plupart, se levèrent brusquement et vinrent autour de moi.

   — Ouh ! La lâcheuse, ricanait Sarah,  c’est une espionne, cette fille là. Fume, mais fume donc ! 

   Ma bouche se remplissait d’une odeur nauséabonde, mes poumons se gonflaient, et voilà que je recrachais de la fumée, moi aussi. Un mal de tête me prenait, j’avais envie de vomir et toussais si fort que les filles se moquèrent de moi.

   — Et bien, voilà, ce n’était pas si difficile. La prochaine fois, on te demandera de faire autre chose.

Le groupe s’en alla laissant derrière lui des ricanements atroces.

J’essayais, tant bien que mal, de faire mes leçons dans un coin où je pouvais, enfin être  à peu près tranquille : les toilettes. Les filles m'avaient pris en grippe, des ordures étaient dispersées dans mon lit, mes copies de classe et mes devoirs de maison étaient souvent déchiquetés comme du vulgaire papier journal. Sans faire de bruit, je me levais dans la pénombre pour les refaire.  Je ne disais rien, au risque du pire, comme une fois où à peine arrivée en bas des escaliers, un sceau en fer avec de l’eau dedans, lancé par je ne sais qui, vint s’échouer juste à côté de mes pieds. J’avais eu de la chance ce jour là, qu’il ne soit pas tombé sur ma tête ! Cela les avaient fait bien rire, mais pas moi !

Nous avions un surveillant de nuit, un homme d’âge mur portant toujours le même pantalon et sentant l’alcool. Toutes les nuits, il montait avec une lampe de poche et de la bière. Il passait en revue chaque lit, chaque fille, en pointant sa lampe de poche sur notre corps. Je m'enfonçais sous  la couverture râpeuse marron, en fermant les yeux très forts, lui laissant ainsi supposer que je dormais. Des voix résonnaient en ces soirées sombres, je les entendais lui et les autres ricanant et parlant à voix haute. Quelques fois, il y avait un grand chahut, tout devenait mouvement et précipitation, des draps en guise de corde étaient fixés aux fenêtres, des filles en descendaient, des hommes en montaient. Ils étaient là aussi grâce à l'accès grand ouvert de la porte d'entrée. J’avais peur, priant le ciel de faire de moi une morte, afin de passer inaperçue.

   Quelques semaines passèrent assez tranquillement lorsque l'une d'entre elles, Brigitte, se retrouva avec un gros ventre. Elle était enceinte et se pressait vers le petit lavabo du grand dortoir, en prenant son sein d’où en sortait un liquide blanc, du lait. Elle en était fière. C'était la préférée, la chouchoute de notre vieux surveillant malsain. Elle avait droit à un coin dortoir fermé, un peu plus grand que notre salle bain à nous toutes. Notre foyer, signalé comme une réputation de filles faciles, certifiait le qu’en dira-t-on.  À l’extérieur, il se disait que la nuit, il possédait une lanterne rouge posée en hauteur juste au dessus de l’entrée principale.  Oh ! Pourquoi l'orphelinat avait-il fermé ? Pourquoi étais-je ici? Je le savais, moi, bien sûr. Ma mère avait divorcée et avait disparue, comme si qu’elle n'avait jamais existé, comme si que je n'avais jamais existé. Mon père n'avait pas voulu me reprendre, il s'était remarié, et sa nouvelle compagne ne voulait pas de moi.  Mes sœurs et mon frère étaient loin, et je n'en avais plus de nouvelles d’eux depuis fort longtemps. Etais-je donc un monstre ou si affreuse pour que personne ne veuille de moi?

   L’école fut mon refuge.

   Mon passage en troisième fut un succès. Avec zèle et facilité j'apprenais certains rôles entiers de pièces de théâtre, comme l’Avare  de Molière. J’eus même le droit d'aller à l'opéra le jeudi après midi. Je m’évadais dans un monde que j’adorais. Mon professeur d'anglais, qui était fort doué dans le spectacle, me proposa des cours de diction et de rejoindre sa troupe pour un grand tournage dans un château à Bourbon Lancy. Je ressentais un grand honneur dans mon cœur, jamais je n'avais pu penser qu'une telle offre me serait faite ! J'aimais apprendre et aller à la découverte de la Connaissance que je nommais déjà universelle. Ce fut grâce à elle que mes jours furent moins dépressifs. Il me fallait tenir dans ce foyer de jeune fille, ne pas tomber moi aussi, ne pas sombrer dans l’univers de la prostitution ou de l’alcool. Prier Dieu pour qu'il me vienne  en aide. Progresser dans mes répétitions fut mon salut, ce que je fis en pensant très fort à Faust de Goethe et au rôle de  Méphisto  qui, dès à présent devint mon grand secret.

   Ma vie au foyer n'avait pas changé. C'était toujours la course à la montre. J'avais faim. Je m'aigrissais. Je tenais bon. Pour me faire un peu d'argent de poche je coiffais ces demoiselles le dimanche matin.

   — Flore, je te donne dix francs,  et  fais de moi la plus belle ! me demandait Isabelle.

   — Flore je te donne des cigarettes, si à moi, tu réussis ma couleur ! 

   Flore par-ci, Flore par-là… j’avais l’impression de devenir leur Cendrillon. Mais qu’à cela ne tienne, car ma bourse se remplissait de quelques pièces et parfois de beaux billets. Elles s'apprêtaient pour sortir, moi je m'apprêtais à les rendre plus belles possibles, leur donnant également mon opinion sur  leur tenu vestimentaire.

   — Céline ta jupe est trop courte, on voit presque tes fesses ! M’écriais-je.

   — Pfft ! Tu ne connais pas les garçons, cela se voit, ils aiment bien ça.  Alors reste ou tu es, tu fais bien !

   Elles étaient toutes enfin prêtes pour aller danser. Moi, je restais mais pour faire mes devoirs scolaires et apprendre la pièce de fin d'année scolaire pour laquelle j'arborais des plans les plus audacieux, pour cela j’apprenais tous les rôles par cœur. Voilà pourquoi mon petit livre de chevet était  le Bourgeois gentilhomme. Tous les textes et tous les personnages finissaient par ne plus avoir de mystère pour moi. Le challenge était lancé, celui de donner cette représentation, une première. Faire répéter la petite troupe des élèves de ma classe pour la fête de l'école était mon rêve. Mon professeur d'anglais en était très fier ainsi que le directeur de l'opéra de Moulins. J’étais au sommet de mes sensations. La représentation eut lieu, et rencontra un réel succès.

   «  Bravo, félicitation, tu as su mener cette pièce avec excellence. Tu devrais demander d’aller à l’école d’art et de théâtre de Strasbourg. Vraiment tu es douée.», me murmura mon professeur d’Anglais.

   Cependant,  je dois avouer que j'avais volé, oui, j'avais volé à cette fête ! Nous devions vendre des enveloppes et donner l'argent à Mme la supérieure. Je l'avais gardé pour acheter des bonbons et faire du manège. Le qualificatif de voleuse ne colla à la peau.

     Juin arriva rapidement et l'examen du brevet aussi. J'avais été tellement rapide à répondre aux questions de français et de mathématiques que j'étais certaine d'être passée à côté, de n'avoir écrit que des hors sujets, et de mettre trompée dans mes calculs. Le jour des résultats, je m'étais habillée telle une chiffonnière : pantalon troué, bariolé de peinture fraîche, et tee-shirt juste au dessus de mon nombril. Je me haussai pour scruter la liste des lauréats. Mon nom était inscrit tout en bas d’une page placardée. Je me frottai les yeux, mais non, j'avais vu juste. Une certaine fierté m'envahit. J'avais réussi ! Je fus convoquée au bureau de la Direction départementale, où j’avais rendez-vous avec l’assistante sociale. Mon cœur battait très fort car dans ces moments là, on ne savait jamais ce qu’elle voulait vous dire. Patiemment, j’attendis dans la salle d’attente, tranquillement assise sur une banquette, jusqu’à ce qu’elle me reçoive avec un large sourire. Elle me félicita,  me tendit une enveloppe qui contenait de l’argent, sept cent francs, mon premier argent de poche et me confirma mon passage en seconde AB, économie et politique, à l’école Notre-Dame. Elle m'invita à préparer une valise pour une ultime récompense. C’était un voyage en Corse dans une autre colonie pour une période d'un mois. Humblement je serrai ce précieux cadeau contre mon cœur et regagnai la rue de Bourgogne...ce quartier... cette rue de misère !

   Être seule au monde, sans famille, était lourd à porter. Ma résignation ne pouvait l’admettre et ni l’endurer. J’avais découvert que ma vraie famille, étaient les gens que je croisais sur le sillage de ma vie, qu’ils m’apportaient tous de leur savoir, de leurs compétences, de leur joie, de leur affection et de leur soutien. La fête de fin d'année à l'école me valut de revenir avec plusieurs prix : prix de sociabilité, prix de français, prix d'histoire et de géographie, prix de gymnastique. A chaque fois que j’étais nominée, comme les autres élèves, je devais m'avancer sur la scène et recevoir les félicitations. J’avais tout juste le temps de regagner ma place que mon nom était prononcé : « encore moi ! Oui, c’est moi Flore, m’exclamais-je émue, en levant la main ». Je montais les quelques marches qui me séparaient du podium aussi vite que je les redescendais, puis remontais. En fin de course, j’étais intimidée, excitée par tant d’appels inattendus. Je me vis les bras remplis d'une dizaine de livres, les joues rouges sous les bravos de mes amies. Enfin le lycée, deux longs mois à attendre, rien n’était prévu. J’allais rester tous ces jours en plein été, enfermé dans cette bâtisse.

   La directrice du foyer, madame Michelle, me proposa de travailler dans un restaurant à Bourbon-l'Archambault. Nous avions été deux à être choisie : moi et Brigitte, à peine de six mois mon aînée. Un certain M. Marceau, directeur d’un foyer de jeunes garçons à Yzeure, d’une quarantaine d’années, nous fut présenté comme un homme très respecté. Il disait qu'il avait le droit de nous faire travailler à partir de quatorze ans, sur des petits travaux ménagers, et que nous ne risquions rien d'aider un peu en cuisine. Sûr de lui et n’ayant aucun droit de contestation, nous nous pliâmes à sa demande. Brigitte était déjà partie, lorsque M. Marceau vint me chercher : « Dépêche-toi, petite, nous avons de la route à faire. Ne prends pas grand-chose, juste ta trousse de toilettes. Là-bas, tu seras vêtue, logée, nourrie et blanchie ». Je ne sais pas pourquoi, mais son regard brillant ainsi que le ton de sa voix  me donnait la chair de poule. Une inquiétude et un dérangement me torturèrent, mes membres furent pris de tremblements, et des frissons me parcoururent jusqu'aux jambes. Le voyage se passa le plus grand des silences. Il s'arrêta dans le premier coin qui lui convenait, bien à l’abri des éventuels regards, prétextant vouloir fumer une petite cigarette.

   — Rien de bien méchant, ma petite. As-tu déjà fumé ? Mais décontracte toi, voyons, je ne vais pas te manger. Tu devrais me remercier de t’avoir choisie pour travailler. Tu vas voir, si tu es mignonne on te donnera quelques sous. Mais c’est quoi, cette jupe que tu as mise ? Tu veux me faire ridiculiser dès notre arrivée, il t’en faudra beaucoup plus courte. 

   — Comme ceci ? Demandais-je en remontant ma jupe juste au dessus des genoux.

   — Non, un peu plus haut, les clients aiment, rétorqua-il avec un large sourire qui laissait entrevoir des dents abîmées et jaunes.

   Il fit semblant d’ouvrir la portière en passant son bras sur mes cuisses afin d’attraper la poignée, sa main glissa et resta immobile sur l’une d’entre elles. La moiteur de sa peau transperçait mon collant. Je me sentais prise au piège. Mon cœur s’échappait, mes doigts se crispèrent sur mon fauteuil. Il chercha mes lèvres. Nous étions en pleine nature, et il n’y avait pas une âme qui vive à des kilomètres à la ronde. Il me fallait retourner au foyer, j’avais sans doute oublié, oui oublier...quelque chose dans ma valise ! Mon livre de "Faust", c’est lui que j’avais oublié ! Mon échappatoire,  il me le fallait absolument car la représentation approchait... Je lui demandai de rebrousser chemin. Il ne voulut pas. J’insistai, il céda.  Déposée à la porte du foyer, je cherchai des yeux la directrice. Il n'y avait personne. L'homme, surexcité, marchait de long en large. Madame Michelle finit par sortir.

   — Comment cela, Flore, tu es là ? Mais… mais monsieur Marceau, mes filles vous déplaisent tant ? 

   — Non, je vous rassure. Toutefois, celle-là est une forte tête, je vous le dis. Vous aurez bien du mal à en faire quelque chose de celle-là ! 

   Entendant ses paroles, elle vint à la rescousse de l’homme, et non de la mienne. Je n'ai pu que revenir vers lui, égarée et perdue. Tapis au fond du siège, je me serrais pressant mon secret. Je faisais mine de réciter mon rôle tout en tournant la tête vers le paysage qui défilait à grande allure. Sa voix  résonnait dans mes tympans, sa main frôler mes cuisses ou mon cou. Je récitais mon texte n’osant entrevoir le cauchemar qu'il voulait me faire vivre.

   A la vision du restaurant, j’eus un sentiment de soulagement. Servir les convives qui me parleraient agréablement de tout et de rien, de leur famille, de leurs voyages ou de leur travail, me semblaient une expérience enrichissante. J’allais devenir une futur adulte à part entière et reconnue comme telle avec mon premier bulletin de salaire ! Nul souci ne se lisait sur leurs visages, que des sourires. Pourtant, je ressentais un certain malaise, trahissant ma timidité.

   Dés mon arrivée, il ne fut pas question d'aller me changer, ni de m’adapter à l’environnement. Je revêtis une robe noire plissée au col blanc et pris immédiatement mon service. Sans avoir vidé ma maigre valise, ni avoir vu ma future chambre. La tenancière m’avait chargé du service. Il fallait tout de suite travailler et aller très vite. Me dirigeant vers les tables, j’adressais des sourires timides aux clients. Je faisais de mon mieux pour desservir. J’emportais les assiettes sales. Nous devions en prendre au moins cinq sur le bras, ce qui me semblait être un tour de force. Malheureusement à mon deuxième passage, dans un grand bruit de fracas, elles se retrouvèrent sur le sol. La tenancière ne l’entendait pas du tout de cette façon. Elle me fit vite des reproches devant les gens et me renvoya avec vivacité dans la cuisine pour terminer de préparer des hors-d’œuvre.

   —  Franchement, tu n’es bonne à rien ! Un premier service, et voilà que tu fais tout tomber, tu gaspilles mon argent ! Je te le retiendrai cette case sur ta paye, et si tu n’en as pas assez gagné, tu travailleras  gratuitement pour moi. Sois tranquille ma mignonne, ton compte est bon. Dès que Marceau reviendra, je lui dirai que je ne veux pas de toi.

Ma tâche terminée vers 23 heures, je ne pus même pas me reposer, car il me fallait préparer les couverts pour le lendemain. Je ne pouvais faire autrement que d'accepter ou fuir encore une fois. Ici, j'étais seule parmi des gens que je ne connaissais pas. La sévérité s’entendait dans la voix de la patronne. Elle m’expliqua en se rapprochant de moi que je devais être souriante, gaie, que ce serait tout ce qu’elle me demanderait et que si le lendemain, j’étais gentille, alors elle me garderait toute la semaine.  Je pensais en avoir fini avec tous ces torchons mouillés. Une pile d’assiettes à essuyer m’attendait encore. La faim gagnait de l’ampleur dans mon estomac. Ce fut derrière le comptoir, au fond de la cuisine, qu’un aide me servit un reste de salade verte. Je l’engloutie aussi vite qu’elle me fut présentée. Il était très tard, et mes yeux de jeune adolescente se fermaient. Enfin, j’allais pouvoir me coucher.  Une chambrette m’avait été désignée au dernier étage. J'eus à peine le temps de refermer la porte que l’homme était là, face à moi, retenant la porte. J’eus du mal à défaire mon bagage. Je m’étais reculée, mais il n’eut qu'un pas à faire pour me rejoindre et poser ses mains sur mon visage, sur ma bouche. D'un geste brusque, il me propulsa sur le lit en ferraille blanche, me bascula, m’allongea brutalement, une main sur ma poitrine l’autre bloquant mon bras. Il  posa tout son poids sur mon corps. Je gigotais pour le soulever, je le poussais avec mes genoux, je le mordais. Subitement, il tira ma culotte. Je le saignais de mes dents. Je pleurais.  Impossible d’hurler «  au secours  ». Larmoyante, je tournais la tête à droite, à gauche, cherchant quelque chose, quelqu’un vers qui crier. Il s’agrippa à ma chevelure, m’obligea à rester face à lui. Sa langue cherchait mon cou, mes oreilles. Sa salive coulait le long de mes épaules, son souffle devenait plus chaud, plus grossier. L’odeur de sa transpiration remplissait le lieu. Il écarta mes jambes avec force et violence. Je sentais son sexe qui s’enfonçait,  me lasserait, me culbutait, m’éventrait, me déchirait, me souillait. D’un air d'orgueil, me lança : «  Tu vois, petite, ce n’est pas si terrible que cela ! Je reviendrai, tu verras que tu finiras par m’obéir. ». D’un bond, il se souleva et disparu.   Le lit sur lequel il avait fait sa preuve d'homme était à un pouce de la porte. J’avais mal au ventre, aux cuisses, mal partout dans mon être. Du sang coulait entre mes jambes. Me frotter, encore et encore et toujours plus fort enlever cette odeur d’homme, retenir mon cœur, telle fût ma réaction. Cette nuit, fut l’ombre de moi-même, un dégout si profond que je restai éveillée durant toute la nuit, habitée par la crainte de revoir cet homme frapper et cogner à ma porte.

   Dès le lendemain, je rendais visite à Brigitte qui travaillait dans le restaurant d’à côté. A elle, je pouvais tout raconter, laisser mes larmes couler et mon corps trembler. Ce fut accompagné d’elle que je racontai mon histoire à son employeur. De suite, il téléphona à la police qui vint me chercher. Ainsi je regagnai le foyer de Bourgogne, souillée de ma virginité perdue. Très vite, la justice s’empara de cette affaire. Je fus interrogée, auscultée.  Convoquée devant le prieur de la ville de Moulins, qui était l’ami de mon bourreau, des tas de questions fusionnaient. Que me voulait-il ? Le test effectué par le médecin n’était-il pas suffisant ? Et pourquoi m’avoir demandé de faire  des dessins ou de reconstruire des cubes ? Me laisser faire, c’est ce qu’ils attendaient tous de moi. Dans un tout petit bureau blanc, avec deux chaises blanches, un bureau blanc, se tenaient deux gendarmes, l’un en face de moi et l’autre derrière cette table sur laquelle reposait une machine à taper. Encore des questions, encore répéter les mêmes choses.

   — Avait-il enlevé son pantalon ? Qu’avait-il sur sa jambe ?

   — Je n’ai rien vu, il portait toujours son pantalon, posait sa main sur ma bouche. Seule la fermeture de son pantalon était détachée, avouais-je avec honte, me remémorant tous ses gestes.

   Mon regard cherchait une amie, une compassion, une écoute. Au lieu de cela, ce fut comme une mer de glace lorsque j’entendis : « Il possède un tatouage tout le long de sa jambe, une croix. De plus, ce monsieur est le directeur du foyer des garçons, nous ne pouvons te croire. ». Je dus me taire, faire comme si rien n’était vrai. L’instruction allait continuer disaient ils.

  

   Ma vie de jeune femme commençait.

  

   Enrike, dont ses pas l’avaient conduit jusqu’à moi, entra dans une folie à tout casser. Tenu au courant de ce méfait, il chercha l’homme dans toute la ville. Une bagarre sans fin suivi la rencontre, il l’avait retrouvé. Je revis mon frère le bras cassé.

   — Le salaud, je le tuerai d’avoir touché ma sœur. Mais quoi faire devant ces gens qui disent diriger tout un état ? N’avons-nous donc aucune possibilité de nous défendre, nous enfants de la rue. 

   Ce jour-là je savais que j’avais un frère prêt à tout pour me défendre, et cela me fit du bien que de me savoir protégée par lui. Mais jusqu’à quand et jusqu’où pouvait-il me garder sous ses ailes ?

Nos routes devaient-elles encore se séparer ? Quand le reverrais-je ?

  

   Oh, mon frère, nos chemins s’éloignent, mais pas pour toujours, pas pour toujours...

Le revoir fut de courte durée. Il avait disparu comme par enchantement. Je me retrouvais encore seule. Sa promesse de nous revoir me faisait chaud au cœur, car je savais qu’un jour ou l’autre il reviendra me chercher.

C’était avec cette douleur que je rentrais au Lycée. Durant ma seconde, j’avais enfoui cette histoire. Le pensionnat de l’école Notre-Dame m’ouvrit ses portes. Les week-ends je les passais dans ce foyer rue de Bourgogne, mais mon habitude avait changé. Les jours heureux me semblaient si lointains ! La tristesse emplissait mes jours de repos. Je ne sortais plus. Je me taisais.


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