Je vous ai remarqué dès mon arrivée dans le quartier il y a un mois.
Je vous ai remarqué et je dois vous avouer que je vous observe.
Je vous observe discrètement quand je suis dans la rue.
Je vous observe aussi depuis ma fenêtre, souvent le jour et parfois la nuit.
Ce n’est vraiment pas mon genre d’observer les hommes comme ça, je vous assure. Je me surprends à m’inquiéter quand je ne vous vois pas. Votre vie m’intéresse et ça me trouble. Je me pose des dizaines de questions à votre sujet. C’est déplacé, je sais, mais je ne peux pas m’en empêcher. J’aimerais vous parler, en savoir plus sur vous mais je n’ose pas.
Je n’ose pas vous demander comment vous vous appelez. J’imagine un nom comme Edison, Wilson ou Nelson, ce genre de nom qu’on aime bien au Brésil. Avec votre peau noire et votre corpulence, je vous imagine en joueur de jazz. Auriez-vous été musicien dans votre vie d’avant?
Je n’ose pas vous demander depuis combien de temps vous êtes là, installé au coin de la rue. Vous avez créé un “chez vous” au milieu du quartier, sous les arbres et les étoiles. Un petit bureau très encombré qui vous sert de cuisine et de salle à manger. Une chaise en bois avec un coussin. Quelques arbustes en guise de paravent. Une chaise de bureau à roulettes sur laquelle vous dormez, contre le mur. Cinq mètres sur quatre que vous balayez chaque matin. À votre manière d’occuper l’espace, je visualise « l’appartement » que vous avez recréé.
Je n’ose pas vous demander ce qui vous a amené là.
Là, dans ce quartier chic d’Ipanema au milieu des boutiques et des immeubles chics.
Là, sans toit sur la tête, qu’il fasse très chaud ou qu’il pleuve. Vous avez dû avoir des amours, des enfants, des passions. Qu’en reste t-il aujourd’hui? Que vous est-il arrivé? Votre longue barbe poivre et sel et votre chevelure hirsute ne dissimulent pas que votre visage. Combien de douleurs et de chagrins s’y cachent? Je ne sais même pas si vous avez mon âge ou plutôt celui de mon père.
Je n’ose pas vous demander si vous vous sentez seul dans ce coin de rue. Cette semaine, je vous ai vu assis à côté d’un jeune homme et ça m’a fait plaisir. Vous ne vous parliez pas mais vous étiez assis tout proches. J’espère que vous avez des relations qui vous font du bien. On en a tous besoin, non? Quand je me suis approchée ce jour-là, j’ai eu envie, une fois de plus, de vous saluer. Je vous ai fait un signe de tête discret mais votre regard m’a traversée sans aucune réaction…Je ne sais même pas si vous m’avez déjà regardée…
Mais finalement, qui suis-je, moi, femme blanche et privilégiée, pour oser porter ce regard sur vous? Comment puis-je me permettre de vous observer, moi qui déteste être observée?
Monsieur Wilson, je dois vous donner un nom, on écrit seulement à ceux qui ont un nom! Monsieur Wilson, avec mon mari, on parle de vous plusieurs fois par jour, on s’inquiète quand il pleut la nuit, quand il fait très chaud. On s’inquiète quand on ne vous voit pas. Et je dois vous dire qu’on vous appelle “notre copain”. Oui, je sais, c’est familier mais je sens cette familiarité avec vous. N’en soyez pas blessé! C’est une familiarité bienveillante, comme avec un vieil oncle ou un voisin d’enfance. Je me sens proche de vous, tout en étant très éloignée à bien des égards.
Vous qui paraissez hors de la société, exclu de la vie dite active, vous êtes peut-être plus intégré dans votre environnement que je ne le suis. Moi, je ne fais que passer. Ici comme ailleurs. Vous, vous avez sûrement des attaches solides ici. Un ancien travail. Un ancien foyer. Vous êtes attaché à ce qui vous appartient et dont vous prenez soin. Vous avez sûrement beaucoup à dire sur le genre humain, sur le pire et le meilleur de nos frères humains. Sûrement beaucoup plus que moi qui tente de comprendre les autres depuis des années, depuis ma petite bulle de bonheur.
Je ne vous donnerai jamais cette lettre. Et pas à cause de l’obstacle de la langue, non. Je ne vous donnerai pas cette lettre parce que j’ai peur de votre réaction. J’ai vraiment peur de ce que vous pourriez me dire, me répondre, m’apprendre. Peur du rejet ou de l’agressivité aussi.
J’ai créé avec vous une relation. Une relation entre moi et ce que j’imagine de vous. Je sais que ce n’est pas très correct de ne pas vous inviter dans notre relation mais croyez-moi, vous m’impressionnez trop. On a tous ses barrières infranchissables…
Bientôt, je repartirai et vous resterez.
Bientôt, je repartirai et vous resterez mon inconnu du coin de la rue.
Note : Ce billet est un peu spécial, plus personnel que les autres. J’ai hésité à le rendre public. En partant pour cette année de voyage, je me suis dit que j’allais écrire une nouvelle dans chaque pays traversé. Avant le départ, je me sentais une frénésie d’écriture. Mais arrivée à Rio, je ne ressentais plus ce besoin pressant d’écrire des petites fictions. Écrire des billets sur ce blog était la seule écriture qui me tentait…Et puis, il y a eu l’inconnu du coin de la rue…L’envie d’écrire sur lui, à lui. Ceci n’est donc ni une fiction ni une nouvelle. Ce sont quelques mots pour traduire une expérience personnelle de cette première partie de voyage. « Wilson », une rencontre marquante qui n’est pas vraiment une rencontre… Je vais donc lui donner sa place sur ce blog. Qu’en pensez-vous?