27 FÉVRIER 2015 | PAR CHRISTIAN SALMONLa bataille des chiffres, la querelle des mots, le conflit des images et la dispute des valeurs : voilà les quatre ingrédients qui composent la guerre des récits et visent à transformer le compromis économique et financier décroché par Syriza à Bruxelles en une défaite politique.A l’issue d’un débat télévisé en 1984 au cours duquel Ronald Reagan avait été dominé par son concurrent Walter Mondale, le conseiller de Reagan, Lee Atwater, déclara : « Maintenant nous sortons et nous allons faire tourner la suite » (spin this afterward). Cette suite, c’était le « débat sur le débat », devenu aujourd’hui aussi important dans les campagnes présidentielles que le débat lui-même, et qui permit à Reagan, grâce à une intense campagne de « spinning », d’être finalement reconnu vainqueur.C’est à une telle campagne de spinning que l’on assiste depuis l’accord du 20 février 2015 entre l’Eurogroupe et la Grèce. Cette campagne qui a envahi les colonnes des journaux et les réseaux sociaux vise à transformer un compromis économique et financier en une défaite politique. C’est une bataille d’interprétation dont l’enjeu n’est pas tant, ou pas seulement, la consolidation de la dette grecque auprès de ses créanciers que le crédit politique de Syriza auprès des électeurs européens.Cette guerre pour le crédit prend la forme d’une série de performances qui relèvent à la fois du récit mais aussi de formes rhétoriques de persuasion, d’effets de mises en scène, de formes et de rites institutionnels. Le modèle est ici moins le feuilleton ou la série TV que le jeu vidéo avec ses « plateaux ». Plutôt que des séquences qui se suivent et s’enchaînent de manière linéaire, cette bataille symbolique, logo-économique, se donne à lire comme une suite de coups performatifs et se déploie simultanément sur cinq plateaux :
- 1. La bataille des chiffres
Yanis Varoufakis et Wolfgang Schäuble © ReutersC’est sur le terrain des chiffres que l’affrontement entre la Grèce et l’Allemagne a été le plus ambigu. Athènes voulait un objectif d'excédent primaire (excédent budgétaire hors charge de la dette) de 1,5 % du PIB ; Berlin voulait le maintien des objectifs de 2012 : 3 % du PIB en 2015, 4,5 % en 2016. Le communiqué de l'Eurogroupe signale que la Grèce devra trouver les moyens d’« assurer les excédents primaires appropriés pour garantir la soutenabilité de la dette en ligne avec les déclarations de novembre 2012 de l'Eurogroupe ». Ce programme est cependant « aménagé »puisque les objectifs budgétaires des excédents primaires seront adaptés « aux conditions économiques actuelles ». Yanis Varoufakis, ministre des finances grec, a précisé qu'il voyait là une« ambiguïté constructive » permettant d'adapter à l'avenir les objectifs à la situation. Les deux camps ont passé un compromis mais l'abandon des objectifs chiffrés est une défaite claire pour Wolfgang Schäuble, ministre des finances allemand. Ce qui n’a pas empêché les commentateurs de parler de « capitulation » et d’affirmer que la Grèce avait plié devant l’Allemagne.- 2. La querelle des mots
- 3. Le conflit des images
Yanis Varoufakis et Alexis Tsipras © ReutersMais les négociations se durcissant, la blitzkrieg stylistique de Varoufakis s’est poursuivie par une guerre de tranchées menée contre son look de « videur de boîte de nuit ».« Les tenues décontractées qu’affichent M. Varoufakis et les autres ministres grecs, affirmait le quotidien britannique The Financial Times, vont bien au-delà d’une question de style. Elles symbolisent le message selon lequel Syriza, le parti de la gauche radicale au pouvoir à Athènes, est un mouvement anti-establishment dont l’intention est de défier l’orthodoxie dont l’Allemagne est le chef de file. » Les chroniqueurs de mode et les experts en stylistique cédèrent la place aux éditorialistes qui ne tardèrent pas à percevoir le danger de la « Varoumania » naissante. Le Mondefut le premier à sonner la fin de la fashion week. Ce qui était surprenant devint déplacé. Le radical chic céda la place au « choc Varoufakis », le « cool » si prisé par les médias devint une faute de goût « sur la scène très “policée” des grands argentiers européens ».Du « dress code » à l’attitude voire l’habitus, il n’y a qu’un pas, vite franchi par la correspondante du Monde : « Pas les mêmes codes, pas les mêmes référents, pas les mêmes manières de se comporter. (…) » À Bruxelles, beaucoup considèrent que « l’attitude de ce Gréco-Australien, brillant économiste, ultra-présent sur les réseaux sociaux (…) n’a pas aidé à la résolution du conflit entre son pays et le reste de l’Europe ». C’est peu dire qu’il y a un « choc Varoufakis ». « Le look très rock de M. Varoufakis, son côté Bruce Willis – crâne rasé, carrure athlétique, chemise ouverte et col de veston relevé –, avec l’air de monter sur le ring à chaque fois qu’il arrive aux réunions de l’Eurogroupe, le dessert aussi », concluait la journaliste du Monde, en oubliant de dire que l’inverse n’était pas moins vrai. Bref, « un choc de culture ». On a échappé au choc des civilisations.- 4. La dispute des valeurs
- 5. La guerre des récits
Dimanche 15 février, manifestation à Athènes © Stefania MizaraTout le champ de la politique économique en Europe a été laissé au néo-libéralisme anglo-saxon (dérégulation, intervention de l’État, financiarisation) et à l’ordo-libéralisme allemand (empire de la « norme », la faute de l’endettement, la rigueur budgétaire réparatrice...). Les contradictions qui affleurent aujourd’hui entre le FMI et l’Union européenne menée sous influence allemande s’expliquent par l’opposition de ces deux grands récits néolibéraux : l’hégémonie du récit ordolibéral allemand parmi les élites bureaucratiques s’explique non pas par la mauvaise foi mais par la foi justement, la croyance collective dans la performativité des normes juridiques contenues dans les traités. C’est la foi des comptables du Trésor, des juristes, des hauts fonctionnaires, très compétents en matière de normes mais qui ne sont pas des économistes...Tout cela a eu pour effet de déporter l’analyse de l’intelligence des mécanismes de base et des lois économiques vers le juridisme des négociations diplomatiques inter-européennes. C’est l’empire du chiffre et de la norme juridique contenu dans les traités européens. À la connaissance des lois économiques, on préfère les invocations empruntées à la novlangue européenne : restaurer la confiance, rembourser, efforts, sérieux... Une grammaire du blâme et de la punition qui percole dans les élites bureaucratiques et médiatiques. « Une des grandes ironies de cette négociation, araconté Yanis Varoufakis quelques jours après la fin des négociations, c’est qu'il n'y a pas de discussion macroéconomique au sein de l'Eurogroupe. Tout est basé sur des règles, comme si elles étaient un don de Dieu et qu’elles pouvaient s’imposer aux règles de la macroéconomie. J’ai insisté pour parler macroéconomie ! »À l’Europe conçue comme un corset de règles morales, Yanis Varoufakis oppose l’idée d’une Europe « décente », un terme emprunté à George Orwell qui était convaincu qu'il existait chez les gens simples du peuple une « honnêteté ordinaire », une forme de moralité naturelle qui n'a pas besoin de se tourner vers certaines autorités pour agir moralement. Après avoir remis en mémoire des Allemands l’épisode oublié de l’annulation de leur dette de guerre à l’endroit de la Grèce, le ministre des finances grec a décidé de se pencher sur le scandale des pots-de-vin versés par nombre d’industriels allemands – peut-être même avec l’appui de leur gouvernement – afin de vendre leurs marchandises à la pléthorique armée grecque. À cet égard, il est notable comme lerappelait le philosophe Michel Feher qu’une réduction du budget militaire de la Grèce – le quatrième en Europe ! – n’a jamais figuré parmi les exigences de la Troïka.Pour Angela Merkel et son ministre des finances, l’ouverture de ces procès pour corruption présenterait surtout l’inconvénient de démentir l’équation fièrement promue par Berlin, entre austérité économique et rigueur morale.La victoire de Syriza il y a un mois a déclenché une bataille qui n’est qu’en apparence un conflit entre créanciers et débiteurs avec pour enjeu le remboursement de la dette. Il ne s’agit pas seulement d’un bras de fer entre l’Allemand Schaüble et le Grec Varoufakis, l’un incarnant la règle et l’autre la transgression voire l’extravagance ; l’un imposant sa loi et faisant plier son adversaire, l’autre jouant de la fameuse dissuasion du plus faible au plus fort... Le secret des délibérations si important pour que les acteurs ne perdent pas la face n’y est plus de mise. La transparence est totale, les réseaux sociaux y font la loi. C’est une real politik d’un genre nouveau, qui tient compte d’armes de dissuasion nouvelles sur des théâtres d’opération eux-mêmes nouveaux.La politologue Judith Shklar, qui a renouvelé la pensée politique du libéralisme, disait souvent que, pour comprendre la conduite des affaires politiques, il ne suffisait pas d’étudier le comportement rationnel des acteurs, comme le fait le plus souvent la science politique, mais qu’il fallait faire un effort d’interprétation autrement plus ambitieux, afin de rendre compte d’éléments aussi cruciaux que le rituel, les échanges sociaux, la dimension culturelle, théâtrale des interventions dans l'espace public. C’est encore plus vrai aujourd’hui avec les chaînes d’info en continu, les réseaux sociaux qui réverbèrent la parole publique et les performances des acteurs politiques qui se livrent en temps réel et à l’échelle du monde une véritable guerre des récits. Une guerre dont l’enjeu est leur crédit politique. Car ce qui préoccupe Berlin et Bruxelles, ce n’est pas tant la dette grecque que le « crédit » de Syriza, la crédibilité d’une parole qui tient à l’adéquation de son discours politique à la réalité vécue par la population grecque. Ce crédit est contagieux et il faut donc par tous les moyens le discréditer. C’est tout l’enjeu de la guerre des récits qui fait rage en ce moment et auquel il faut rester attentif. Comme disait Michel Foucault, « il faut entendre le grondement de la bataille »... - Épilogue en forme de fable godardienne
Dimanche 15 février, manifestation à Athènes © Stefania MizaraCe que Godard propose, c’est rien de moins qu’une taxe Tobin appliquée aux échanges verbaux. La taxe Godard n’est pas aussi fantaisiste qu’elle en a l’air. N’achète-t-on pas déjà des mots sur Google pour en faire un usage commercial ? Elle a le mérite de la simplicité. Rien n’est plus facile que de recenser dans les discours officiels les occurrences de la malicieuse conjonction. Taxer le mot « donc » aurait par ailleurs l’avantage de rendre ruineux les raisonnements fallacieux si fréquents dans les discours politiques. Il ralentirait la vitesse des déductions hasardeuses qui conduisent à faire payer aux pauvres les dettes de l’économie « casino ». Car le langage souffre des mêmes maux que le crédit. Les discours politiques sont pollués par les euphémismes et les faux syllogismes comme les actifs des banques par les créances toxiques. Ils sont rongés par le manque de crédibilité. Orwell nous avait prévenus : « Le langage politique est conçu pour que le mensonge paraisse véridique… et pour donner une apparence de solidité à ce qui n'est que du vent. (…)Quand il y a un écart entre les buts réels et les buts déclarés, on se tourne comme instinctivement vers des longs mots et des tournures usées, comme une seiche projetant son encre. »Il est temps de rétablir la confiance dans la parole publique. Mais comment s’y prendre ? On pourrait réformer les agences de notation, les rebaptiser : agences de dénotation. Leur mission ? Évaluer la crédibilité des discours politiques comme elles le font pour les dettes souveraines et dégrader, s’il le faut, le crédit des gouvernements coupables de ruiner la confiance dans le langage commun.Cet article vous est offert.
Les photos de manifestations à Athènes sont signées Stefania Mizara et sont extraites de notre portolio : La rue d'Athènes veut être entendue à Bruxelles.Christian Salmon vient de publier Les Derniers Jours de la Ve République (éditions Fayard). Auteur notamment de Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007, La Découverte), il collabore de façon à la fois régulière et irrégulière, au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart.
Tous ses articles sont ici. On peut lire également les billets du blog de Christian Salmon sur Mediapart.
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