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"Je cherche l'Italie" de Yannick Haenel

Publié le 15 mars 2015 par Francisrichard @francisrichard

Enée, selon Virgile, abandonne Troie en flammes, fait naufrage, débarque sur une île et demande son chemin: "Je cherche l'Italie". Yannick Haenel ne demande pas son chemin, mais, une fois débarqué à Florence, cherche l'Italie où il est venu pour faire le point: ""Faire le point" consiste d'abord à partir à sa recherche."

Ce point? "Dante le nomme "il punto a cui tutti li tempi son presenti": le point auquel tous les temps sont présents." L'auteur pense que Florence, "avec son immense proposition artistique", va lui rendre présents tous les temps. Et il ne fait que ça, à Florence et ailleurs en Italie: contempler des murs, grâce à "un emploi du temps vide, débarrassé de toute volonté, sans projet de visite".

Au cours de son séjour, de 2011 à 2014, il découvre ainsi la fresque d'Ucello, Le déluge, offerte à l'air libre. Ce mur de peintures lui éclate au visage: "Son chaos de pigments rouges et verts, le vertige qu'ouvre sa perspective insensée m'empoignèrent; il me semblait que j'allais glisser avec ses personnages vers le trou qu'elle met en scène, et qu'à l'arrière-plan, là-bas, entre les deux parois qui compriment l'espace et semble écraser les corps des hommes, quelque chose de boueux qui relevait du sans-fond allait m'engloutir."

Il voit L'annonciation de Fra Angelico, dans des circonstances idéales. Le peintre n'a pas peint le rayon divin qui touche la Vierge, semble-t-il parce que "chaque matin la lumière venait réellement sur la fresque". Il choisit le jour de l'Annonciation pour la contempler: "Nous sommes le 25 mars, et c'est un 25 mars que Jésus mourra. L'Annonciation raconte une Incarnation qui annonce elle-même, à travers la fenêtre grillagée en croix de la cellule, derrière la Vierge, une crucifixion."

Il profite de son séjour pour lire les oeuvres complètes de Georges Bataille, publiées en douze volumes par Gallimard. Comme lui, il ne conçoit de corps libre qu'à travers l'extase - "le mot peut sembler excessif, il désigne pourtant ce qui m'arrive lorsque j'aborde une frontière". Comme lui, il pense que l'on ne peut se soustraire "aux servilités du conditionnement qu'à travers des expériences spirituelles". Ces opérations impliquent à ses yeux "une parole qui les révèle: j'appelle "littérature" cette parole."

Et il parle du rite: "A travers la répétition obstinée d'une promenade, d'un geste, d'une attention, le rite vous soustrait au temps mort. Tourner en rond est profitable. L'errance relève d'un temps séparé. Le moment où elle prend figure de rite en efface l'angoisse." Du sacré: "Le sacré, écrit Bataille, est comparable à la "flamme qui détruit le bois en se consumant"." Du sacrifice: "Le sacrifice n'est pas l'expérience de quelque chose, mais de rien. D'ailleurs, il n'est pas une expérience, tout au plus l'approche reculée d'un rite."

En Italie, depuis qu'il y habite, il assiste à la ruine d'un pays, à la mort de la politique: "A quelques secondes, à quelques centimètres, juste à côté de nous, Michel-Ange, Donatello, Masaccio, Ucello, Fra Angelico, existent; et précisément la ruine du politique a lieu pour que cela n'existe pas - pour que l'art qui ne cesse d'agir, n'agisse pas, pour que nos vies soient occupées à autre chose."

En fait, il concède que la politique n'est pas morte, mais qu'elle n'en finit pas de mourir et qu'elle a fait sa mutation au pire. Les responsables? Les marchés financiers, bien sûr: "Les convulsions périodiques des marchés financiers n'ont qu'un objet: domestiquer ce qui, du monde, ne l'était pas encore. En absorbant la politique, c'est-à-dire le monde des décisions (et qu'y a-t-il de plus ridicule aujourd'hui qu'"une décision"?), les marchés n'ont pas seulement limité les espérances des humains, ils ont renforcé leur assujetissement. Lorsqu'il n'existera plus aucune possibilité libre, ils auront achevé leur travail."

Et si c'était au contraire l'expansion des Etats, donc de la politique, qui était responsable du renforcement de l'assujetissement des êtres humains? Car il n'y a pas de marchés plus soumis aux réglementations des Etats que les marchés financiers et jamais dans l'histoire de l'humanité les Etats n'ont eu de périmètres d'intervention aussi larges qu'aujourd'hui, avec la connivence d'un certain capitalisme dévoyé qui a besoin d'eux pour exister.

Pour l'auteur le capitalisme envahit tout: "L'oligarchie planétaire sait que les moyens de production sont l'autre nom de la dévoration." Il ajoute: "Qu'est-ce qui échappe au capitalisme? L'amour? La poésie? Lacan disait: la sainteté". Ça tombe bien: il y a dans le coin un saint qui fera l'affaire, c'est François d'Assise: "La solitude franciscaine se propose comme expérience qui fonde la vie en dehors de l'appropriation. En tant que telle cette expérience s'oppose au destin historique de l'économie occidentale."

Pour l'auteur, le marché ("combinaison infernale du formatage et du contrôle") est "la société absolue" et son expansion est planétaire: "Ce qui se donne à vendre à travers lui, ce ne sont plus les marchandises, mais l'existence de chacun, envisagée comme un stock monnayable, traitée comme un produit, et dont la cote est proportionnelle à l'intégration sociale qui la motive."

Enfin le discours catastrophiste de l'auteur se nourrit de tous les autres lieux communs actuels, ressassés par les médias, ce qui ne leur donne pas force de vérité: "Les Temps modernes sont sortis de leurs gonds: une emprise technico-économique s'est substituée à la vieille idéologie du progrès. Cette substitution est sans limites: elle ravage tous les secteurs de la vie humaine, dérègle les climats, empoisonne l'agroalimentaire, asservit les rapports, étouffe le moindre souffle de liberté."

Tout ça c'est bien beau, mais, s'il est venu en Italie, c'est pour faire le point. Justement il le fait, à l'imitation de saint François, du moins telle qu'il l'imagine: "Parvenir à être seul - vraiment seul -, c'est rejoindre ce point du monde que je poursuis depuis mon arrivée en Italie. C'est "le point le plus vivant" de Dante - le point à partir duquel naissent les lucioles. Dans les ténèbres absolues, il n'y a qu'elles qui brillent. On croit toujours que les lucioles ont disparu, que leur lumière est morte, et puis le point le plus vivant renaît."

Plutôt que de s'appesantir davantage sur ces élucubrations idéologiques, il est préférable de retenir de ce livre bien écrit les belles pages que Yannick Haenel consacre à Ucello, ou à Fra Angelico, ou encore au lac de Nemi et à ses bois: "Les bois de Némi sont noirs, poussiéreux, pleins de ronces: et pourtant l'été s'y glisse comme un couple qui cherche un coin discret: il s'illumine entre les pins, s'enroule avec des soupirs dans la fraîcheur des sous-bois, comme si rien d'autre n'existait que le temps."

Francis Richard 

Je cherche l'Italie, Yannick Haenel, 208 pages, L'Infini - Gallimard


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