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Dix ans plus tard, la “Révolution du cèdre” au Liban par Sharmine Narwani

Publié le 17 mars 2015 par Gonzo

Cette semaine, une traduction, celle d’un article en anglais de Sharmine Narwani, une journaliste clairement à gauche, spécialiste des questions moyen-orientales. Publié sur le site de Russia Today sous le titre Ten years on, Lebanon’s ‘Cedar Revolution’, et signalé par Nidal sur SeenThis, le texte, qui apporte pas mal d’éléments plus ou moins connus, méritait une traduction en français. Elle est donnée ici sans la moindre coupe. A vous de juger !

Il y a dix ans cette semaine, un million de Libanais – un quart de la population – se rassemblait sur la place des Martyrs dans le centre de Beyrouth, demandant le départ des forces syriennes hors de leur pays.

Les Libanais aiment la fête. Et celle-là était la plus grande, la plus étonnante, la plus bruyante que le pays ait jamais connue. Elle avait pour thème le rouge et le blanc du drapeau libanais et la foule, encouragée de se voir aussi nombreuse, tanguait en reprenant à l’unisson les slogans préférés de la jeunesse « révolutionnaire » d’aujourd’hui : indépendance, démocratie, liberté, souveraineté, vérité, justice. Si l’espoir avait un prix, le Liban n’avait jamais été aussi riche que ce 14 mars 2005.

Dix ans plus tard, ceux qui, au Liban, ont été intimement liés à « l’intifada de l’indépendance » parlent encore avec émotion de cette métamorphose qui a culminé, après l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri le 14 février, avec le départ des 14 000 soldats syriens, le 26 avril.

Un succès retentissant ? Oui et non. Les Syriens ont sans doute quitté le pays beaucoup plus vite qu’on ne l’aurait pensé.
Syriens, dehors. Voilà une chose de faite.
La main-mise politique de la Syrie sur le Liban avait été démantelée en deux temps trois mouvements par des adversaires fraîchement mobilisés.
Neutralisation des alliés de la Syrie. Voilà une chose de faite.
Un tribunal international parrainé par l’ONU a été créé pour pourchasser les assassins de Hariri.
Vérité et Justice. Voilà une chose de faite.

Le temps d’un instant, le Liban a été uni, chrétiens et musulmans luttant pour le même objectif. Les Libanais pouvaient tout à coup parler librement, sans craindre les apparatchiks des services de sécurité syriens. Des élections législatives, susceptibles de consolider les fondements démocratiques de la nation, étaient prévues à peine deux mois plus tard.

Pourtant, à peine le dernier soldat syrien parti, la « révolution » a fini aussi rapidement qu’elle avait commencé. Les tentes plantées sur la place des Martyrs se sont vidées en l’espace d’une nuit. Les partis politiques ont commencé à marchander des accords et des alliances en vue des élections. Les caméras de télévision se sont éteintes. On est retourné à la bonne vieille politique d’avant. Le pouvoir avait simplement changé de main. Une sorte de coup d’État pour ainsi dire.

Un peu d’histoire pour commencer

Les choses ne sont jamais simples au Moyen-Orient, et les événement qui mènent à l’assassinat de Hariri ne font pas exception. Depuis l’été précédent, l’ancien Premier ministre accélérait la préparation des élections législatives de 2005. Il avait déjà dit aux Syriens qu’il n’accepterait pas la présence de leurs affidés sur sa liste électorale. Cependant, publiquement au moins, Hariri n’était pas sorti de la ligne tracée par les Syriens au Liban.

Avec ses relations politiques et commerciales internationales, le milliardaire libano-saoudien avait joué un rôle de premier plan pour forger l’accord de Taëf. Parrainé par l’Arabie saoudite en 1989, il avait permis la fin à la guerre civile, tout en préparant le terrain pour le départ de la Syrie du Liban, mais dans le cadre d’un large soutien international au maintien de la tutelle syrienne sur le Liban.

Les forces israéliennes ayant été obligées de quitter le Liban en 2000, l’atmosphère avait changé dans le petit État du Levant. Lentement, les demandes d’un retrait syrien avaient commencé à se faire entendre, principalement au sein du rassemblement (majoritairement chrétien) dit de « Cornet Chehwan » créé en 2001 – rassemblement dont certains membres étaient les mêmes qui, en 1976, avaient permis dans un premier temps la venue de ces mêmes Syriens.

En 2004, le groupe de Cornet Chehwan – qui ne représentait qu’une partie de la communauté chrétienne du Liban – n’avait pas encore réussi à susciter de l’attention à l’étranger mais les choses allaient s’arranger. En effet, George W. Bush, réélu à la présidence des États-Unis, lançait la seconde vague de ses interventions en faveur de la « démocratie» au Moyen-Orient, cette fois avec l’aide de la France. Lors d’une réunion en Normandie, en juin 2004, Bush et le président français Jacques Chirac s’étaient mis d’accord pour laisser de côté leur profond différend à propos de l’Irak en vue d’un réinvestissement commun au Levant. En tête de l’ordre du jour, il y avait le projet de mettre la Syrie à la porte du Liban, en préalable à un objectif plus large visant à défaire l’alliance de ce pays avec le Hezbollah, l’Iran et le Hamas. En septembre 2004, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta la Résolution 1559. Sans nommer explicitement la Syrie, la résolution, parrainée par la France et les États-Unis, appelait les « forces étrangères » à se retirer du territoire libanais et à cesser d’intervenir dans les affaires de cet État. Tous les Libanais n’étaient pas nécessairement d’accord, beaucoup d’entre eux considérèrent alors que la résolution était elle-même l’expression de l’intervention de « forces étrangères ».

Les Syriens ont répondu très rapidement au piège qui se refermait sur eux. Selon Elie Ferzli – un grec-orthodoxe pro-syrien, ancien vice-président du Parlement et alors ministre de l’Information tout en maintenant de bonnes relations avec les Américains – le président syrien Bachar al-Assad avait déjà prévu le départ des troupes syriennes : « Le président Assad m’a dit personnellement qu’il n’allait pas rester dans la région de la Bekaa (une demande de l’opposition [libanaise]) ; il veut revenir en Syrie. Il a expliqué qu’il subissait de très fortes pressions et qu’il voulait se protéger à l’intérieur des frontières syriennes. Il m’a dit cela après la réunion entre Bush et Chirac en Normandie et il a ajouté : ‘Ne soyez pas surpris si la Syrie quitte le Liban du jour au lendemain.’ »

En janvier 2005, les Américains coupent leurs relations avec Damas. Le 14 février, Rafic Hariri est tué dans le plus grand attentat à la voiture piégée à Beyrouth depuis des années.

Au Liban, un tournant nommé Quantum

Quelques heures après l’assassinat de Hariri, l’équilibre politique à Beyrouth avait spectaculairement commencé à changer.

Khodr Ghadban, alors responsable du département de la jeunesse au sein du Parti socialiste progressiste (PSP) dirigé par le leader druze Walid Joumblatt, affirme que la population a immédiatement réagi : « A 16 heures (trois heures après la mort de Hariri), nous avons convoqué une réunion avec tous les responsables des étudiants et des jeunes des différents partis politiques d’opposition pour dire que les services du régime syrien avaient tué Rafic Hariri. C’était une première. Deux heures plus tard, Joumblatt demandait aux dirigeants politiques de l’opposition de se réunir au domicile de la famille Hariri à Qoraitem. Ils ont rédigé une déclaration demandant à l’armée syrienne d’obéir aux accords de Taëf et ils ont annoncé que les funérailles de Hariri, deux jours plus tard, seraient publiques. Nous avons demandé aux gens de sortir dans la rue. C’était la première manifestation organisée du mouvement. »

Le soir de l’enterrement de Hariri, une coalition informelle des partis d’opposition, jusqu’alors très divisés sur la question de la présence militaire syrienne, se rassembla à l’hôtel Bristol. Des échanges sérieux ont alors commencé pour arriver à une position commune raconte Nora Joumblatt, épouse du chef druze et elle-même personnalité de la société civile, qui a joué « un rôle essentiellement logistique » dans le mouvement, alors encore naissant, du 14 mars : « Nous nous étions mis d’accord sur le rouge et le blanc (pour les manifestations). Je suis allée dans la banlieue sud, j’ai acheté des tissus avec ces couleurs. Nous les avons coupés (les foulards) ici, au bureau et nous les avons apportés à la réunion au Bristol cette nuit-là. » C’est cette nuit-là qu’on a pu voir les dirigeants politiques de l’opposition porter les couleurs rouge et blanc de l’« intifada de l’Indépendance », dit-elle, en ajoutant que la décision avait alors été prise de « continuer à manifester pour que le mouvement continue à grandir ».

A ce stade, plusieurs développements importants peuvent être notés : 1) pour la première fois, les communautés druze et sunnite, sous la direction de Walid Joumblatt et de Saad Hariri, ont conclu un accord stratégique avec les acteurs chrétiens de Cornet Chehwan et d’autres groupes plus petits en faveur de l’option « Dehors, la Syrie ! » ; 2) On a commencé à élaborer la version selon laquelle la Syrie était responsable de la mort de Hariri et que la prochaine étape passait nécessairement par l’expulsion des Syriens ; 3) la dynamique (momentum) – un mot que tout le monde a commencé à utiliser – devait être conservée après « l’événement » que constitutait l’assassinat de Rafic Hariri, afin d’imposer cette expulsion.

L’idée de couleurs symboliques pour le « mouvement du 14 Mars », le rouge et le blanc, avait été retenue, bien avant la mort de Hariri, par une cellule de décision regroupant quelques responsables. Le noyau était formé par un trio d’amis qui comprenait Eli Khouri, un expert en communication et marketing chez Quantum et Saatchi & Saatchi, Samir Kassir, un essayiste qui dirigeait également le Mouvement de la gauche démocratique (MGD) formé en septembre 2004 et le journaliste Samir Frangieh, membre de Cornet Chehwan.

« Nous – c’est-à-dire les deux Samir et moi-même, nous avions déjà planifié le mouvement Indépendance05 environ un an avant que Hariri ne soit tué », raconte ainsi Eli Khoury de Quantum. Interrogé sur les raisons d’une telle décision, il me répond : « L’arrivée de George Bush au pouvoir, la guerre en Irak, le mécontentement entre Hariri et la Syrie, entre Joumblatt et les Syriens : tout indiquait que les gens étaient prêts à faire quelque chose. Et nous avions l’œil rivé sur les élections de 2005. »

Ce sont Khoury et ses amis qui n’ont cessé de suggérer les slogans, les mots d’ordre, les tracts et les concepts du mouvement tout au long des mois qui séparent la mort de Hariri et l’arrestation de quatre généraux pro-syriens qui dirigeaient des postes clés de la sécurité du Liban. Khoury affirme ainsi être l’auteur de quelques-uns des mots d’ordre les plus efficaces de l’intifada de l’indépendance, en assurant également que les messages « officiels » du mouvement émanaient de leur petit groupe. C’est typiquement le type de marketing politique et de création de récit qu’on a pu observer ces dernières années à l’occasion de nombreuses « révolutions de couleur » pro-occidentales. Khoury, dont, à titre professionnel, le gouvernement américain est un des meilleurs clients, a ainsi pu être accusé de travailler pour les Américains, ce à quoi il répond, avec un sourire : « Tout ce que nous avons fait, c’était de reprendre dans des slogans ce que désiraient les gens en leur proposant un rendez-vous. »

Un certain nombre de groupes libanais sont devenus importants dans le mouvement qui se développait sur la place des Martyrs. Les principaux relais qui, quotidiennement, communiquaient directement entre eux – ou bien par des intermédiaires – comprenaient ainsi l’équipe d’Eli Khoury chez Quantum, le groupe logistique de Nora Joumblatt, la société de gestion d’événements dirigée par Asma Andraous, les groupes d’étudiants ou de jeunes représentant les différents partis et tendances politiques (ils étaient pour la plupart basés dans les tentes montées sur la place des Martyrs), et le groupe dirigé par Gebran Tueni, lui-même directeur du quotidien An-Nahar.

A côté de ces groupes, fondamentaux pour le mouvement, on trouvait aussi le groupe du Bristol, avec les grandes figures de l’opposition (comprenant désormais Joumblatt et [Saad] Hariri), groupe qui est rapidement devenu le principal moteur de la direction politique du mouvement. Il y avait encore le Courant patriotique libre (CPL), sans doute le plus actif sur le terrain, place des Martyrs, et enfin quelques personnes actives dans les médias, des parlementaires, etc.

Qui finançait tout cela ? Ezzat Kraytem, ​​alors membre du comité exécutif de la campagne électorale de Rafic Hariri, affirme sans embages : « Nous avons financé toutes ces activités. Hariri était un des grands bailleurs de fonds de ce mouvement. » Une déclaration confirmée par des faits, tant le financement par Hariri est loin d’être un secret. Par exemple, le groupe autour d’Asma Andraous avait ouvert un compte bancaire sur lequel elle dit avoir reçu près d’un demi-million de dollars par des donateurs libanais en provenance du monde entier. Son équipe de base, une trentaine de professionnels, a également bénéficié d’aides « en nature » explique celle qui dirige aujourd’hui le service des Relations publiques du Mouvement du Futur dirigé par Saad Hariri : « Nous avions un très bon réseau de relations, et nous l’avons utilisé. »

C’est d’ailleurs une des nombreuses critiques formées à l’encontre de « l’intifida de l’indépendance », parfois ironiquement surnommée « la révolution Gucci » : peut-être le plus bourgeois, le plus privilégié, le plus riche, le plus snob des mouvements populaires que le monde ait jamais connu, un mouvement composé d’une petite élite d’amis, de collègues, de quelques poids lourds de la politique, capables de prendre leur téléphone pour appeler les dirigeants du monde.

Le général en exil

Seize ans plus tôt, le 14 mars 1989, le chef du CPL, le général Michel Aoun, avait lancé une « guerre de libération » contre l’occupation syrienne du Liban. Chaque année, le 14 mars, les « aounistes » comme on les appelle souvent, organisaient une manifestation pour commémorer une date dont l’importance – tout comme la contribution des aounistes aux événements de 2005 – semble avoir été oubliée depuis longtemps par la direction de l’opposition qui s’est approprié le 14 mars.

Les militants de l’opposition qui ont travaillé avec les aounistes sur la place des Martyrs en 2005 le disent. « Les aounistes ont été les premiers à descendre dans la rue, il faut le reconnaître », dit ainsi Asma Andraous. Quant à Shirin Abdallah, une assistante de Gebran Tueni qui a coordonné un grand nombre d’activités entre le Nahar et le campement de la place des Martyrs en 2005, elle affirme elle aussi : « Les aounistes étaient derrière la plupart des activités qui ont eu lieu, ils avaient plus d’expérience que les autres partis politiques qui ne savaient pas comment gérer ce type de situation. » Elle mentionne ainsi un jeune responsable du Mouvement du Futur avec un sourire : « C’était sa première manifestation ! »

Alors que la plupart de ceux qui manifestaient en février et mars 2005 étaient d’accord sur l’idée d’expulser les Syriens – indépendamment des opinions des uns et des autres sur leur complicité dans la mort de Hariri –, il y avait des différences marquées par rapport à la stratégie finale au-delà de cet objectif. Mais apparemment, certains avaient déjà décidé d’utiliser la « dynamique » du moment à leur profit.

Ziad Abs, membre du CPL et figure clé de l’organisation, sur le terrain, du mouvement du 14 mars a pu ainsi assister à la manifestation concrète de cette divergence tandis que le mouvement pour l’indépendance prenait de l’ampleur dans le centre de Beyrouth : « Environ deux semaines avant le 14 mars, on a remarqué que les choses étaient organisées, mais sans la participation des militants. » « Nous n’avons jamais donné notre accord pour certains des slogans qui étaient suggérés, nous n’avons jamais donné notre accord, par exemple, pour l’affiche avec les quatre généraux », poursuit-il en faisant référence à une affiche produite par le petit groupe autour de Quantum, avec Eli Khoury et Samir Kassir, affiche qui réclamait le bannissement de quatre responsables libanais de la sécurité, étroitement liés à la Syrie.

Cette affiche était révélatrice d’une sorte de réorientation stratégique à l’œuvre au sein d’un segment de l’opposition. Une réorientation qui n’était pas forcément fidèle à l’opinion la plus répandue. Pour une partie de ceux qui voulaient le départ des Syriens, elle reflétait des intérêts occidentaux, pour d’autres, elle ouvrait un combat inutile contre eux. « C’était l’idée de Samir, me confie crûment Asma Andraous à propos de cette affiche, c’est Eli qui l’a réalisée et c’est moi qui l’ai apportée », expliquant qu’elle se chargeait souvent d’apporter des documents sur la place des Martyrs, « parce que les services de renseignement laissaient passer les femmes ».

Eli Khoury confirme à peu près : « Asma a presque raison. Samir était venu me voir après une réunion au Bristol et m’a dit qu’ils avaient eu l’idée de cette affiche avec les quatre généraux. J’ai dit que je ne la ferais pas faire par notre équipe pour que les ‘services’ ne puissent pas remonter jusqu’à moi. Ce sont les jeunes (les militants) qui l’ont faite. »

Pour en revenir aux aounistes, Ziad Abs lui aussi a remarqué que des réunions avaient lieu au Nahar où « tout à coup, nous n’étions plus invités, des réunions suivies de décisions qui avaient des répercussion sur le terrain ». Mais c’est après la grande manifestation du 14 mars que les choses ont vraiment commencé à changer, explique-t-il : « La coalition du 14 mars s’est rendue à Paris et a demandé aux Français de ne pas autoriser le retour du général Aoun avant les élections. Ils ont même demandé d’avancer l’élection pour profiter de la dynamique du mouvement. Et puis ils ont insisté pour que soit utilisée la loi électorale que les Syriens avaient imposée. »

Nicolas Sehnoui, un ancien ministre libanais des Télécommunications, évoque certaines de ces manœuvres avec amertume : « Le général Aoun devait prendre la parole par vidéo depuis Paris lors de la grande manifestation du 14 mars, mais le son a été coupé. Un tiers des manifestants étaient des membres du CPL, sans le CPL, rien n’aurait pu être fait. »

Le chiffre est-il exagéré ? Difficile à dire. Toujours est-il que lorsque le général Aoun a fait cavalier seul lors des législatives, à peine trois mois plus tard, il a réduit à néant les autres partis politiques chrétiens, obtenant la grande majorité des sièges, 21 contre 14 pour les différents candidats de Cornet Shehwan.

Ziad Hafez, universitaire libanais et nationaliste arabe connu au Liban, confirme: « Les aounistes formaient l’épine dorsale des protestations. Mais ils ont eu l’impression d’avoir été trahis. Quand Aoun est sorti de la coalition du 14 mars durant l’été 2005, le mouvement du 14 mars n’a plus été en mesure de réussir le même genre de manifestation. » Ainsi, le mouvement du 14 mars aurait été détourné au profit de quelques-uns ? « Quand souveraineté rimait avec indépendance, explique-t-il, qui aurait pu être contre ? Mais quand cela a commencé à vouloir dire qu’on était contre la Syrie et contre la Résistance [libanaise], les gens ont commencé a flairer quelque chose. »

Pour sa part, Ziad Abs ne blâme pas la majorité de ceux qui se sont impliqués dans les événements. Pour lui, « les personnes impliquées dans le 14 mars étaient sincères, ce sont d’autres qui ont vu la direction que prenaient les événements et qui ont décidé qu’elles feraient le nouveau régime ».

Ingérences étrangères

Si les manifestations du 14 mars étaient pour l’essentiel une réaction née sur place, des parties étrangères avaient clairement leur propre agenda, un agenda particulièrement intéressant pour des courants de l’opposition, très pro-occidentaux et anti-syriens.

On trouve une traduction de la rupture progressive entre le mouvement du 14 mars et le général Aoun dans la politique suivie à Washington. Dans un document publié par WikiLeaks, l’ambassadeur des États-Unis au Liban, Jeffrey Feltman, décrit ainsi Aoun comme « imprévisible » et « incontrôlable ». Il évoque aussi la « politique antérieure du 14 mars pour marginaliser Aoun et le mettre hors-jeu ». Il y a eu ensuite différentes tentatives des USA pour proposer une « enveloppe » et un « cadre » au mouvement qui se déroulait au Liban, en fonction de leurs propres objectifs politiques, axés pour l’essentiel sur la réduction de l’hégémonie syrienne et le « renforcement de la démocratie » promue par Bush.

Le 28 février 2005, lors de sa conférence de presse, la sous-secrétaire d’État aux Affaires mondiales, Paula Dobriansky, présenta les événements de Beyrouth sous une nouvelle étiquette : « Au Liban, nous assistons à une dynamique croissante en faveur d’une ‘révolution du Cèdre’ qui unifie les citoyens de cette nation pour une vraie démocratie et pour la fin de l’influence étrangère. Des signes d’espoir sont visibles dans le monde entier et, sans aucun doute, les années à venir apporteront beaucoup à la cause de la liberté. »

Deux semaines après ces commentaires, le 8 mars, lors de la plus grande manifestation qu’on ait connu jusqu’à cette date dans le pays, un demi-million de manifestants libanais descendirent dans la rue pour s’opposer à cette orientation et pour « remercier la Syrie » de son rôle au Liban. La foule ne s’opposait pas à ce que les troupes syriennes quittent le pays, mais ses choix géopolitiques, totalement différents, étaient en faveur du rôle régional de la Syrie. Elle aussi exigeait la « vérité » et agitait le drapeau libanais rouge et blanc. Mais elle brandissait également des pancartes qui disaient : « Non à l’intervention américaine ». Un point de vue qui n’a pas retenu l’attention des médias occidentaux, non plus que l’intérêt de leurs gouvernements.

A juste titre, The Economist commenterait, à la suite de la participation d’un million de personnes le 14 mars cette fois, que « les Libanais, si l’on tient compte de la taille des deux manifestations, sont bien à peu près aux deux tiers en faveur du changement, [mais] les médias ont considérablement amplifié cet écart ». De fait, les médias libanais comme les médias étrangers d’ailleurs. Au Liban, il y avait « une mobilisation en partie calculée dans la manière dont les chaînes de télévision ont cherché à réunir le public et à susciter en lui un sentiment collectif » a ainsi écrit Lina Khatib dans une étude sur l’impact de la télévision sur le « Printemps de Beyrouth ». Les télévisions étaient en phase avec la foule tout en la mobilisant, de même que la foule répondait aux télévisions tout en les mobilisant. La « dynamique » se renforçait sous cet éclairage intensif, mais elle devenait aussi de plus en plus « mise en scène ».

Une mise en scène devenue la marque de fabrique des « mouvements pour la démocratie » de type occidental. Avec des auteurs qui s’étaient illustrés lors des différents changements de régime en Europe de l’Est et qui louaient désormais leurs services. « Canvas a travaillé avec des opposants dans pratiquement tous les pays du Moyen-Orient, une région où Canvas a connu sa plus grande réussite, le Liban, et son pire échec, l’Iran » peut-on lire ainsi dans un article de la revue Foreign Policy de février de 2011.

Les fondateurs de Canvas étaient ceux d’Otpor en Serbie. Ils ont fait leurs premières armes pendant la révolte contre Slobodan Milosevic et sont ensuite allés enseigner aux autres comment « faire une révolution ». Globalement, on peut considérer que le travail de Canvas consiste 1) à entraîner des jeunes gens motivés et influençables à se révolter contre des gouvernements qui ne sont pas appréciés par l’Occident ; 2) à leur apprendre à utiliser des « marques » et à réussir des coups médiatiques et autres trucs publicitaires destinés à faire sortir l’opinion publique de sa « majorité silencieuse » ; 3) à préparer le sentiment national et à le travailler pour arriver à soutenir une rébellion qui se traduit par un « changement de régime ».

« On pense souvent que les révolutions sont spontanées, explique Ivan Marovic, un ancien formateur de Canvas dans l’article publié dans Foreign Policy. On a l’impression que les gens sont juste descendus dans la rue. Mais c’est le résultat de mois ou d’années de préparation. C’est un travail très fastidieux, jusqu’à ce que vous atteignez un certain point, où vous pouvez organiser des manifestations de masse ou des grèves. Si tout a bien été planifié, au moment où cela commence, ce n’est plus qu’une affaire de semaines. »

A un certain moment, lors des manifestations en 2005, les formateurs et les responsables de Canvas sont arrivés à Beyrouth pour entraîner les militants libanais à attirer l’attention des médias, à lancer des campagnes et à organiser une « révolution ». Michel Elefteriades, un producteur bien connu dans le milieu musical libanais, militant politique et alors membre du CPL, fut l’un des principaux militants de la place des Martyrs : « Gebran Tueni m’a appelé et il m’a dit que je devrais donner un coup de main à un groupe de Serbes qui venaient nous aider. Ils avaient l’air hyper-professionnels par rapport à ce qu’ils voulaient faire. Je voyais leur influence dans tout ce qui se passait. C’étaient des spécialistes des révolutions de couleur. »

Michel Elefteriades explique qu’il a rencontré Ivan Marovic juste après son arrivée à Beyrouth et qu’il a commencé par le piloter : « Puis ils ont commencé à nous dire ce qu’il fallait faire ou non. Je les accompagnais à des réunions avec les médias – rien que des médias internationaux – et ils coordonnaient les choses avec eux. Ils se connaissaient tous très bien. Dès le premier jour, ils me dirent que nous ne devions pas l’appeler notre mouvement ‘l’intifada du Cèdre’, parce qu’on n’allait pas aimer le mot intifada en Occident. Ils disaient que l’opinion arabe n’était pas importante, que ce qui comptait c’était l’opinion occidentale. Alors, ils ont dit aux journalistes de ne pas utiliser le mot intifada. »

« Ils nous ont donné une liste de slogans qui devaient être diffusés par les télévisions occidentales, poursuit-il. Ils nous ont dit, à nous et aux journalistes occidentaux, où mettre les banderoles, quand les brandir en l’air, et même la taille qu’elles devaient avoir. Par exemple, ils demandaient aux journalistes de les prévenir des créneaux horaires où ils allaient passer, puis ils nous disaient de régler nos montres et de brandir nos pancartes juste à 15h05, en fonction du moment où les chaînes télévisées retransmettaient en direct depuis Beyrouth. C’était une mise en scène totale. »

C’est à partir de ce moment-là que Michel Elefteriades a refusé de continuer à travailler avec le staff de Canvas.

Voir Canvas s’arroger tout le mérite des manifestations libanaises est une chose qui irrite beaucoup Shirin Abdallah, l’ancienne assistante de Gebran Tueni. Après tout, son chef, le patron de l’influent quotidien An-Nahar, était celui qui avait invité au Liban les gens de Canvas ! Elle insiste : « La dynamique était là, on est allé chercher Canvas juste pour la conserver. » Elle se souvient de Gebran Tueni « assis avec Frances Abouzeid de [l’ONG] Freedom House, qu’il avait rencontré lors d’une réunion à Davos », tous les deux regardant par la fenêtre la mer de manifestants… « Frances dit à Tueni qu’il y avait besoin de quelqu’un pour conserver cette dynamique et apprendre aux gens comment le faire. »

Shirin Abdallah explique qu’il y avait une salle pour les formations dans l’immeuble du Nahar et que Canvas y a donné, pendant deux week-ends, des formations. Mais « la première a été faite par Ivan Marcovic », et elle a eu lieu avec de nombreux jeunes dirigeants, dans une des tentes de la place des Martyrs, en secret parce que la Sûreté générale du Liban avait interrogé Ivan et raccourci la durée de son visa. « La réunion s’est déroulée tranquillement, avec des gardiens à l’extérieur de la tente. »

« Ce premier jour, Ivan a montré comment conserver la dynamique, comment maintenir les gens en éveil, comment faire passer un message », poursuit Shirin Abdallah. Selon elle, les deux autres séances de formation données par Canvas ont eu lieu après le 14 mars et avant le départ des troupes syriennes. Quant à Michel Elefteriades, il affirme, lui, avoir rencontré les gens de Canvas bien avant le 14 mars.

Canvas n’a pas répondu aux questions que j’ai envoyées par email et Ivan semble avoir totalement oublié avoir travaillé au Liban. Questionné sur Twitter à propos de ses activités au Liban en 2005, et s’il y avait travaillé en faveur de la démocratie, il a répondu : « Pas de formations, juste une visite. Invité par feu Gebran Tueni. Ai rencontré des gens place des Martyrs. » Et puis un autre tweet : « Cette visite a été mon seul lien avec le Liban, je n’ai pas participé à des formations et n’en ai pas entendu parler. »

« Toutes les organisations américaines pour la démocratie étaient là, affirme Asma Andraous. Ils ont appris aux jeunes comment mobiliser, comment garder les militants occupés, ils étaient très enthousiastes. » En revanche, Eli Khoury ne pense pas qu’ils aient joué un rôle essentiel : « Beaucoup de groupes internationaux sont venus aider. Ils pensaient qu’ils arrivaient dans un endroit un peu comme le Yémen, ils ont vu qu’ils ne servaient à rien et ils sont repartis. Canvas en particulier. »

Le résultat

Il y a quelques années déjà, un haut responsable du Foreign Office m’a confié que le tribunal était « un bon outil pour contrôler les Iraniens. Et nous n’avons pas beaucoup d’autres possibilités pour y arriver. » Le tribunal auquel il faisait allusion, c’est le Tribunal spécial pour le Liban, parrainé par l’ONU, dont la mission est d’identifier et de poursuivre divers assassinats, contre Hariri et d’autres personnes comme Samir Kassir et Gebran Tueni. Cependant, dans l’esprit de nombreux Libanais, la réputation de cet instrument pour la « justice » a déjà été ternie ces dernières années par une série de faux-pas, de fuites et de fausses accusations. Plus important encore, ni le gouvernement syrien, ni même des ressortissants syriens ont été inculpés pour l’assassinat de Rafic Hariri. Pire, les quatre généraux libanais qui figuraient sur l’affiche du 14 mars, qui ont été attrapés et jetés en prison dans ce qui fut une véritable chasse aux sorcières menée par l’opposition, ont pourtant été remis en liberté quatre ans plus tard, faute de preuves et sans avoir été inculpés d’aucun crime.

On a fait tomber un gouvernement, un Premier ministre a démissionné, un président a été ridiculisé, le Liban a ouvert ses portes à une ingérence juridique de puissances étrangères sans précédent, on a préparé le terrain à une agression militaire israélienne, soutenue par les USA, pour détruire la résistance libanaise : autant de « douleurs de l’enfantement d’un nouveau Moyen-Orient » à la sauce Bush, qui ont accompagné l’installation d’une hégémonie occidentale totale sur le théâtre libanais abandonné par ses protecteurs arabes.

Ironiquement, le nouveau Liban du 14 mars se composait pour l’essentiel des personnalités politiques les plus opposées à l’occupation syrienne, celles-là même qui s’étaient le moins opposées à elle, analyse Jean Aziz, un journaliste ancien membre des Forces libanaises, un parti de la droite, et militant au temps du 14 mars : « Ceux qui ont manifesté le plus de haine et de rancœur à l’encontre des Syriens sont ceux qui étaient les meilleurs partisans de l’hégémonie syrienne sur le pays. Lisez leurs discours au Parlement, tous ! Seul Tueni avait des mots durs contre les Syriens dans ses discours. »

Pire, le Liban est entré dans une nouvelle phase de polarisation confessionnelle. La division entre sunnites et chiites a commencé à s’installer. Un sondage publié par le Beirut Center for Research and Information, publié le 16 mars [2005] par le quotidien As-Safir, et repris ensuite par le Foreign Broadcast Information Service [un département de la CIA] met en évidence des points de vue très différenciés sur les événements de l’époque. Portant sur une série de questions liées à l’intervention franco-américaine, à l’assassinat de Hariri, à la Résistance et à d’autres questions politiques particulièrement sensibles, le sondage mettait en évidence que les druzes et les chrétiens, sur la plupart de ces questions, se retrouvaient côte-à-côte, tandis que sunnites et chiites, dans le camp opposé, partageaient des positions proches. Un consensus qui a volé en éclat aujourd’hui. Durant les années qui ont suivi, on a diffusé des « récits » qui ont réussi à séparer plus encore les communautés les unes des autres, en distillant la méfiance, voire la haine, entre sunnites et chiites. Pas seulement au Liban, mais dans tout le Moyen-Orient.

Cela me rappelle un sondage réalisé en France juste après la Seconde Guerre mondiale. Interrogés sur le pays qui avait le plus contribué à la défaite de l’Allemagne en 1945, les Français avaient choisi l’URSS à une écrasante majorité de 57 %, 20 % d’entre eux mentionnant les États-Unis et 12 %, le Royaume-Uni. Soixante-dix ans plus tard – et après une bonne dose de Hollywood – la même question a été posée aux Français. En 2014, 58 % d’entre eux ont répondu que les États-Unis avaient le plus contribué à la défaite de l’Allemagne, 20 % ont mentionné l’URSS et 16 % le Royaume-Uni.

Après la mort de Hariri, le Liban a été submergé par une rhétorique malsaine de division, celle-là même que l’ancien Premier ministre avait cherché à désamorcer durant toute sa vie. D’une manière générale, elle a servi les intérêts franco-américains visant à remodeler la région avec le moins possible de résistance. Dix ans après les événements du 14 mars, le Liban est-il plus libre et indépendant, plus démocratique ? La vérité et la justice sont-elles davantage présentes dans la vie de tous les jours ? L’unité de la place des Martyrs a-t-elle survécu un seul jour au départ des troupes syriennes ?

Les aounistes et une poignée d’autres militants ont refusé alors de quitter les tentes installées place des Martyrs mais tous les autres sont partis pour rentrer chez eux dès le lendemain. Elie Ferzli, l’ancien vice-président du Parlement raconte : « Aoun a quitté le mouvement. Après lui, Joumblatt. La Syrie s’est retirée du Liban. Aujourd’hui, 1,5 million de Syriens sont entrés dans le pays. Quelques-uns d’entre eux sont des terroristes d’ISIS et de Jabhat al-Nusra. Tous les pays du monde entier ont leur mot à dire pour la moindre chose qui se passe au Liban. Alors, où est le 14 mars aujourd’hui ? »

« Est-ce que je suis contente ? se demande Nora Jumblatt. Peut-être… Sur le plan personnel, oui, mais pas sur le plan politique parce que je ne pense pas que nous avons obtenu ce que nous désirions vraiment, un État démocratique, un État démocratique et libéral.. Le système n’a pas changé. J’ai l’impression qu’on s’est fait avoir d’une certaine manière, parce que la politique est redevenue de la petite politique. »

« Notre objectif a été partiellement atteint, dit de son côté Eli Khouri. Malheureusement, nous avons dû passer la main aux politiciens et les politiciens ont montré qu’ils étaient… des politiciens ! Tantôt naïfs, tantôt opportunistes. » « Après le 14 mars, estime Khodr Ghadban, l’idée principale était de conserver notre dynamique jusqu’au départ de la Syrie. Après, l’intensité a été perdue, nous ne partagions pas une même vision stratégique. » « Je voulais que les Syriens partent, explique Michel Elefteriades, mais je ne voulais pas que les Syriens soient remplacés par les Américains ou les Occidentaux, ou encore que le Liban soit entraîné dans un conflit avec la Syrie. » Pour Asma Andraous, « c’était une vague : en profiter, gagner ses objectifs, mettre la pression là où il faut et puis s’en aller… Et puis tout s’est détraqué à la minute où les Syriens sont partis. Le lendemain, on est revenu à une politique très partisane. »

Lorsque le « Printemps arabe » a débuté au début de 2011, bien des Libanais se sont demandés : « Est-ce que nous étions le premier État du Printemps arabe ? »
Je pense que la réponse est oui. Le Liban a été le premier État dans le monde arabe moderne dont les citoyens, pleins d’espoir et de bonne volonté, ont été trompés pour devenir de petits soldats au service d’un projet bien plus vaste : permettre une nouvelle orientation impulsée à la fois de l’intérieur du pays, par son élite politique, et de l’extérieur, avec des objectifs encore moins liés à l’avenir du Liban. Oui, le Liban devrait se féliciter d’avoir brandi des bannières aux couleurs choisies, en hurlant « liberté, démocratie », en posant pour mille caméras de télévision diffusant partout dans le monde son autosatisfaction et réduisant des aspirations universelles à quelques slogans séduisants.

Le Liban le referait-il ? J’espère que non ! Il n’y a pas de « révolution » sans leadership, sans une vision ou un programme concret de développement national. Ces choses demandent du travail et des souffrances. Pas vraiment ce qui se fait dans ce XXI siècle qui préfère les solutions rapides.


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