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Big Eyes, de Tim Burton

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 5/5 

Peut-on parler de la mort d’un réalisateur qui est somme toute encore bien vivant ? J’ai longtemps pensé que Tim Burton ne piquerait plus ma curiosité. Après Big Fish (2003), je ne vois dans sa filmographie que de vaines auto-caricatures d’un style perdu, le point culminant étant certainement son adaptation d’Alice au pays des merveilles (2010). Sur un plateau, on lui servait alors une oeuvre surréaliste, barriolée, loufoque, embrassant la folie, embrassant donc parfaitement l’univers cinématographique qu’il avait déjà pu ériger. Il n’en fit rien, peut-être à cause d’un phénomène de concomitance rendant la rencontre artistique trop évidente donc impossible, peut-être également à cause de la prégnance de Disney. Je pourrais mentionner aussi Frankenweenie, son étonnant court-métrage de 1984, dont il réalisa un remake en 2012, en étirant simplement le format du court au long-métrage.  

Tim Burton est-il devenu son propre Ed Wood (1994) ? Son nouveau film, Big Eyes, se concentre sur la figure problématique de l’artiste et est en soi très proche d’Ed Wood. À quel point sont-ils reliés ? Ce nouveau film est-il porteur d’un souffle nouveau ?

© StudioCanal

© StudioCanal

Les big eyes ce sont ces grands yeux d’enfants mélancoliques, incrustés dans la peinture, qui ont connu un énorme succès au cours du XXème siècle. Le succès cache en fait un scandale retentissant pour l’histoire de l’art. En effet, Walter Keane se faisait passer pour l’auteur des big eyes alors que le véritable artiste était sa femme, Margaret, taisant son identité et la maternité de son oeuvre, par amour et par peur. 

Un récit biographique fidèle

Walter Keane représente pour le XXème siècle une des plus grandes escroqueries artistiques jamais connues. Bien que jugé comme usurpateur et comme faussaire, il a pu connaître la réussite en son nom, sans pourtant n’avoir jamais peint une seule toile. Le film de Burton met au centre de son récit le questionnement de la valeur artistique. Walter Keane ne raconte que des histoires et vend : quelle est donc la qualité effective de ce qui est vendu ? Ou est-ce là le prix de l’art : une toile qui tout bonnement se regarde, s’achète puis qui est copiée et dérivée ? Si les big eyes ont un prix, ont-ils alors une valeur ? 

Big Eyes a le mérite de soulever toutes ces questions, sans les imposer, de développer une réflexion, à laquelle le spectateur est libre d’adhérer ou non. Le scandale médiatique est parfaitement retranscrit, à tel point que la structure même du film suit scrupuleusement le cours chronologique des faits. De surcroît, Burton arrive même à faire s’animer San Francisco sous nos yeux tout en faisant la ville sienne. Les tons pastel et un certain uniformisme décrit ne sont pas sans rappeler Edward aux mains d’argent (1990). L’aseptisation des décors s’accompagne d’une vive critique de la société étasunienne de l’époque, particulièrement visant le statut social des femmes. 

Big Eyes n’est pas un pamphlet féministe et n’a aucune vocation à être anachronique. Si la place des femmes dans la société est attaquée, c’est pour mettre en relief la place de la femme du scandale et du film : Margaret Keane. La dramaturgie du long-métrage la place constamment en retrait, dans l’ombre de son mari, si bien qu’elle se retrouve souvent enfermée dans l’espace. Son atelier est un huis clos dans lequel personne n’est autorisé à entrer, y compris sa propre fille. Tous les tableaux qui l’entourent sont d’elles, pourtant, l’abondance des cadres souligne l’oppression que son mari exerce sur elle. 

© StudioCanal

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D’Ed Wood à Big Eyes : la quête de la reconnaissance artistique

Pourquoi vouloir absolument parler conjointement d’Ed Wood et de Big Eyes ? Tim Burton s’est entouré de Scott Alexander et Larry Karaszewski, scénaristes des deux films. Ce ne sont pas tant les deux récits qui exposent des similtudes que les personnages qui en émergent. Ed Wood et Walter Keane, un réalisateur malchanceux et un peintre sans oeuvres, ont tous deux été rejetés par la critique. 

L’usurpateur des big eyes, lui, a de plus connu un affolement médiatique autour de lui. Même quand ses manigances n’étaient pas encore découvertes, Walter Keane n’était rien de plus qu’un phénomène de mode pour certains. Burton et ses deux scénaristes ont fait de Keane un personnage avide de reconnaissance. Christoph Waltz joue avec justesse et démesure, d’apparence calme, prêt pourtant à céder à de véritables crises de folie. Le scénario le fait devenir peu à peu un monstre. Et c’est certainement là que l’on retrouve le plus Tim Burton, connu avant tout pour l’excentricité de ses personnages, là où il faudrait y voir davantage une ambiguïté viscérale : il n’y a plus de caricatures puisqu’il livre un personnage singulier, complexe et finalement marginal. 

L’essence du personnage burtonien

Si Walter Keane est un personnage suscitant l’intérêt de Burton, il n’en est pas moins sûr que le véritable personnage burtonien par excellence dans Big Eyes est Margaret Keane. Les big eyes c’est elle. Amy Adams est absolument captivante dans le rôle de la femme soumise à son mari. Ed Wood est un des personnages de Burton les plus intéressants, Margaret Keane en est un autre. 

Elle porte en elle la mélancolie et la résignation de vivre. Fille, épouse et mère, elle n’est jamais vraiment femme, ni même artiste alors qu’elle passe chaque jour à peindre. Néanmoins, ce qui l’a poussé à dessiner les big eyes demeure son jardin secret, qu’elle ne confie jamais à personne. Elle n’est d’abord pas reconnue comme l’auteur de ses tableaux, pourtant, elle est ses oeuvres. Elle est l’essence même de ce qui constitue le personnage burtonien, elle est profondément incomprise et semble évoluer dans une autre réalité. Une des séquences les plus marquantes se passe dans un supermarché, quand elle est prise d’une hallucination où soudainement toutes les personnes autour d’elles sont dotées de gros yeux ; seul moment où son monde nous est accessible. C’est dans cette impossibilité tenace à saisir ce personnage, qu’elle se révèle artiste envers et contre tout et qu’elle révèle sa beauté enfantine, fragile et mystérieuse. 

© StudioCanal

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En délaissant l’originalité visuelle à tout prix pour l’épaisseur de ses personnages, Tim Burton prouve que son cinéma est bel et bien vivant. La simplicité fait de Big Eyes un film touchant et troublant. 

Jean-Baptiste Colas-Gillot

Film en salles depuis le 18 mars 2015


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