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XVII - En Quarantaine

Publié le 30 mai 2008 par Marwan

Que faire quand on est “sur la touche”. Sans emploi, on se sent vite sans statut, privé de la reconnaissance de la société, donc pour la plupart d’entre nous en mal d’estime de soi, tant notre image de nous même est faconnée par ce que les autres nous renvoient. J’ai quitté mon emploi en connaissance de cause, mais j’avoue ne pas m’être attendu à une telle quarantaine.

Quitter une entreprise est une chose, « cracher sur la main qui nous nourrit » en est une autre, et c’est très précisement comme celà qu’étaient percues ma démission et ma lettre de départ à mes collègues. Mon problème moral résidait dans le fait que cette « main » prétendument bienfaitrice qui nous « nourrissait » était sale : elle avait giflé, affamé, spolié et exploîté beaucoup d’autres afin de rassasier les plus gourmands d’entre nous. Je n’avais simplement plus d’appétit du sang et de la sueur de mes frères et sœurs.

Pour mon salut, je n’avais pas que le travail dans ma vie, mais des amis, une famille, une épouse et un fils pour qui mon honneur et ma dignité n’étaient pas inscrits sur ma fiche de paie. Plus que tout, ma confiance en Dieu (swt) m’a permis de continuer à marcher avec optimisme sur le chemin qu’Il a tracé pour moi.

La vie est comme un très bon film où chacun de nous a un petit rôle : on croit avoir quelque chose d’intéressant à dire ou à faire, on essaie de jouer notre personnage comme on peut en s’efforçant d’être sincère mais, au bout du compte, seul le Réalisateur détiens les réponses importantes, qui font tomber les stars de leur piedestal au tréfond des égouts, tandis que les vrais héros sont cachés au fond de l’écran, faisant chaque jour ce qu’ils faisaient la veille avec constance, patience et engagement, sans même se douter des implications de ce qu’ils font sur la vie des autres, ni même parfois sur leur propre vie. Quand les réponses à mon rôle viendront(si elles viennent), insha Allah, je serai déjà infiniment heureux si le Tout Puissant m’aura permis, par ma vie ou par ma mort, d’être un instrument insignifiant dont Il se sera servi pour faire un acte de Bien, être utile aux autres ou tout simplement rendre à quelqu’un ne serait-ce qu’une infime partie de l’amour dont Il m’a comblé.

Durant ces jours qui suivent ma démission, le téléphone ne sonne pas beaucoup, mais un flux discontinu d’e-mails froids et hostiles (que je mentionne dans l’episode XVI) viennent m’informer de ma naïveté, de mon indésirable idéalisme, de mon insupportable moralisme venus perturber l’entente hypocrite qui règne dans les banques, mais bon… dans une société si injuste que la notre, être en quarantaine est un grand honneur, dont j’ai appris à apprécier toutes les facettes depuis mon (plus) jeune age.

Retour au point zéro (voir épisode I): que faire ?

Une réponse courte et (pas si) simple à cette question pourrait être la suivante : l’histoire de chacun d’entre nous est déjà écrite. A nous de choisir la façon dont nous allons à la rencontre des événements de notre vie. Nous sommes responsables de nos choix puisque nous les ignorons avant de les faire et comptables des intentions qui y président.

Sachant que le Réalisateur du film de ma vie détient l’ultime science et qu’Il (swt) est le Planificateur de toutes choses, quelle est ma mission dans le monde où Il m’a fait naître ? Pourquoi mon père a-t-il quitte l’Egypte ? Pourquoi a-t-il choisi la France ? Pourquoi ma maman et lui sont ils faits l’un pour l’autre ? Pourquoi m’ont-ils appelé Marwan ? Pourquoi ai-je raté mon concours de médecine ? Pourquoi ai-je choisi les mathématiques financières plutôt que la mécanique ? Pourquoi me suis-je posé toutes ces questions ? Pourquoi ne pouvais je pas fermer les yeux et accepter ma part de ce monde comme tant d’autres ? Et mon épouse, quel role joue-t-elle dans tout ça ? Et toi, qu’attends tu de moi ? Que sais tu, au fond, du lien qui nous unit, ou du rôle que nous jouons l’un dans la vie de l’autre sans même en être conscients ?

Si tu as lu les 16 épisodes précédents, tu comprends les implications de ces questions. Tu réalises aussi que te les poser en ton for intérieur et y répondre avec sincérité risque sérieusement de remettre en cause certains de tes choix de vie (volontaires ou non-percus comme tels).

Que tu sois Musulman(e) ou non, riche ou pauvre, quels que soient ton origine, ton métier, ton style vestimentaire ou ton plat préféré, prends un moment et essaie de te voir a la troisième personne, comme si tu regardais un personnage extérieur en étant un peu en retrait, puis prends de la distance au fur et à mesure et observe comment tu intéragis avec les autres, le rôle que nous jouons tous dans la grande fourmilière qu’est la terre, dans le grand vivarium qu’est la galaxie, dans l’océan de poussiere qu’est l’univers. Des scènes de vie, parfois dures, parfois douces, dont les acteurs ne saisissent ni la densité, ni la vacuité, ni même parfois la gravité. Un morceau de notre vie, ça pourrait ressembler à ça :

Marc rencontre Emilie à la machine à café. Elle lui parle de Forrest Gump, son film préféré. Elle lui dit qu’elle rêve un jour de « vivre une histoire d’amour comme on en voit qu’au cinema », fut-ce avec un garçon un peu lent et naïf comme le jeune Forrest, mais qu’elle « ferait mieux de redescendre sur terre », car elle a deux dossiers a terminer avant qu’Anis, le responsable aux cheuveux gélifiés, n’arrive…

3mn 44 secondes plus tard et 12 étages plus bas, à l’entrée du parking, le moteur d’une Porsche Boxster payée a crédit ronronne, tandis qu’Anis cherche son badge au fond de sa chemise Hugo Boss noire à rayures. Les gens s’impatientent, klaxonnent dans la file d’attente du parking de la Société Particulière, tout pressés qu’ils sont d’accomplir leur devoir envers la Société. Le téléphone portable sonne, mais Nadia attendra, on ne capte pas encore dans le parking de la SP, mais quelques logisticiens y travaillent.

Si Nadia appelle Anis alors qu’il l’a laissée seulement 20 minutes plus tôt, c’est parce qu’elle ne sait pas trop à qui demander les coordonnées d’un imam pour célébrer leur mariage. Son jeune frère Hakim va bien de temps en temps a la mosquée d’Argenteuil, mais il se sent gêné d’expliquer le cas de sa sœur à Cheikh Yusuf, après la prière du vendredi, juste au moment où tout le monde vient le saluer. Nadia a expliqué à ses parents qu’Anis était un gentil garçon avec une bonne situation, qu’il l’avait enmenée à Cancun alors que les autres ne l’avaient enmenée qu’à Djerba, qu’il avait une voiture et un appartement parisien. Sa mère lui a répondu qu’elle voulait un mariage de princesse ou rien. Que diraient les gens si elle se mariait « comme les pauvres… » ? Elle pense à « l’Arabian feeling pour la soirée », un endroit « sympa » du sud de Paris. Quand Hakim l’interroge sur le sens de sa relation, elle lui repond : « Tu sais, il faut être ouvert dans la vie. Ecoutes pas trop ce que les barbus disent, des fois ils abusent grave. Tant que tu sais au fond de ton cœur que tu ne fais rien de mal… ».

C’est très précisément ce dont Hakim essayait de s’auto-persuader quelques mois auparavant, quand il voyait dans la glace ses yeux rougis par l’abus d’herbe, qui ne fait rire que les inconscients, mais pleurer les parents. Dans son poste K7, ce soir là, Black Ven-R et Rohff expliquent leur définition de la réussite. En cherchant une mixtape perdue depuis longtemps sous son lit, il tombe sur un Coran offert par Hajj Slimane à son retour de la Mecque. Assis sur son lit défait, il ouvre le Livre. Impossible de décrypter quoi que ce soit, mis à part Al Fatiha (la sourate d’ouverture) qu’il connaît par cœur, et qu’il fait semblant de suivre ligne par ligne du bout du doigt, mais la supercherie ne dure hélas que jusqu’à la fin de la sourate. Hakim pense à son grand père Hajj Slimane qui, si Dieu (swt) veut bien, repose désormais en paix. Hakim a mal au ventre et ses jambes tremblent un peu, quand il réalise qu’il connaît tout de la vie des stars du rap, mais ne sait pas grand-chose, au fond, de son grand père, ni même de ce que Hajj Slimane a essayé de lui transmettre en lui offrant ce Coran. Pour un jeune homme comme Hakim, qui croit en Dieu, c’est dur d’assumer ce constat d’échec et d’essayer de changer. Quand il en parle à Noémi, sa meilleure amie (et binôme du cours de physique-chimie du professeur Touboul), elle sort de son sac à dos l’autobiographie de Malcolm X qu’elle a trouvé vendredi matin sur un siège du RER C. Le livre est abîmé, ses pages sont jaunies et salies de traces de doigts impatients et passionnés par l’histoire qu’il partage. Avant d’être entre les mains de Hakim, le livre a été vendu 7 fois, volé 2 fois, prété 4 mais rendu 3, perdu 2, dont une fois par Aïssatou dans le RER C, retrouvé par la jeune Noémi, élève brillante de terminale S au lycée Jean Jaurès d’Argenteuil, gentille comme pas deux, attentionnée et accro de chocolat noir aux amandes. Elle est boulversée par l’histoire de Malik Shabbaz, se sent si proche de ce qu’il a vécu en étant pourtant si différente. Quand Hakim lui parle des questions qu’il se pose sur la pratique de l’Islam, elle y voit un signe et lui propose d’aller ensemble à la mosquée de Paris pour en savoir plus. On dit qu’il y a un cours ouvert à tous le weekend. Quand ces deux là prennent le metro ligne 7 à 11h43 le samedi suivant, ils sont loin d’imaginer qu’ils deviendront frère et sœur en Islam quelques semaines plus tard. Cà ne plait pas beaucoup à Paul et Isabelle Perthuis, les parents de Noémi, qui appréciaient beaucoup le jeune Hakim jusque là.

« Ne va pas te faire embrigader, Noémi !!! »

« On est inquiets pour toi…c’est Hakim qui t’a mis ces idées en têtes ? Il me paraissait pourtant être un gentil garçon. »

« Yavait un reportage sur les convertis dans C Dans l’Air. Cà fait peur, ces filières de recrutement pour le djihad islamique… »

« Ca commence comme ça, et puis demain tu voudras mettre le tchador peut être ? Quoi ????? Tu prevois de le mettre ???? Pauuuuuuuuuuuuuuul, viens voir ta fille !!!! »

Sur le cas de Noémi, Paul et Isabelle acceptent les réponses et les avis de tout le monde…sauf de leur propre fille Noémi, qui souffre en silence de ne pouvoir vivre sa foi sans blesser ceux qui lui sont le plus chers. Paul, lui aussi, souffre en silence, il a l’impression qu’on lui a volé sa fille, qu’on a altéré son jugement pour la manipuler et l’éloigner de lui. Il a de la rage dans son cœur, de la rancœur dans le ventre et des traces de larmes séchées sur les manches de son blouson. Impossible de se parler, quand on s’en veut autant qu’on s’aime. Paul fume ses Gitanes, les yeux dans le vague, par la petite fenêtre de la cuisine, pendant que Noémi rattrape ses prières dans sa chambre après les cours, la porte fermée à clé. A chaque fois que le cœur de Paul se penche du côté de la compréhension et de l’amour de sa fille, le reste du monde civilisé se charge bien, par toutes les voies possibles, de lui rappeler le danger porté par l’Islam et les Musulmans. Un mur de silence et de tristesse se construit, une pierre après l’autre, dans le F3 acheté sur plan des Perthuis. Julien Scemama, conseiller chez Top-Immo (diplômé d’un BEP force de vente), avait expliqué à l’époque à Paul et Isabelle, avec force détails et beaucoup de conviction, les avantages d’acheter dans ce quartier « très prometteur » d’Argenteuil un appartement proposant « d’excellentes prestations ». Pour l’instant, Paul regarde les enfants jouer en bas de l’immeuble et pense à sa fille Noémi chérie. Il l’aime tellement, au fond…

Laurent Scemama, lui, n’a pas souhaité profiter de la « formidable opportunité » que représentait la Résidence des Coquelicots (dans sa grande humanité, il a probablement préféré laisser ce privilège à d’autres familles…, sic). Dans son studio, près de Bastille, il soigne sa coiffure. Ce soir, il sort avec des amis au Paradis des Fruits et Légumes, un restaurant pour jeunes-cadres-à-la-mode de la capitale, où le prix du jus de fruits est multiplié par le nombre de tours de mixeur pour le préparer… “çà coûte cher de manger sainement”. Laurent en sait quelque chose, mais bon… il a fait son objectif du mois, donc il peut bien se faire plaisir. Au service voiturier du restaurant, c’est Moustapha qui est de service ce soir, à qui Laurent balance les clés de sa Mégane en arrivant. Dans la journée, Moustapha travaille comme assistant-trader dans une salle de marché parisienne, mais ses collègues de la banque, enfants gâtés qu’ils sont, ne savent pas que Mouss’ a un deuxième boulot le soir pour pouvoir faire face à ses responsabilités. Le téléphone sonne : c’est Marwan qui recrute pour son déménagement ce weekend. Comment refuser…

Des vies entrelacées, les unes avec les autres, sans qu’aucun de nous ne réalise à quel point nous sommes liés, qu’on le veuille ou non. La conviction que toutes ces histoires ont un sens qui nous dépasse et que chacune de nos décisions a des conséquences dont nous n’avons qu’une perception toute relative. Dès lors, chacun d’entre nous doit décider, en conscience, de la part qu’il veut prendre dans la vie des autres ainsi que de la part de responsablités qu’il veut prendre dans sa propre existence.

Pour un(e) Musulman(e), ces questions se posent avec gravité, mais les lignes de guidance qu’offre l’Islam permettent d’avoir de bonnes indications sur comment gérer sa vie. En me posant les mêmes questions dans ce cadre, les réponses étaient assez claires :

1) Je n’ai pas atterri dans la finance par hasard, comme tu ne lis pas ces lignes par hasard

2) Je ne peux pas travailler pour une banque car je ne veux pas prendre part à un système, (en fait beaucoup plus large que le cercle de la finance), responsable de bon nombre d’injustices de ce monde

3) Je dois témoigner de mon parcours si ça peut éviter à d’autres de subir les mêmes épreuves que moi et d’éprouver les remords que je ressents à l’écriture de ces mots

4) Une fois conscient de l’injustice de ce système, il faut proposer des moyens de changer les choses qui garantissent la justice, économique et sociale pour commencer, pour tous et toutes.

Quelle que soit ta religion et quel que soit ton métier, si tu penses que l’injustice dans laquelle notre monde s’effondre peut être combattue, alors cette discussion t’engage.

Il n’y a rien d’inéluctable, contrairement à ce que l’on te répète à longueur de journée. Tu peux changer les choses. Si tu te sens seul(e) dans ce questionnement, saches que c’est le cas de la très grande majorité d’entre nous, mais le système fait en sorte que l’on se sente isolés, faibles, impuissants face à lui, au point qu’on se sente même gênés de s’adresser mutuellement la parole, comme en quarantaine volontaire…

On nous a tellement anesthésiés qu’il nous arrive même d’être consentants («on ne vit qu’une fois, alors autant en profiter !! »).

Des fois, on espère (« ah, si seulement il y avait un moyen de changer les choses. Tiens, passe moi le sel ! »).

D’autres fois, on renonce (« tu comprends, qu’est ce que j’y peux, moi… »).

Mais, au bout du compte, des solutions (en général simple) existent face aux « principaux problèmes que notre Société rencontre ». J’ai mis des guillemets à l’expression qui précède parce que j’aime bien la démonter : elle est construite comme si les « problèmes » étaient de gros rochers sur un sentier de randonnée, et que la Société se promenait par là. On a l’impression que, tôt ou tard, elle est condamnée à « rencontrer des problèmes » comme on rencontre des collègues sur le chemin du métro : c’est inévitable. Or, rien n’est plus faux : la Société est un groupe d’individus qui choisissent, plus ou moins collectivement, où ils ont envie d’aller…

Je disais donc : il existe des solutions. Reste à savoir si nous aurons la volonté et l’engagement suffisant pour les mettre en œuvre.

Rendez vous pour l’épisode XVIII, en partie 3, insha Allah…


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