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Taxi Téhéran, de Jafar Panahi

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 5/5 

Certains cinéastes peinent à exercer leur art dans la contrainte, d’autres parviennent à la dépasser jusqu’à en faire une véritable force. Jafar Panahi est de ceux-là. Interdit d’exercer son métier depuis 2010, le cinéaste iranien, défendu par le monde du cinéma (on se souvient de sa chaise laissée vide au jury du festival de Cannes), réussit malgré tout à filmer. Non seulement il exerce son métier, mais il l’exerce bien : de l’interdiction qui pèse sur son travail, Panahi sait en faire un moyen de réfléchir le cinéma, et montre une nouvelle fois avec Taxi Téhéran la grande capacité d’évocation du septième art.

© Jafar Panahi Film Productions

© Jafar Panahi Film Productions

S’improvisant chauffeur de taxi, Jafar Panahi sillonne les rues de Téhéran. Les clients se succèdent, ainsi que sa famille et ses amis, à bord du véhicule. Au gré de ces rencontres, Panahi dresse, avec force et humour, le portrait d’une société en crise, et d’un cinéma salutaire.

Au-delà du pare-brise

Huis-clos dans un taxi : les cinéastes iraniens semblent goûter l’exercice, déjà réalisé par Abbas Kiarostami dans Ten (2002). Empêché de faire des films, Panahi est obligé de se cloîtrer et de trouver, par d’ingénieux dispositifs cinématographiques, le moyen d’évoquer le monde. Ses deux derniers films, Ceci n’est pas un film et Closed Curtain, ne sortaient pas du domicile du cinéaste (lire ici l’article qui leur a été consacré dans notre dernier sujet du mois). Taxi Téhéran est le premier film qu’il tourne seul et en extérieur depuis 2010. Toutefois, le huis-clos s’impose encore et nous ne verrons la ville qu’à travers un pare-brise : Panahi et son équipe (nécessairement réduite), armés de caméras dissimulées, ont caché le tournage. Et malgré cet enfermement contraint du dispositif, ce dernier recèle une grande efficacité évocatrice.

Comme celui de Ten, le huis-clos de Taxi Téhéran n’impose pas une exclusion du monde, bien au contraire : le taxi se fait monde, portes ouvertes aux gens de passage, univers de rencontres improbables, microcosme d’une société aux nombreux paradoxes. Que ce soit dans la rue ou sur la banquette arrière, Panahi raconte l’Iran : le voleur qui fustige ses confrères « tombés trop bas », les deux vieilles superstitieuses qui se baladent avec des poissons, l’ancien voisin qui évoque l’agression dont il a été victime…

Evocation disions-nous : tous les personnages du film sont là pour raconter une histoire. La leur. Chacun opère un récit, et de ce récit naît le portrait croisé d’un individu et de la société. Parole libre et imagée, proche du mythe ou du conte : les deux vieilles doivent vite arriver à la source pour déposer leurs poissons à midi pile, sans quoi elles mourront ; le blessé implorant réalise à la hâte un testament en faveur d’une épouse très pressée de récupérer la trace de son héritage ; la nièce de Panahi réécrit les situations vues dans la rue. On pourrait croire à une succession de saynètes, mais celles-ci s’entrechoquent : Panahi n’abandonne jamais tout à fait ses personnages au bord de la route à l’issue d’une course. Ces petites histoires s’éparpillent, contaminent la suite, comme par exemple les appels répétés de la femme du blessé.

D’un récit à l’autre, c’est l’Iran qui se retrouve au coeur des conversations. Un fil rouge narratif est engagé, dès le début, par le rappel d’un fait divers : des hommes ont été pendus pour un simple racket. Cette histoire inaugurale alimente les conversations et interroge l’éthique : l’ancien voisin de Jafar refuse ainsi de dénoncer son agresseur pour qui il éprouve de la compassion. Vol, déterminisme social, misère, lois, peine de mort : l’état de la justice iranienne, sujette à débats, est au coeur du film sans l’appesantir. Et quand monte en voiture la « femme aux fleurs », Nasrin Sotoudeh, avocate militante interdite d’exercer, la question de la « justice » devient plus personnelle : Panahi ré-entend la voix de son ancien bourreau, et les fleurs de Nasrin sont destinées à une femme emprisonnée pour avoir voulu assister à un match de volley masculin. 

Enfermé dans une voiture, Jafar Panahi n’en parvient pas moins à rendre sensibles les injustices – à défaut de pouvoir les rendre visibles –, et à souligner les paradoxes d’un pays obsédé par le respect (religieux), mais qui maltraite les femmes, les pauvres, les artistes.

© Jafar Panahi Film Productions

© Jafar Panahi Film Productions

Rire et filmer pour résister

La démarche de Panahi est bien sûr politique – la question du respect des droits des hommes et surtout des femmes est centrale dans son cinéma –, mais elle l’est désormais presque malgré lui, tant le régime iranien, à force d’interdictions visant l’artiste et plus seulement l’homme, a de toute façon rendu politique chaque prise de vue opérée par Panahi. Se saisir d’une caméra est alors pour lui toujours un acte de résistance. Le régime iranien, en interdisant à Panahi d’exercer son métier, a reconnu le puissant rôle des artistes, et des images. 

Et c’est vrai que les images de Panahi sont fortes. De la contrainte de lieu, le film tire toute sa puissance évocatrice, on l’a dit, mais aussi, consécutivement, un pouvoir dénonciateur : le long plan d’ouverture où la voiture, arrêtée à un feu, laisse passer des cohortes de femmes entièrement voilées ; l’homme blessé enfourné dans la voiture sans ménagement, puis étalé en urgence sur un brancard ; Nasrin offrant à la caméra (et au cinéma) l’une de ses roses… Autant de plans dont la beauté et la force surprennent quand on connaît les conditions du tournage, et qui ont la capacité d’émouvoir, mais aussi de faire rire.

On rit en effet beaucoup dans ce film où Panahi sait se mettre en scène, cinéaste reconverti en chauffeur, peu disponible et peu loquace. En créant des situations réalistes mais loufoques (voire outrancièrement ridicules), il fait se confondre l’absurdité de toute fiction avec l’absurdité des décisions politiques, surtout celles visant le cinéma. Ces situations loufoques peuvent être drôles et touchantes – les vieilles superstitieuses et leurs poissons –, drôles et révélatrices – le trafic de DVD auquel se livre l’impayable Omid, qui souhaiterait s’adjoindre les  »services » de Panahi –, drôles et révoltantes enfin : la présence de sa nièce est l’occasion pour Panahi de donner au monde un aperçu des attentes esthétiques de son pays en matière de cinéma. Hana doit réaliser un film pour l’école, et entreprend de lire à son oncle la liste des « consignes » à respecter pour que le film soit « diffusable ».

Ces consignes, qui interdisent notamment qu’un personnage positif porte une cravate et un nom persan, ou qu’il y ait quelque « noirceur » dans le film, correspondent à ce que les régimes totalitaires ont toujours attendu de l’art : des oeuvres ancrées dans la réalité, mais une réalité d’où est bannie toute situation qui ne serait pas flatteuse pour le régime. Loin de faire des films « diffusables », Panahi prend littéralement les consignes à contre-pied. Sa grande force est de transformer l’évocation grave de ces contraintes liberticides en liste ridicule de consignes scolaires dont tout le monde rit, jusqu’au « générique », touché également par les interdictions du régime. 

© Jafar Panahi Film Productions

© Jafar Panahi Film Productions

Le réel et la fiction : le cinéma en question

Panahi ne respecte pas les consignes. Même quand on lui interdit de toucher une caméra, il ne peut pas s’empêcher de filmer. C’est assurément la marque des grands artistes. Panahi est d’autant plus grand qu’avec lui, la consigne se retourne contre le régime : en obligeant Panahi à faire du cinéma-guérilla avec trois bouts de ficelle et en catimini, les autorités iraniennes l’ont poussé à une inventivité formidable.

D’abord pensé comme un documentaire, Taxi Téhéran a vite dû s’orienter vers la fiction, les  clients que Panahi croisait au hasard de ses déplacements en taxi n’étant pas très rassurés à l’idée de dire librement ce qu’ils pensaient face caméra. Scénario et découpage sous le bras, Panahi s’est attelé à mettre en scène sa fiction comme un documentaire : en donnant la parole – préalablement écrite ou improvisée –, à la manière d’un documentaire, mais à des personnages de fiction, Panahi libère les voix. Son dispositif clairement exposé (la présence des caméras est soulignée par les personnages) et volontiers amateur (certains filment eux-mêmes la scène : Omid et le testament filmé du blessé, Hana et son film d’école) condamne au ridicule les « consignes » gouvernementales en proposant un cinéma vraiment audacieux. 

Surtout, le dispositif filmique est l’occasion, pour Panahi, de réfléchir à ce que peut bien signifier « faire du cinéma ». Cette question, souvent éludée par des cinéastes au sort confortable qui supposent bêtement l’évidence de la réponse, Panahi, lui, est bien obligé de se la poser. Face à la définition qu’en donnent les autorités – une définition paradoxale où le réalisme cinématographique correspond en fait à une image d’Epinal propagandiste –, Panahi impose un cinéma réfléchi, au sens propre. S’il est souvent question de cinéma dans Taxi Téhéran – notamment lors de la rencontre entre un jeune étudiant et le cinéaste qui lui prodigue ses conseils –, c’est de la mise en scène elle-même qu’émerge la réflexion : qu’est-ce que « filmer le réel » ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qui est « réel » là-dedans ? Panahi rappelle avec force que l’écriture filmique n’a rien d’une évidence, et qu’elle doit interroger et s’interroger constamment, et d’autant plus quand un pouvoir totalitaire s’efforce de l’encadrer. La tentative de mise en scène, par Hana, de « l’abnégation » d’un gamin des rues fait office de fable sur le rôle nécessaire et libertaire de l’imprévu : une leçon de cinéma à coup sûr, et une leçon politique aussi.

© Jafar Panahi Film Productions

© Jafar Panahi Film Productions

Taxi Téhéran fait donc partie de ces films qui, combattant un encadrement idéologique totalitaire, postule la liberté des hommes et des femmes en donnant à l’art le droit (le devoir !) de ne pas être ce qu’on attend de lui. Thématique sociétale et enjeu esthétique se recoupent toujours, et notamment à la fin de ce grand film qui mène un combat politique et filmique en demeurant d’une formidable légèreté. Une rose, belle et piquante, offerte à nos yeux.

Alice Letoulat

Ours d’or et Prix Fipresci Berlin 2015

Film en salles le 15 avril 2015.


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