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"Loin à vol d'oiseau" de Vincent Kappeler

Publié le 21 avril 2015 par Francisrichard @francisrichard

Classer est une opération de l'esprit qui rassure son détenteur. Mais c'est au fond simpliste. On classe les êtres, les choses, et on croit que désormais tout va bien, que tout est propre en ordre. Aussi, quand une oeuvre littéraire ou artistique est inclassable, n'est-elle pas vraiment rassurante pour le détenteur de l'esprit classeur. C'est bien le cas du livre de Vincent Kappeler. Mais n'est-ce pas ce qui fait son charme?

Ainsi, c'est vite dit de dire de Loin à vol d'oiseau qu'il s'agit d'un recueil de nouvelles comme le prétend la quatrième de couverture du livre. C'est impossible de dire pour autant qu'il s'agit d'un roman, même si l'on retrouve certains des personnages d'un texte l'autre. Tout au plus peut-on dire de ce livre grinçant, plutôt noir, que c'est oeuvre de fiction. Mais, une fois qu'on a dit ça, on n'est pas plus avancé.

Si le livre de Vincent Kappeler n'est guère rassurant parce qu'il est inclassable, bien que certains personnages deviennent familiers au lecteur, après quelques rencontres textuelles, dans leur ensemble les personnages ne le sont pas non plus, rassurants. Parce que tout ce qu'ils entreprennent finit, d'une manière ou d'une autre, par tourner à la cata. Prenons quelques uns d'entre eux, à titre d'exemples.

Olga avait 14 ans quand elle est tombée enceintre des oeuvres du Père Noël. Evidemment le Père Noël n'existe pas et ce n'est pas une ordure. C'est en effet Richard, 54 ans, qui l'a engrossée quand elle s'est offerte à lui dans le plus simple appareil au pied de la cheminée de ses parents, alors qu'il jouait au Père Noël à la satisfaction du voisinage et n'a pas su résister à cette bonne fortune. Ce qui va avoir des conséquences mortelles.

Bruno se lève, "nu comme au premier jour", et, pour sortir de chez lui, revêt son seul imperméable beige. Il est dénoncé par vengeance par Jeanne, qui est sortie de son lit "en nuisette comme au deuxième jour". Bruno est arrêté par la police pour exhibitionnisme. Jeanne a commandé une machine à baiser en guise d'ersatz après son échec avec Bruno. Comme ce n'est pas le modèle commandé, de rage elle la jette par la fenêtre, tue un passant et se fait arrêter pour homicide...

Un enfant est le cobaye de ses parents séparés. Dans cette famille décomposée, la mère, qui veut devenir coiffeuse, en fait son "terrain d'entraînement" et lui coupe les cheveux qu'il préfère dissimuler sous un bonnet. Il reste alors une semaine à regarder par la fenêtre et à compter les gouttes de pluie. Son père, qui veut devenir coiffeur, le traite de même façon quand il en a la garde. Avec de tels antécédents familiaux, que pensez-vous qu'il advint de lui plus tard?

Deux textes sont particulièrement jouissifs.

Celui intitulé Comme Nicolas Bouvier commence ainsi:

"Le docteur m'a conseillé d'écrire un récit de voyage. Comme Nicolas Bouvier.

- C'est un de vos patients?

- Vous faites exprès?

- Non.

- Renseignez-vous.

Je prends renseignement. J'ouvre l'annuaire téléphonique et appelle le Nicolas Bouvier au haut de la liste."

Le personnage en question, que le lecteur retrouve dans un autre texte, finit par mettre le précepte de son psy à exécution de cette manière:

"Parler aux gens, quelle fête! Je m'arrête de manger et écris cela dans mon calepin. J'observe ce qu'il y a autour de moi: des tables, des chaises, des rideaux. De clients point. J'écris aussi cela et rejoins ma chambre."

Celui intitulé Greta commence ainsi (dans le texte précédent, l'ignoble mari de Lisa Hunzicker, Humpert, qui fait commerce de bois, a pleuré en voyant son entrepôt incendié par un manchot éperdument amoureux de sa femme):

"Humpert,

Je m'en vais. Je suis malheureuse dans notre mariage. La vie est trop courte, comme ton sexe. Je suis bien navrée pour ton bois mais il y a des arbres partout, ça devrait redémarrer. Je ne reviendrai jamais. Ne m'attends pas.

Sois heureux.

Lisa."

Or Lisa aura la vie courte et n'aura pas le temps d'être heureuse:

"Elle ne vit pas qui lui infligea le premier coup de bâton qu'elle reçut dans le dos, elle eut juste le temps de se retourner à terre pour apercevoir que Greta allait la tuer avec un bâton. Lisa Hunzicker eut la lucidité de penser que le bois avait pourri sa vie."

Comme on le voit par ces deux exemples, il ne faut pas prendre les histoires de Vincent Kappeler au sérieux. C'est d'ailleurs impossible parce qu'au lieu d'assombrir le lecteur par leur noirceur, elles provoquent au contraire ses sourires, voire son hilarité par leur improbabilité. Comment pourrait-il en être autrement, quand, pince-sans-rire, l'auteur raconte ailleurs qu'une femme accouche d'un oeuf, qu'une autre a tendance à oublier qu'elle a des bras ou qu'un décapité n'arrive à s'exprimer qu'en faisant des pas de danse...

Francis Richard

Loin à vol d'oiseau, Vincent Kappeler, 128 pages, L'Âge d'Homme


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