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Le Corbusier fut-il fasciste ou démiurge ?

Publié le 03 mai 2015 par Blanchemanche
#LeCorbusier #architecture
l'architecte français Paul Chemetov, qui a notamment conçu le ministère des finances de Bercy et la grande galerie du Muséum d'histoire naturelle, pose le 24 août 2005 sous les arcades du ministère des Finances à Paris.L'architecte français Paul Chemetov, qui a notamment conçu le ministère des finances de Bercy et la grande galerie du Muséum d'histoire naturelle, pose le 24 août 2005 sous les arcades du ministère des Finances à Paris. PASCAL PAVANI / AFP
Le cinquantième anniversaire de la mort de l’architecte Le Corbusier (1887-1965), auquel le Centre Pompidou consacre une rétrospective qui ouvre ses portes le 29 avril, provoque un regain de publications, d’expositions et de colloques qui célèbrent ou vont célébrer la mémoire du grand homme.Cependant, dans cette belle unanimité, deux iconoclastes tentent de déboulonner la statue du commandeur. François Chaslin a l’honnêteté de titrer son livre Un Corbusier (Seuil, 517 p., 24 euros), un parmi d’autres, une lecture : la sienne, une histoire, la sienne aussi, celle d’un père… pour les architectes. Xavier de Jarcy va au raccourci : Le Corbusier, un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 euros).Quelle est la thèse commune aux deux livres : Le Corbusier fraya avec les milieux du planisme, de l’eugénisme social, qui se reconnaissaient dans l’action de Mussolini et plus tard celle de Pétain. Il se précipita à Vichy dès l’automne 1940, fort de ces appuis, pour espérer devenir le grand architecte de l’Etat français. De quoi est donc coupable Le Corbusier ?

Ambiguïté

Il vaut mieux pour décortiquer sa vie et son œuvre, dans l’ambiguïté certaine du personnage, voir dans quel temps et dans quelles circonstances il a vécu. La crise de 1929 justifiera le recours à la violence comme unique réponse. Le capitalisme paraissait condamné, la vague révolutionnaire allait-elle tout emporter ? Elle pouvait légitimement faire peur à tous les possédants, à tous les partisans de l’ordre. Le planisme dont Le Corbusier était proche prétendait à une sortie rationnelle, non violente, de la crise, face à l’incapacité des démocraties parlementaires.Xavier de Jarcy me cite dans son livre : « Le planisme se voulait une réponse tout à la fois au bolchevisme et au fascisme, mais en fin de compte flirta avec ce dernier, somme toute plus fréquentable. Le planisme pensait éviter les choix douloureux de la politique en ne s’intéressant qu’à l’organisation… par essence neutre ? L’organisation est la devise de notre temps, ce que la Shoah a eu de plus monstrueux, ce n’est pas la mort, c’est la folie de l’organisation. Ce qui a survécu, c’est la normalisation qui – sous les raisons habituelles du bien commun et de la sécurité – reproduit implicitement les goûts de la bureaucratie. » Je me sens donc autorisé à lui répondre.
A Vichy il n’y avait pas que Le Corbusier, mais aussi Auguste Perret (1874-1954), qui présida l’ordre des architectes. A l’exception de quelques-uns, tel Lurçat, les architectes français furent vichystes dans leur majorité.A Vichy il n’y avait pas que Le Corbusier, mais aussi Auguste Perret (1874-1954), qui présida l’ordre des architectes. A l’exception de quelques-uns, tel Lurçat, les architectes français furent vichystes dans leur majorité. ANNE-GAËLLE AMIOT
Nos deux auteurs insistent sur le séjour de « Corbu » à Vichy. Revenons à juin 1940. La France battue signe l’Armistice, « ce lâche soulagement ». La Chambre des députés du Front populaire vote à une majorité écrasante les pleins pouvoirs à Pétain. A quelques exceptions près, la population française communiait dans le culte du « bon maréchal » – le vainqueur de Verdun – qui nous protégeait des Allemands.Ce n’est qu’avec l’occupation allemande de la zone sud en novembre 1942 que l’opinion bascula dans sa grande majorité vers l’attentisme et pour quelques-uns dans la Résistance. Et à Vichy il n’y avait pas que Le Corbusier, mais aussi Auguste Perret (1874-1954), qui présida l’ordre des architectes. A l’exception de quelques-uns, tel Lurçat, les architectes français furent vichystes dans leur majorité. Et puisque François Chaslin fait à « Corbu » le reproche d’avoir publié sous l’Occupation, ce fut aussi le cas de Camus ou de Sartre…

Réquisitoire à charge

Que « Corbu » fût équivoque dans ses amitiés, nul n’en doute, mais son antisémitisme fut largement partagé. On pourrait demander à nos deux auteurs de se poser une autre question. La France du général Boulanger, de l’affaire Dreyfus, des Croix de Feu, du maréchal Pétain et du Front national de nos jours n’est pas que la seule héritière des Lumières, elle communia aussi dans le culte du chef, d’une identité nationale nourrie du pogrom des Italiens, des juifs ou des ratonnades de ceux qui ne sont pas de souche et qu’il faut désoucher.De Gaulle eut l’intelligence et le cynisme de cautionner, à la Libération, l’illusion d’une France résistante à l’exception de quelques traîtres. On sait l’accueil que Paris fit au général en août 1944, peut-on oublier pour autant la foule qui au printemps de la même année acclamait le maréchal Pétain, dans le même Paris, dont la banlieue venait d’être bombardée par l’aviation anglo-américaine ? Douze cents morts !Comment comparer un réquisitoire à charge, celui de Xavier de Jarcy, dont le ton est donné par la citation de l’écrivain et critique d’architecture Michel Ragon en exergue : « Regardons l’architecture de notre temps, regardons ces villes nouvelles que nous appelons grands ensembles, avec leurs boîtes horizontales comme des wagons de chemin de fer hors d’usage et abandonnés dans une gare de triage désaffectée, avec ces boîtes verticales qui veulent ressembler à des tours et font songer à des miradors – l’image du camp de concentration vient immédiatement à l’esprit » et l’étude informée et complète de François Chaslin, dont l’envoi en première page nous émeut : « En souvenir de mon père, l’ingénieur Paul Chaslin ». Paul Chaslin, combattant de la seconde guerre mondiale, commando parachutiste, fut l’inventeur de Geep Industries, système de construction modulaire des écoles en acier et alu dont la France des « trente glorieuses » avait le plus grand besoin.A la demande de Paul Delouvrier (1914-1995, haut fonctionnaire et grand acteur de la planification), il construisit, en quelques mois, la fac de Vincennes, mais dut déposer son bilan, ruiné par les retards de paiement de son client presque exclusif : l’Etat. C’est ce destin, celui d’un entrepreneur chanceux, sympathique et généreux, tout à l’opposé des tentatives catastrophiques de « Corbu » au lendemain de la guerre de 14-18 pour produire des parpaings, qui en filigrane explique à la fois l’admiration de Chaslin pour les « méandres d’une vie prodigieuse », celle de « Corbu », et sa citation d’Apollinaire : « On ne peut transporter partout avec soi le cadavre de son père. » Le père « Corbu », tout à l’opposé de Paul Chaslin, était hautain, presque antipathique, lorsqu’il nous rembarrait, étudiants qui cherchions à l’avoir comme maître.

L’architecture et le pouvoir

Les grandes réalisations ont besoin des pouvoirs publics – les travaux du même nom, aussi. Et ce n’est pas parce que Le Corbusier travailla à Moscou, espéra le faire à Rome, participa à New York au projet des Nations unies, alla au Brésil ou à Alger qu’il fut tout à la fois moscoutaire, fasciste, vichyste, ploutocrate, colonialiste ou tiers-mondiste, comme ses détracteurs le disent, mais, tout simplement, il était à ce point imbu de lui-même et persuadé de son génie que la commande lui était nécessaire, sans pour autant, comme le suggérait la citation de Michel Ragon, qui rapproche l’urbanisme des camps de concentration et celui des grands ensembles, que l’on puisse dire que les cités radieuses de Marseille, Rezé ou Briey sont la raison ou la caution des grands ensembles ! On peut contester « Corbu » ; son architecture, même et surtout mal construite, ne fut jamais la répétition du même à l’infini.Que reste t-il de « Corbu » : son attirance pour l’ordre nouveau, sa proximité, sans qu’il en soit adhérent, avec la droite autoritaire, ce nom français du fascisme, aujourd’hui revendiqué par la droite forte ou la droite populaire, ou quelques bâtiments iconiques : la villa Savoye, l’unité d’habitation de Marseille, les maisons Jaoul, les bâtiments publics de la ville Chandigarh en Inde, le couvent de la Tourette, la chapelle de Ronchamp ? « Corbu », grand architecte, fut aussi un propagandiste de génie, de lui-même et de thèses plus douteuses sur la lèpre urbaine que son urbanisme radical devait guérir.Toute propagande est double dans son langage et dans les interprétations qu’elle permet. « Corbu » n’y échappe pas. Je voudrais évoquer un souvenir personnel. En 1943, j’eus la chance de découvrir les œuvres de « Corbu » dans la bibliothèque du père d’un ami du lycée de Châteauroux. C’est emporté par la promesse que j’y lisais d’un monde meilleur, d’un avenir autre, que j’écrivis une rédaction qu’un professeur nous avait demandée sur l’utopie. Après avoir lu ma copie, il me prit dans un coin et me murmura à l’oreille : « Par les temps qui courent, vous ne devriez pas écrire des choses pareilles » ; « Corbu » le corbeau, Corbu idéologue du fascisme, français certes, mais d’abord un architecte dont l’œuvre nous rendit exigeants à jamais.Et il serait tout aussi exact de titrer le livre de Xavier de Jarcy Le Corbusier, un architecte français, car la France, ce fut aussi cela : le cynisme de béton armé, qui est reproché à « Corbu », s’applique mieux à l’entreprise Perret Frères pendant l’Occupation. Et, puisque l’ingénieur et polytechnicien Jean Coutrot, grand blessé de la guerre de 1914, est cité abondamment comme la tête pensante de la synarchie [complot supposé des élites industrielles], rappelons qu’il fut aussi dans le même temps l’ami des Delaunay et des peintres cubistes et se suicida au début de l’Occupation lorsqu’il comprit – trop tard – quel rôle lui faisait jouer l’occupant.

Critiques de notre pratique

L’écrivain polonais Witold Gombrowicz (1904-1969), parlant des artistes, disait qu’ils humiliaient par la beauté de leurs œuvres ceux qui étaient incapables d’une telle création. Et le sentiment que je retire de ces deux livres, celui qui cogne et celui qui comme un bourdon nous obsède, c’est une suspicion profonde envers un personnage insupportable, l’architecte qui prétend aux pleins pouvoirs, qui, démiurge, se dit l’égal de Dieu puisqu’il transforme l’univers. Et cet homme insupportable prétend non seulement construire les châteaux, les théâtres et les places royales de l’aristocratie, mais depuis le mouvement moderne revendique le logement pour tous, l’école pour tous, la santé pour tous et la culture aussi.Telle est aussi la contradiction profonde que Le Corbusier dut résoudre dans un temps trouble. C’est toujours la nôtre, il faut dire adieu au démiurge pour devenir des intellectuels critiques, de notre pratique aussi. Est-ce que l’architecture du nazisme fut celle de l’urbaniste allemand Walter Gropius ou du ministre du Reich et architecte Albert Speer ? Mussolini préféra Marcello Piacentini (1881-1960) à Giuseppe Terragni (1904-1943), pourtant fasciste, et Staline choisit les pompes du réalisme socialiste plutôt que de poursuivre l’œuvre des constructivistes.C’est cette ambiguïté que ne lèvent pas les deux livres. Mais ils incitent chacun de nous à un examen de conscience, car l’architecture moderne, pour le meilleur et pour le pire, fut et reste celle de la démocratie.
Paul Chemetov (Architecte et urbaniste)Paul Chemetov est notamment l’auteur d’Un architecte dans le siècle (Le Moniteur, 2002)
LE MONDE | 29.04.2015http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/29/le-corbusier-fut-il-fasciste-ou-demiurge_4625047_3232.html

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