Pour accompagner mes photos de Kélibia, j'ai trouvé un trés beau texte de Hubert Joly publié sur le site du Conseil International de la langue française (CILF)
Kélibia
A Kélibia, il y a du muscat, et du sec !
On le déguste à l'ombre d'une tonnelle, face à la mer. Pas besoin de cligner de l'œil pour voir danser les petits bateux de pêche dans le port. Il fait délicieusement bon, mais le vin, la chaleur de midi, infiltrent dans les veines une douce torpeur.
Il faut du temps pour savourer, une à une, chacune de ces petites satisfactions. Il faut que la vie semble s'arrêter un instant, que l'esprit s'apaise, que le corps jouisse un moment de la brise qui vient, comme une main légère, effleurer la peau.
Ce n'est pas un lieu où souffle l'esprit. Le petit bruit de succion que font les vaguelettes en se roulant dans l'écume invite à s'affaler sur le sable blanc, à laisser la chaleur dissoudre la pensée ; quand il n'en reste rien, c'est que le corps est cuit. C'est qu'il est temps de rire, d'aller se jeter à l'eau entre amis. Une gaité légère nous possède. Quand l'eau porte le corps, le sel porte l'esprit. Tout en faisant la planche, au risque d'absorber une amère gorgée, l'envie de bénir la mer, le ciel, les amis saisit le bavard. Il faut qu'il le leur crie. Il ne peut s'empêcher de faire de la philosophie. Cinquante idées piquantes montent à l'esprit. Elles résonnent sur l'eau et font naitre le rire.
Sur le soir, nous montons jusqu'à la forteresse. Pendant le jour, couronnée, byzantine, elle a plaqué l'ocre de ses murailles sur le ciel bleu. Hiératique, sa pesante immobilité semblait dédaigner nos jeux. Mais avec le lent glissement du soleil, elle se fait dorée, les ombres se meuvent entre ses pierres. Les enfants qui nous guident racontent des histoires de guerre, de torture et de corsaires.
Pourtant, à l'intérieur du grand quadrilatère, le bourricot qui tond négligemment les camomilles blanches et jaunes parait mieux accordé à la paix de ce soir.
Un épervier vole au-dessus des pins. Il s'élève en planant. Tandis que les enfants supputent ce qu'ils feront de la monnaie qu'ils escomptent déjà, je demeure accoudé aux créneaux. L'oiseau déploie ses ailes. Il n'y a plus rien au-dessus de nous. J'épouse une à une les courbes qu'il décrit. Je le suis sur le ciel, sur l'immensité de la mer, image de l'ivresse et de la liberté.
A mes pieds, Kélibia vient de s'allumer dans l'ombre. Le fanal du port et l'arcade des lampadaires la dessinent dans la paix. Les derniers bateaux qui rentrent font briller l'eau sous les lumières. On entend s'élever la rumeur du café maure. Le champ de fouilles creuse un carré plus noir d'où monte le passé. La nuit vient. On peut rêver.
Hubert JOLY 1979
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