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La Peau - Malaparte

Par Adélaïde
La Peau - Malaparte

"Jack et moi, nous avions, nous aussi, échappé au chaos ; nous étions des êtres vivants à peine crées, à peine appelés à la vie, à peine revenus de la mort. La voix du Vésuve, aboiement profond et rauque, parvenait menaçante jusqu'à nous, à travers le nuage de sang qui enveloppait le sang du monstre. Elle parvenait jusqu'à nous à travers les ténèbres sanglantes, à travers la pluie de feu ; une voix impitoyable. C'était la même voix que celle de la nature bouleversée et méchante, la même voix que celle du chaos. Nous étions sur la frontière qui sépare le chaos de la création ; sur le bord de la "bonté, ce continent énorme", sur le premier lambeau d'un monde à peine créé. Et la voix terrible qui parvenait jusqu'à nous à travers la pluie de feu, cet aboiement profond et rauque, était la voix du chaos qui se révoltait contre les lois divines de la création, qui mordait la main du Créateur.

Tout à coup le Vésuve jeta un cri terrible. Les soldats américains, rassemblés près des voitures arrêtées sur l'autostrade, reculèrent épouvantés, se débandèrent, et plusieurs, saisis de terreur, s'enfuirent en désordre vers le rivage de la mer. Jack recula aussi de quelques pas, se retourna. Je le saisis par le bras.

"N'aie pas peur, lui dis-je, regarde ces hommes, Jack."

Jack tourna la tête, regarda les hommes étendus dans leur sommeil, la jeune fille qui se coiffait en se contemplant dans le miroir de la mer, la femme qui allait son enfant. J'aurais voulu lui dire : "Dieu vient à peine de les créer, et pourtant ce sont les êtres humains les plus anciens de la terre. Voici Adam et voici Eve, à peine engendrés du chaos, à peine sortis du tombeau. Regarde les, ils sont à peine nés et ils ont déjà souffert tous les péchés du monde ; Tous les êtres humains, à Naples, en Italie,en Europe, sont pareils à ces hommes. Ils sont immortels. Ils naissent dans la douleur, et ressuscitent purs. Ce sont les agneaux de Dieu, ils portent sur leurs épaules tous les péchés et toute la douleur du monde."

Mais je me tus. Et Jack me regarda et sourit. (...)"

Comment écrire sur La Peau ? Comment ne pas l'abîmer, l'amoindrir ?

Que dire ? Que c'est un livre sublime. Que s'y mêle une extrême violence à une poésie d'une pureté qui prend aux tripes. J'ai rarement corné tant de pages dans un livre, pour en marquer le passage. Rarement je n'ai eu de ces sensations que procure la lecture de mots qui emportent loin, qui font sourire sans qu'on s'aperçoive de la naissance de ce sourire au coin des lèvres, qui font trembler d'effroi et soulèvent le coeur, qui touchent au plus profond de soi. Ce livre m'a laissé estomaquée.

La Peau peint le terrible spectacle de la misère du peuple napolitain vaincu, de ce peuple bon et beau qui libéré se trouve réduit aux pires ignominies pour survivre. Pour sauver sa peau. Il dit la vieille Europe vaincue, l'Amérique fougueuse. L'Europe déchue mais belle, l'histoire de l'Italie marquée du sceau de la violence et des humiliations de la guerre.

C'est terrible et sublime.

La plume de Malaparte est de celles qui peignent les misères et les infamies humaines avec lucidité, mais aussi avec confiance. De celles qui laissent jaillir un bout de beau dans l'horreur.

La Peau est de ces livres qui disent les turpitudes des âmes humaines, qui disent l'horreur dont les hommes sont capables, qui disent aussi la lueur cristalline qui brille en certains, celle qui autorise à laisser vivre un espoir. Dans l'ignominieuse après-guerre, dans la douleur des vaincus, Malaparte laisse transpercer la beauté. C'est glaçant parfois, c'est magnifique tout du long.

On entend la voix du Vésuve qui gronde. On sent les odeurs de Lipari. On baisse les yeux en croisant ceux des mères napolitaines prostituées qui écartent leurs cuisses au passage des gaillards soldats américains. On rit et on grimace en se figurant ces perruques de longs poils blonds qu'elles accrochent à leurs sexes pour plaire aux soldats noirs. On est pris de dégoût à la vue de cette toute jeune fille au teint diaphane et aux lèvres peintes, vierge prostituée vendue aux mains des hommes qui défilent derrière ce rideau rouge pour l'humilier de leur doigt brutal - "You can touch. She's a virgin. Only one finger." -, on a honte avec Malaparte, venu lui aussi regarder cette enfant, la petite fille vaincue de Naples, sa soeur. On est parmi les oliviers au milieu des femmes que dévorent de leurs yeux scintillants les goumiers marocains. On aperçoit Rome libérée par delà les collines, en compagnie du général Lyautey. On devine à l'horizon l'île de Capri. On sent l'Italie, on sent l'Italie belle, celle que chérissait Stendhal. On sent l'Italie riche, noble et fière, vaincue mais vaillante, déchue mais bien vivante.

Je remercie celui qui m'a mis ce livre entre les mains. Il m'en a lu quelques pages, c'était délicieux. Ecouter résonner les mots doucement, savourer les images, c'est aussi comme ça que l'on a envie de lire la Peau.

Qui oserait lui dire, Shut up, Malaparte ?


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