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La Peau - Malaparte

Par Adélaïde
La Peau - MalaparteMorceau aimé - Febo

" Au cours de l'hiver 1941, pour fuir la guerre et les hommes, pour me guérir de ce mal honteux que la guerre fait naître dans le coeur des hommes, je m'étais réfugié à Pise, dans une maison morte, au fond d'une des rues les plus belles et les plus mortes de cette merveilleuse ville morte. Febo m'accompagnait, mon chien Febo, que j'avais recueilli mourant de faim sur la plage de Marina Corta, dans l'île de Lipari, qui avait été mon seul compagnon durant mes désertes années d'exil en cette île triste, si chère à mon coeur. Jamais je n'ai aimé une femme, un frère, un ami comme j'ai aimé Febo. C'était un chien comme moi. C'est pour lui que j'ai écrit les pages affectueuses de : "Un chien comme moi". C'était un être noble, la plus noble créature que j'ai jamais rencontrée dans ma vie. Il était de cette rare et délicate famille de lévriers, venus des rivages de l'Asie, avec les première migrations ioniennes, et que les bergers de Lipari appellent cerneghi. Ce sont ces chiens que les sculpteurs grecs sculptaient dans les bas-reliefs des tombeaux. "Ils chassent la mort", disent les bergers de Lipari. Sa robe était couleur de lune, rose et dorée, la couleur de la lune sur la mur, la couleur de la lune sur les sombres et luisantes feuilles des citronniers et des orangers, sur les écailles de ces poissons morts que la mer, après les tempêtes, laissait sur le rivage, devant la porte de ma maison. Il avait la couleur de la lune dans les vers de l'Odyssée, de la lune sur la mer qu'Ulysse navigua pour atteindre, au rivage solitaire de Lipari, la palais d'Eole, roi des vents. La couleur de la lune morte, un peu avant l'aube. Je l'appelais Chienlune. Il ne s'éloignait jamais de moi. ll me suivait comme un chien. Je dis bien qu'il me suivait comme un chien. Sa présence, dans ma pauvre maison de Lipari, flagellée sans répit par le vent de la mer, était une présence merveilleuse. La nuit, la tiède clarté de ses yeux lunaires éclairaient ma chambre nue. Il avait les yeux d'un bleu pâle, de la couleur de la mer au déclin de la lune; Je sentais sa présence comme celle d'une ombre. Il était comme le reflet de mon esprit. Sa seule présence m'aidait à retrouver ce mépris des hommes qui est la première condition de la sérénité et de sagesse humaine. Je sentais qu'il me ressemblait, qu'il n'était rien d'autre que l'image de ma conscience, de ma vie secrète. Le portrait de moi-même, de tout ce qui existe de plus profond, de plus mystérieux en moi: mon subconscient, pour ainsi dire, mon spectre. De lui, plus que des hommes, de leur culture, de leur vanité, j'ai appris que la morale est gratuite, qu'elle est une fin en soi, qu'elle ne se propose même pas de sauver le monde (même pas de sauver le monde !) mais seulement d'inventer toujours de nouveaux prétextes à son propre désintéressement, à son libre jeu. La rencontre d'un homme et d'un chien est toujours la rencontre de libres esprits, de deux formes de dignités, de deux morales gratuites. La plus gratuite et la plus romantique des rencontres. De celles que la mort illumine de sa pâle splendeur, semblable à la couleur d'une lune morte sur la mer, dans le ciel vert de l'aube.Je reconnaissais en lui mes plus mystérieux mouvements, mes instincts les plus incertains, mes doutes, mes épouvantes, mes espoirs. Sa dignité devant les hommes, c'était la mienne, son courage, son orgueil devant la vie, c'était les miens, son mépris pour les sentiments faciles des hommes était le mien aussi. Mais bien plus que moi, il était sensible aux obscures présages de la nature, à la présence invisible de la mort, qui rôde toujours, taciturne et méfiante, autour des hommes. Il sentait venir de loin dans l'air de la nuit les tristes larves des rêves, semblables à ces insectes morts que le vent apporte on ne sait d'où. Certaines nuits, couché à mes pieds, il suivait des yeux une présence invisible,qui rôdait autour de moi, qui s'approchait, s'éloignait, restait de longues heures à me guetter, derrière la vitre de la fenêtre. Par moments, si la mystérieuse présence s'approchait de moi jusqu'à effleurer mon front, Febo, grognait, menaçant, le poil hérissé sur son dos, et j'entendais un cri plaintif s'éloigner peu à peu, mourir dans la nuit.C'était le plus cher de mes frères, mon véritable frère, celui qui ne trahit pas, celui qui jamais n'humilie. Le frère qui aime, comprend, qui pardonne. Seul celui qui a enduré de longues années d'exil dans une île sauvage et, revenant parmi les hommes, se voit fuir comme un lépreux par tous ceux qui, un jour, le tyran mort, joueront aux héros de la liberté, seul celui là sait ce que peut être un chien pour un homme. Febo me fixait souvent avec un reproche noble et triste dans son regard affectueux. J'éprouvais alors un remords, de ma tristesse, une sorte de pudeur devant lui. Je sentais que, dans ces moments, Febo me méprisait : avec douleur, avec un tendre amour; mais il y avait certainement dans son regard une ombre de pitié, et en même temps, de mépris. Il était le gardien de ma dignité et je dirai, avec l'ancien mot grec, mon doruphorema. C'était un chien triste, aux yeux graves. Tous les soirs, nous passions de longues heures sur le haut seuil venteux de ma maison, à regarder la mer. Oh ! La mer grecque de Sicile, oh ! le rocher rouge de Scylla, là, en face de Charybde, et les cimes neigeuses de l'Aspromonte, et l'épaule blanche de l'Etna, Olympe de Sicile ! Rien, chantait Théocrite, rien n'est plus beau que de contempler du haut du rivage la mer de Sicile. Les feux des bergers s'allumaient sur les montagnes, les barques des pêcheurs sortaient à la rencontre de la lune, et le cri plaintif des conques marines, avec lesquels les pêcheurs s'appellent sur la mer, s'éloignaient dans la brume argentée. La lune se levait sur le rocher de Scylla, et le Stromboli, le grand volcan inaccessible au milieu de la mer, flamboyait comme un bûcher solitaire dans la profonde forêt bleue de la nuit. Nous regardions la mer, respirant l'odeur amère du sel, l'odeur forte et enivrante des orangers, l'odeur du lait de chèvre, des branches de genévrier allumées dans les âtres, et cette chaude et profonde odeur de femme qui est l'odeur de la nuit sicilienne, quand les premières étoiles se lèvent pâles, au fond de l'horizon."


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