Le roi de Jordanie « rameute les troupes » ! En clair, cela signifie qu’il a inauguré, en grande pompe, un nouvel emblème pour les forces armées de son royaume. Ou plus exactement, si l’on veut bien croire la glose officielle, il a remis au goût du jour une très ancienne bannière hachémite qui remonterait à l’an 1555. Utilisée à l’ère moderne du temps du Royaume de Transjordanie, que les Britanniques mirent en place dans les années 1920, elle offre un fond uni d’un élégant pourpre sombre, orné de différents symboles.
Ce sont eux d’ailleurs qui font couler beaucoup d’encre puisqu’il s’agit, en long, en large et en travers au sens propre de l’expression, d’afficher différentes marques d’un islam impeccable : à droite, la bismillah (Au nom de Dieu…), à gauche al-Hamdu lillah (Grâce à Dieu…) et au milieu la (double) proclamation de foi, la shahada, elle aussi « en réserve blanche » comme disaient autrefois les typographes, c’est-à-dire en lettres blanches sur le fond sombre. Pour faire bonne mesure, la symbolique de l’étoile à sept branches renvoie, toujours selon la même source officielle, aux sept versets de la profession de foi (السبع المثاني ).
Cela vous rappelle quelque chose ? Bien entendu, la présence, au beau milieu du « logo », de l’essentiel du message coranique, fait penser, y compris par la calligraphie, au drapeau saoudien (sur lequel ladite phrase surmonte un sabre couché). Mais il est facile d’y voir une autre allusion, en l’occurrence à la principale menace, plus très loin des frontières du pays, celle de l’État islamique (Daesh, Daech, EIIL, etc.), dont l’emblème officiel utilise le même code typographique avec un texte qui reprend celui que Mahomet, selon Ibn Malik, un savant du Moyen Âge, aurait fait graver sur le sceau qui lui servait à authentifier sa correspondance officielle (rien à voir avec le « sceau de la prophétie », lequel est une marque de naissance qu’il avait, selon la tradition, entre les deux épaules).
Les commentaires dans la presse s’accordent à dire que l’« invention » de ce drapeau a pour mission de proclamer haut et fort que l’autoproclamé État islamique n’a pas le monopole du référent religieux, et que les forces jordaniennes sont bien décidées à combattre ceux qui ont ignominieusement mis à mort Moaz Al-Kasabseh, le pilote militaire tombé entre leurs mains. D’ailleurs, le fait que les soldats filmés lors de la parade portent leur couvre-chef (shimagh, synonyme de keffieh) « renversé » (maqlûba) est le signe, dans la tradition bédouine locale, d’une volonté explicite de vengeance.
Puisqu’on est dans les symboles, il faut s’arrêter à cette nouvelle « islamisation » d’un drapeau national arabe. Car si les communiquants du Royaume jordanien affirment que la bannière hachémite est associée à la Grande Révolte arabe et aux grandes heures du nationalisme arabe lors de la chute de l’Empire ottoman, dans l’imaginaire local, les vraies couleurs de l’arabisme sont depuis leur apparition en 1916, le rouge, le vert, le noir et le blanc que combinent sur leur drapeau bon nombre d’États arabes depuis leur indépendance.
Certes, des références associées à l’islam sont présentes depuis fort longtemps, de manière très allusive (le croissant par exemple) mais également sous forme de citation directe. Si l’on dresse la liste de ces dernières, il est facile de se rendre compte combien ce phénomène, marginal et exceptionnel au début du siècle, s’accélère et se renforce sans cesse, gommant littéralement parlant les références historiques (laïques ?) pour donner un rôle toujours plus central au texte religieux.
La shahada figure sur les bannières wahabites depuis le XVIIIe siècle semble-t-il (voir cet article dans Wikipedia où figurent les illustrations que vous pourriez souhaiter visualiser). Bénéficiant du soutien britannique, puis étasunien, la création du Royaume saoudien est marginale – voire exotique – par rapport à la dynamique nationale des autres États de la région, tout comme le sont les rares autres exemples de citations religieuses qu’on relève dans les drapeaux locaux au début du siècle passé : celui de l’éphémère Émirat idrisside d’Assir, annexé par les Saoudiens en 1934, ou bien celui de la première république du Turkestan oriental, exactement à la même époque, ou encore celui d’un mouvement de résistance pashtoune contre Britanniques au Waziristan, toujours à la même époque.
C’est avec la République islamique d’Iran que l’évolution actuelle commence à se dessiner. En 1979, son nouvel emblème national comporte le mot Allah, dans une curieuse calligraphie en tulipe, tandis que les mots Allah akbar sont répétés onze fois en haut et en bas de la bande centrale.
Son archi-rival, l’Irak de Saddam Hussein, lui emboîte le pas en affichant lui aussi le takbîr, mais au centre du drapeau. En dépit des bouleversements politiques, la formule continuera à trôner si l’on peut le dire ainsi, en dépit d’une étonnante proposition étasunienne, en 2004, suggérant un drapeau tellement original qu’il avait, par ses couleurs, un petit air israélien !Vers l’an 2000 semble-t-il, le Hamas adopte à son tour une formule qui évoque fortement l’emblème saoudien (le sabre en moins), à l’image d’autres mouvements religieux extrémistes dans les pays de l’islam périphérique (Afghanistan à partir de 1992, avec la période des Talibans entre 1997 et 2002, Émirat du Caucase en 2007). Ils sont relayés aujourd’hui, est-il besoin de le dire, par l’État islamique, mais aussi par son rival millitaire, Jabhat al-nosra (qui reprend la shahada, avec dessous le nom du mouvement).
En réalité, le règne de la signalétique religieuse, dans les rangs de ceux qui luttent contre le régime syrien, est plus ancien. Avant cela, dès le début de l’année 2013, certains mouvements armés avaient déjà essayé d’ajouter aux trois étoiles du drapeau des rebelles la mention Allah akbar, signe d’une évidente confessionnalisation – même si elle a été longtemps niée – au sein des forces rebelles.Bien entendu, il ne faut pas attacher « trop d’importance aux symboles » comme on dit souvent, mais cette disparition progressive des étendards nationaux arabes, que remplacent des bannières toujours plus archaïquement confessionnelles, pourrait bien signaler la fin d’une époque.