L’ouvrage de William Blanc et Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire (Libertalia, 2015) est un livre important. Motivé par la récupération de la figure du maire du palais par l’extrême droite identitaire, il fait le point sur l’état des connaissances historiques autour de cet événement qui a vu s’opposer en 732 les armées franques et arabo-berbères dans la vallée de la Vienne, sur la pérennité de sa mémoire depuis le Moyen Âge et sur les mésusages dont il fait aujourd’hui l’objet.Au fil des pages, on découvre que la bataille de Poitiers, dont on ne connaît ni la date ni la localisation exactes, n’a sans doute pas été vue comme un événement prépondérant et n’a en tout cas, jusqu’à une période récente, jamais été au centre d’enjeux mémoriels majeurs. Une des choses qui frappe d’ailleurs l’historien étudiant la période est l’absence de source immédiatement contemporaine de l’événement, et la rareté des sources qui lui sont postérieures, tant dans le monde chrétien que dans le monde musulman. Que ce soit au travers de l’étude de légendes médiévales comme celle de Geneviève de Brabant et de ses différents avatars, de celle des écrits mentionnant la bataille ou le personnage de Charles Martel à travers les âges et les espaces culturels, de celle de la statuaire de la 3e République, de celle des livres d’enseignement primaire en histoire entre 1942 et 1956 ou encore d’œuvres de la culture populaire, tout porte à croire que la bataille de Poitiers a été perçue depuis l’époque médiévale comme un élément relativement anecdotique – au mieux secondaire – de l’histoire et même de la construction du roman national français, qui se cristallise au cours du 19e siècle.Mieux : on apprend avec étonnement à la lecture de ce livre que le personnage de Charles Martel a longtemps été voué aux gémonies, promis aux enfers pour avoir confisqué des biens de l’Église, à une époque où le clergé cherchait à affirmer son pouvoir face aux autorités temporelles. De même, on découvre que le terme « Sarrasins » désignait au Moyen Âge pour les chrétiens l’ensemble des peuples païens (l’islam étant considéré comme un culte païen), donc y compris des peuples germaniques comme les Vikings. D’ailleurs, les quelques représentations médiévales de la bataille de Poitiers ne distinguent pas ou peu les deux camps en présence, notamment en matière d’équipements, soulignant bien que dès cette époque, les enjeux religieux et culturels étaient très secondaires voire absents.En effet, la bataille est bien plutôt à resituer dans le contexte plus général de l’extension de l’empire islamique et des rivalités au sein des mondes wisigothiques et francs qui lui profitent. Ainsi, si les possessions wisigothiques (à savoir la péninsule ibérique) ont pour l’essentiel été conquises, il semble que ce soit plus du fait d’un concours de circonstances que d’une véritable entreprise planifiée. En effet, certains princes wisigoths ont fait appel aux armées arabo-berbères pour les soutenir dans leurs combats contre leurs rivaux. S’agissant du monde franc, aucune tentative massive de conquête n’a en réalité eu lieu et la bataille de Poitiers se situe plutôt dans le cadre d’un raid destiné à piller du butin pour payer les armées, pratique qui est loin d’être propre aux armées arabo-berbères. Le vrai perdant de cette bataille, soulignent les auteurs, n’est d’ailleurs pas musulman mais bien chrétien, puisqu’il s’agit du duc Eudes d’Aquitaine, qui a été obligé, face à cette incursion, de faire appel à l’aide de son grand rival Charles Martel et qui y a perdu de larges pans de son autonomie. D’autre part, le fait que tout au long de la période, des alliances stratégiques ont pu être conclues entre princes musulmans et chrétiens contre d’autres princes musulmans ou chrétiens montrent bien que les enjeux du moment étaient bien plus politiques que religieux, d’autant qu’au 8e siècle, les concepts de djihad et de croisade n’avaient pas encore été théorisés.Poitiers mythifiéCeci rappelé, les auteurs s’attachent à étudier les mémoires de la bataille depuis l’époque médiévale, toujours liées aux enjeux politiques du moment. Événement alors mineur des récits, Poitiers a connu un relatif regain d’intérêt sous la plume de Voltaire puis au 19e siècle, à l’aune des divers changements de régimes et dans le cadre de la constitution du roman national, sans toutefois en constituer un axe central, au contraire d’autres événements et personnages historiques, tels Vercingétorix, Clovis ou Jeanne d’Arc1. L’écrivain François-René de Chateaubriand, qui a tenté de réhabiliter le Moyen Âge chrétien comme source de la supériorité de la civilisation occidentale vue comme émancipatrice, a envisagé Poitiers comme une victoire ayant sauvé la France d’un imaginaire péril islamique, au contraire de Voltaire qui un siècle auparavant interprétait la victoire de Charles Martel comme une catastrophe ayant condamné l’Europe a des siècles d’obscurantisme, alors que l’islam était vu comme porteur de civilisation. La première utilisation de la figure du maire du palais contre une partie de la population française a été le fait d’Edouard Drumont, qui en usa pour dénoncer ceux qu’il appelait les « Sémites » (terme englobant non seulement les Juifs mais tout ce qu’il percevait comme « oriental »), accusés de collusion avec les Allemands. De son côté, Jules Michelet, historien majeur du 19e siècle, a tenu au contraire à minimiser l’importance de la bataille, retirant même, par anti-cléricalisme, tout caractère chrétien à Charles Martel et rappelant que les grands enjeux militaires du moment se situaient du côté des peuples germaniques, Frisons et Saxons notamment.Valeurs actuelles, décembre 2013 : l’image de Charles Martel sert le fantasme d’un « massacre » de l’enseignement de l’histoire par la gauche.Au cours du 20e siècle, Charles Martel n’a pas plus fait recette. Il a fallu attendre les années 2000 pour que de larges franges du camp réactionnaire et de l’extrême droite s’emparent du sujet, à la faveur d’un tournant qui a vu leurs discours se réorienter de plus en plus vers un racisme anti-Arabes et anti-musulmans qui jusque là était loin d’être dominant même de ce côté-ci de l’échiquier politique2. Aujourd’hui, de Valeurs actuelles aux identitaires en passant par Samuel Huntignton et son fameux « choc des civilisations » ou par Anders Behring Breivik, l’ensemble du camp réactionnaire use du mythe de Poitiers pour faire avancer l’idée d’un affrontement séculaire entre Occident chrétien et Orient musulman, qui tendrait à tourner pour les plus catastrophistes au détriment du premier. En France, les concepts de « grand remplacement » ou de « remigration » ainsi que les débats autour de la place de certaines grandes figures dans les programmes scolaires font ainsi florès à l’extrême droite, dont une partie n’a pas hésité à proclamer « Je suis Charlie Martel » suite aux attentats de janvier, appelant à rejeter tous ceux qu’elle assimile au monde arabo-musulman hors des frontières nationales, comme Charles Martel l’aurait fait autrefois. A contrario et sans doute en réaction à cette vision, des mémoires négatives de la bataille de Poitiers se sont aussi développées, plusieurs groupes et chanteurs de rap ayant par exemple introduit des références à cet événement dans des textes dénonçant le racisme de la droite, du Front national et plus largement de la société française. Plus marginalement, certaines mémoires locales revendiquent avec fierté un héritage sarrasin légendaire.Loin de choisir leur camp entre légende dorée et légende noire, William Blanc et Christophe Naudin rappellent quant à eux que le rôle de l’historien est de tenter de comprendre et d’interpréter de manière dépassionnée les événements du passé et de les rendre accessibles au plus grand nombre, en s’appuyant sur l’état de ses connaissances en la matière.O. G.
William Blanc est doctorant en histoire médiévale. Il collabore au magazine Histoire et images médiévales.Christophe Naudin est professeur d’histoire-géographie. Il a étudié l’histoire de la Méditerranée médiévale à Paris-1 et collabore au site Histoire pour tous.Tous deux ont coécrit Les Historiens de garde – De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national (Inculte, 2013) avec Aurore Chery.Image de « une » : « Bataille de Poitiers », Grandes chroniques de France, milieu du 14e siècle, British Library ms. Royal 16 GVI, folio 117 verso. Tirée d’un manuscrit commandé par le roi Jean II Le Bon, cette enluminure ne permet pas de distinguer chevaliers chrétiens et sarrasins, si ce n’est pas la présence à sa base d’une tête de Maure décapitée.
- Une polémique opposait alors le camp républicain au camp réactionnaire sur les origines de la France, les premiers considérant Vercingétorix comme un personnage fondateur, tandis que les seconds lui préféraient le baptême de Clovis. Jeanne d’Arc était quant à elle une figure républicaine, tandis que Charlemagne faisait l’objet d’âpres débats entre historiens français et allemands pour déterminer à laquelle des deux mémoires nationales il devait appartenir. ↩
- L’extrême droite a en effet longtemps accordé la priorité à la lutte anti-communiste, mais aussi contre l’impérialisme américain, derrière lequel se cacherait selon elle le Juif. Les choses ont commencé à changer à partir de la guerre d’Algérie, mais ce n’est qu’en 1977, sous l’influence de François Duprat, qu’est apparue la thématique anti-immigration, et il a fallu attendre les attentats du 11 septembre 2001 et leurs suites pour qu’elle devienne vraiment prépondérante. Il est à noter que dans les années 1930, certaines théories raciales, marquées par l’orientalisme, ont développé une vision positive (mais néanmoins raciste, soulignons-le) des arabo-berbères, vus comme les « blancs » d’Afrique et plus facilement « assimilables » à la population française que les Espagnols ou les Italiens soupçonnés de commmunisme. L’un des défenseurs de cette vision, René Martial, est par la suite devenu un chantre de l’antisémitisme et l’un des théoriciens de la politique de Vichy à l’encontre des Juifs. ↩