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Agnès Varda, la première vague : La Pointe courte, d’Agnès Varda (1954)

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Décidément, il n’était pas possible de faire un article sur les films d’été sans passer par la Nouvelle Vague. Mais encore fallait-il définir de quel film parler, de quel réalisateur et de quelle vague. Et lorsque « La Varda » eut la palme d’honneur au dernier festival de Cannes, il paraissait évident de parler de cette grande dame du cinéma. D’autant plus que la réalisatrice, délicieuse et solaire, a toujours aimé la mer, le sable, et le soleil. Preuve en est son dernier film, Les Plages d’Agnès, dans lequel elle revenait justement sur ses débuts de photographe qui l’amenèrent vers le cinéma et un premier film remarquable, réalisé en 1954, à Sète, La Pointe Courte.

© Ciné Tamaris

© Ciné Tamaris

La « Pointe Courte », bien avant d’être un film, est un quartier emblématique de la cité héraultaise, situé non loin du quai où était amarré le bateau sur lequel la petite Agnès Varda vécut une partie de son enfance, après avoir fui sa Belgique natale avec ses parents. Après être « montée » à Paris avec ses parents à la fin de son adolescence, la jeune Agnès Varda y fit ses débuts comme photographe, rapidement adoptée par la troupe du Théâtre National Populaire (TNP). Rapidement, Jean Vilar l’invita également à venir photographier les mises en scène présentées au Festival d’Avignon dès 1948. Au contact des acteurs, et avec son expérience de photographe, Agnès Varda décida d’écrire un scénario et de filmer un long-métrage. Sans aucune formation cinématographique, elle décide de créer une coopérative, Ciné-Tamaris (connue aujourd’hui comme la société de production du couple Varda-Demy, et qui continue à conserver et restaurer leurs films comme le ferait une véritable fondation), pour amasser les fonds nécessaires à la production de son film.

Véritable ode à la vie des pêcheurs de la pointe courte, le film est lui-même un film artisanal qui met en valeur sobrement et avec beaucoup d’humilité le travail remarquable de la photographie, du montage, de la musique. Il faut rappeler que le monteur du film est loin d’être un inconnu du cinéma puisque c’est le jeune Alain Resnais, qui fit ses premières armes comme monteur, qui prit la charge de cette tâche. Mais le film ne se limite pas à sa dimension documentaire sur la vie des pêcheurs, dont les scènes sont d’ailleurs jouées par les habitants du quartier : il met en scène, de manière beaucoup moins documentaire et beaucoup plus théâtrale, la joute qui se joue entre un homme (Philippe Noiret) et sa femme (Silvia Monfort). Lui est d’origine sétoise, il y est retourné pour les vacances ; elle l’a rejoint et veut le quitter. Lui le refuse – pourquoi l’aurait-elle rejoint alors qu’elle veut le quitter ? Finalement ils partiront ensemble, incapables de vivre séparés. 

En réalité, chez ce Parisien qui revient là où il a grandi, il y a un peu de la jeune Agnès Varda qui revient sur les terres qui lui manquent : Sète, le quartier de la Pointe Courte, la mer, les canaux, et l’étang de Thau… Mais la jeune photographe n’hésita pas alors aussi, mais avec beaucoup de tendresse, à critiquer ce couple parisien trop éloigné de la vie autour d’eux. Y a-t-il des faux problèmes et des vrais problèmes ? Tel est peut-être le message critique lancé aux parisiens à travers le propos et la construction du film. En effet, le couple se déchire, parle sans réellement s’écouter, un peu poseur, très théâtral, et ô combien éloigné de la réalité qui se joue autour d’eux, des pêcheurs qui sont interdits d’aller pêcher dans le petit étang alors que le grand est pollué, qui doivent faire face à la mort d’un enfant, qui doivent batailler pour obtenir la main de celles qu’ils aiment…

© Ciné Tamaris

© Ciné Tamaris

La Pointe Courte est un film où cohabitent deux récits distincts, un film avec deux films : l’un ethnographique qui vise à faire jouer à des acteurs professionnels des situations qu’ils ont déjà vécues eux-mêmes, l’autre mélodramatique qui vise à constituer une histoire d’amour de toutes pièces avec deux acteurs de théâtre (c’était d’ailleurs le tout premier film de Philippe Noiret). Et Varda ne s’y trompe pas en déployant deux mises en scène aussi remarquables l’une que l’autre.

La première, documentaire, est impressionnante dans la façon qu’a la réalisatrice de poser un regard « photographique » sur le petit monde des pointus, les pêcheurs du quartier, isolant sans cesse, çà et là, quelques éléments de l’arène du film : un chat, une main de pêcheur refilant son filet, le goudronnant, y extirpant anguilles et autres produits de la mer. On n’est pas loin, dans la réussite de la jeune Varda à rendre aussi passionnants et beaux les petits riens du quotidien, de la démarche de quelques grands cinéastes. On peut y voir du Flaherty, mais une des scènes de pêche rappelle aussi le regard réaliste, quasi-naturaliste, de Rossellini sur la pêche au thon dans Stromboli, quelques années auparavant.

À l’opposé, il y a le déchirement du couple auquel est tout de suite appliquée une manière de penser la mise en scène totalement différente. Privilégiant une musique très présente, sur laquelle viennent s’inscrire les dialogues des deux amants, Varda appelle à elle des références picturales fortes, une géométrie et une plasticité des cadres assumées qui forment un tableau vivant, à la fois animé par les dialogues des deux comédiens et des mouvements de caméra lents, somptueux et chorégraphiques, mais aussi marqué paradoxalement par une certaine fixité rappelant le théâtre d’où viennent les deux acteurs. Les personnages eux-mêmes sont des Parisiens qui, tant qu’ils discutent entre eux, s’écoutent un peu parler, se mettent en scène dans leur manière de discuter et de se disputer sans passion et avec une gravité un peu exagérée. Ils sont en plein « combat », en pleine joute verbale. Et d’ailleurs, l’une des rares fois où le couple se mêlera au monde qui l’entoure sera l’occasion de mettre en scène et de filmer les fameuses joutes sètoise de la fête de la Saint-Louis, qui voit s’affronter chaque année des jouteurs perchés sur des rampes lancées les unes contre les autres à la rame sur le grand canal de la ville de Sète.

© Ciné Tamaris

© Ciné Tamaris

S’il paraissait essentiel de parler de La Pointe Courte dans ce sujet consacré aux vacances d’été au cinéma, c’est qu’il était important de rappeler le rôle primordial que joue Agnès Varda dans le paysage cinématographique d’aujourd’hui. Si on se rappelle le brillant Hiroshima mon Amour d’Alain Resnais, on oublie souvent le rôle joué par le premier film d’Agnès Varda dans l’esthétique de Resnais, que lui-même rappelait parfois. Si on se souvient des premiers films de la Nouvelle Vague en 1959, on oublie souvent que Varda et Godard étaient proches (ils le sont toujours) et que La Pointe Courte était réellement un film précurseur de cette période qui révolutionna la cinématographie française. Ce n’est pas pour rien que Agnès Varda est surnommée « la grand-mère de la Nouvelle Vague », et que certains historiens du cinéma, comme Georges Sadoul, considèrent que le premier film de « La Varda » est certainement le tout premier film de la Nouvelle Vague. 

© Ciné Tamaris

© Ciné Tamaris

Aujourd’hui, alors que la petite grande dame du cinéma rencontre encore des difficultés à produire son prochain long-métrage, dont elle porte le projet sur KissKiss BankBank, avec le Street Artist JR, il est essentiel de continuer à rendre hommage, à la suite de sa palme d’honneur, à la filmographie de l’une des très grandes réalisatrices du cinéma. En passer par ses premières armes était évident.

Simon Bracquemart


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