Le miroir transformant 2 : transfiguration

Publié le 21 juin 2015 par Albrecht

Abordons maintenant le pouvoir de Transfiguration, par lequel le miroir arrange ou aggrave   la réalité.

En commençant par le cas le moins courant : celui du miroir gratifiant.


Sirène
Bréviaire à l’usage de Besançon, Rouen, avant 1498

Associée à la musique, à la vanité et à la coquetterie, la sirène aux longs cheveux a mauvaise réputation.

Pourtant qu’est-ce qu’une sirène ? Une pauvre fille qu’on croit  séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de répulsion.


Betty Page

Qu’est-ce  qu’une pin-up ? Une pauvre fille qu’on croit  séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de fascination.

Ecailles ou nylons, la sirène et la pinup sont pareillement dépossédées de l’usage naturel de leurs jambes :

grâce à ce que le miroir leur fait voir, elles restent à leurs propres yeux des femmes.


L’aurore

Delvaux, 1937, Fondation Beyeler


Ici, l’imagerie de la sirène se recycle dans la femme-tronc.



Sur un autel, qui est la seule construction achevée du décor,  le miroir réduit à un sein rend hommage à qui reste de féminité à ces femmes-colonnes :  la capacité lactaire, symbolisée par le noeud florissant.

Le rameau qui pousse derrière le miroir et les arcades couvertes de buissons fleuris justifient le titre du tableau : du sein sort l’aurore blanche aux doigts de rose.


La Femme au miroir
Delvaux, 1948, Musée d’Ixelles

Le miroir dénudant de Delvaux est surtout gratifiant pour le spectateur.

Imaginons la transformation inverse (la femme habillée dans le miroir, la femme nue à l’extérieur) :  un miroir costumant traduirait plutôt le point de vue subjectif du modèle sur sa propre apparence.


La robe de bal (The Prom Dress)

Norman Rockwell , couverture du Post, 19 mars 1949


C’est ce que fait le miroir de Norman Rockwell, en  confrontant une adolescente garçonnière à une image stupéfiante d’elle-même : ici, la transfiguration instantanée ne s’adresse qu’à la jeune fille, non  au spectateur qui comprend bien, à voir la chambre, tout le chemin qui reste à faire.

Passons maintenant à la transfiguration inverse, dans laquelle le miroir se fait menaçant.

Illustration de TAVASKA pour le  Women’s health magazine

Cette illustration amusante  a le mérite de résumer le problème :

  • s’agit-il d’une transfiguration subjective (à la Rockwell)  – le miroir montre à la jeune femme ce qui l’angoisse ;
  • ou  d’une transfiguration objective (à la Delvaux) – le miroir montre au spectateur le futur qui la menace ?


A noter qu’il s’agit là d’un remake d’une pinup de Gil Elvgren :

Plus modeste quant à la transfiguration, celle-ci se limitait au bronzage.

La transfiguration négative la plus fréquente est celle  du miroir macabre, dont il existe de multiples exemples.


La Vanité
Sculpture allemande du XVIème siècle

La Sirène a gardé son miroir et retrouvé ses jambes, devenant cette Coquette  qui voit apparaître son futur dans son dos.

Le miroir, accessoire de Vanité, devient instrument de Vérité.


Portrait du peintre Hans Burgkmair

avec son épouse Anna

Lucas FURTENAGEL , 1529, Kunst Historisches Museum, Vienne

Il est possible que Burgkmair, qui devait mourir deux ans plus tard et était  déjà malade, ait confié la réalisation de ce double portrait à son jeune disciple de 24 ans  : d’où sa main droite vide de tout pinceau.

Les inscriptions

On en compte cinq sur ce tableau bavard :

  • sur le cartouche, le nom et l’âge des époux  : Joann Burgkmair M[aler] 56 Jar alt et Ann Allerlaiin Ge[mahe]l 52 Jar alt.
  • sur la tranche du miroir : Erken dich selbs (Connais-toi toi-même).
  • sur le cadre du miroir : O, mors,  (Oh, mort)
  • sur le manche  du miroir : Hoffnung für die Welt (Espoir pour le monde).
  • au-dessus de l’homme : Sollche Gestalt unser baider was. Im Spiegel nix aber das dan- Ainsi était notre Forme à tous deux. Mais dans le miroir, rien n’en est resté.

 

Les mains du couple

Le peintre montre sa main gauche vide, pour nous prendre à témoin de son  impuissance. La bague qu’il porte à l’index de cette main gauche est identique  à celle que sa femme porte à l’annulaire de sa main droite, celle qui tient le miroir.

La composition interdisant de montrer l’anneau de mariage (la main gauche de l’épouse étant masquée), un autre  bijou commun a été choisi pour  affirmer la solidarité du couple.

Une vieille sirène ?

Dans cette femme sans jambes, à la chevelure dénouée et tenant un miroir, nous pourrions facilement reconnaître une vieille sirène : d’autant que deux de ses congénères, qui décorent sa ceinture, nous mettent sur cette voie.

Mais l’idée de la composition est encore plus ingénieuse…

Une sirène à deux têtes

Illustration pour CIRCE ou LE BALET COMIQUE DE LA ROYNE 

Girard de Beaulieu 1582

Les sirènes, habituellement, ont deux queues et une seule tête. Ce que le tableau nous montre, objectivement, est  une « sirène siamoise », à deux têtes et deux mains, dont l’une tient le miroir du couple, et l’autre manifeste son commun renoncement :

ne plus se peigner, ne plus peindre.

Le miroir, qui d’habitude ment en transformant les sirènes en femmes, nous dit ici la Vérité (Connais-toi toi-même), en transformant les deux vieillards en  un couple de crânes jumeaux réunis pour l’éternité.

Vérité terrible (O Mors) mais vérité rassurante (Espoir pour le monde) : d’où les trois  inscriptions sur le miroir.

https://artmirrorsart.wordpress.com/2012/01/08/atoning-efficacy-of-mirrors/
http://hominisaevum.tumblr.com/post/31593824026/lucas-furtenagel-the-painter-hans-burgkmair-and

La coquette habillée
Antoine Wiertz, 1856,
Musée Wiertz, Bruxelles Le miroir du Diable
Antoine Wiertz, 1856,
Musée Wiertz, Bruxelles

Entre les deux tableaux, les accessoires de vanité (le collier de perles autour du cou, la montre, la bague, le flacon de parfum sur le guéridon) n’ont pas bougé, pas plus que le voile de gaze, ni le ruban et la fleur dans la chevelure, ni la position des doigts de la coquette :

il faut comprendre que la robe de satin gris a été  enlevée d’un coup, par l’intervention du démon cornu  qui se glisse derrière la glace.

Bien avant les rayons X et Delvaux, Wiertz invente un miroir qui rend nu, qui révèle le triangle du pubis sous celui du bustier, et le collier d’or qui se cachait sous la manche : transfiguration  destiné non à la coquette, qui n’a pas bougé d’un cil :  mais au spectateur, invité à contempler la chair nue sous le satin.

La belle Rosine (Deux jeunes filles)
Antoine Wiertz, 1847, Musée Wiertz, Bruxelles

L’étape suivante, Wiertz nous l’avait déjà montrée dix ans plus tôt : la confrontation

  • de la chair nue avec le squelette,
  • des roses dans les cheveux avec l’étiquette macabre (La Belle Rosine),
  • de la Peinture  (le chevalet, la palette) côté chair avec la Sculpture (la tête, le pied) côté os.

La question  étant : de ces deux jeunes filles, laquelle nargue l’autre ?

All is Vanity optical illusion Charles Allan Gilbert  1892

Autre exemple d’un miroir qui, très astucieusement,  transforme la coquette en squelette.



Brochure de propagande US, 1944-45

Courtesy  http://ww2propaganda.eu/sell1.htm

Terminons par cette double transfiguration quelque peu déconcertante (la pinup en soldat, le beau gosse en squelette qui l’étrangle).

Elle illustre en fait une petite histoire moralisante, dont voici la substance :

Pendant que John est au front, Joan (la pinup) se prépare pour sortir avec Bob (le beau gosse), un ami du couple. Heureusement, en ouvrant les yeux après un long baiser, le miroir lui montre « John ! John  dans les bras d’une autre ! Dans les bras de la Mort !
Mais non, ce n’était pas John embrassé par la Mort… c’était VOUS, et ce n’était pas Joan qui regardait dans le miroir, mais votre FEMME.
Joan est toujours seule. Ainsi que tous les millions de femmes et de filles. Car la guerre continue. »

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