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Les Mille et Une Nuits : L’Inquiet, de Miguel Gomes

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 5/5 

Et si l’événement de cette dernière édition du festival de Cannes ne serait en réalité pas le palmarès et la compétition officielle, mais bel et bien un film d’une sélection parallèle ? Pas vraiment un film, mais plutôt trois, trois volumes qui forment un seul et même film dont la présentation, sur neuf jours de la Quinzaine des Réalisateurs (un opus tous les trois jours), a constitué une vraie saga festivalière. C’est peu dire que la longue nuit de Miguel Gomes (le film dure six heures) se faisait attendre avec impatience. Il faut dire que l’on s’attendait à avoir quelques belles surprises cinématographiques, comme le jeune maître portugais en est devenu l’adepte, tissant une œuvre magnifique jonglant magnifiquement entre « le réel et l’imaginaire ». Tabou (2012) était un coup de maître qui nous avait charmés, le premier volume des Mille et une nuits est tout autant un grand film de cinéma.

© Droits réservés

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Il nous est impossible d’embrasser tout de suite le film-monde de Miguel Gomes puisque nous n’avons pas encore vu les deuxième et troisième volets de cette œuvre qui s’annonce tout de même comme l’un des grands films de ces dernières années. S’il est juste d’appeler Les Mille et Une Nuits : L’Inquiet un film-monde, et ce, sans avoir déjà vu les suivants, c’est que le réalisateur portugais tisse une œuvre impressionnante. Impressionnante de part son ambition (refléter l’état d’un Portugal en proie à la crise économique à travers la structure en « poupées russes » et multipolaire des Mille et Une Nuits), mais surtout impressionnante par sa capacité, en structurant déjà son récit en trois actes distincts et un prologue au sein même du premier opus de la trilogie portugaise, à embrasser de multiples récits et de multiples formes de cinéma : de l’autofiction au documentaire, de la farce grivoise au récit frayant avec le surréalisme, de l’invraisemblable à la fiction sociale la plus touchante.

Lorsqu’une voie s’ouvre à lui pour faire parler un coq et faire en sorte qu’on vote pour lui aux élections municipales, lorsqu’il s’agit de se mettre lui-même en scène face à la peur que lui procure son entreprise artistique démesurée, lorsqu’il a l’idée de présenter le système de santé portugais sous la forme d’une baleine pourrie dans laquelle un professeur de natation va voir sa cardiologue, Gomes n’hésite jamais à lancer son récit et son film sur des pistes toutes aussi délirantes et surprenantes les unes que les autres.

Et il faut reconnaître à Gomes son incroyable faculté à toujours réussir ce qu’il entreprend, à nous faire rire en nous présentant la troïka européenne qui impose les mesures d’austérité comme une bande d’hommes incapables de bander (inspiré par le conte original de Shéhérazade « Les hommes qui bandent »), et à créer une émotion d’une force incroyable lorsqu’il s’agit pour un homme d’accueillir dignement les « magnifiques », chômeurs de longue durée, « de condition », de les écouter et de rappeler au monde qu’ils existent en organisant une baignade au premier janvier.

En réalité, plus qu’un manifeste politique, plus qu’un film à l’ambition monstrueuse – film-somme de myriades d’histoires de la crise portugaise –, Les Mille et Une Nuits : l’Inquiet est un grand film poétique, fabuleux et extraordinaire. Loin d’être seulement un éloge de la grandeur de la nouvelle œuvre de Miguel Gomes, il s’agit surtout du ton du film qui fraye sans cesse avec l’extraordinaire de situations cocasses et ahurissantes, mais aussi avec la fable mythologique de Shéhérazade qui raconte finalement les contes contemporains d’un pays en proie aux doutes et aux difficultés économiques. 

Si Les Mille et Une Nuits de Gomes s’annonce, avec ce premier tome, comme une grande œuvre de cinéma rafraîchissante, c’est que le réalisateur portugais ne pousse pas seulement loin l’expérimentation de la construction d’un récit éclaté et fragmenté inspiré par le plus grand conte à tiroir de la civilisation arabe, mais aussi par la mise en scène même du film. Sans cesse Gomes repousse les limites de son cinéma qui tire sa force de l’équilibre qu’il trouve toujours entre la mise en scène du réel quasi-documentaire et la mise en scène d’un imaginaire invraisemblable et merveilleux.

Ainsi, dans le même épisode des « Magnifiques », il n’hésite pas à figurer l’entretien qu’a le personnage principal avec sa cardiologue dans le ventre humide et visqueux d’un animal non identifié (est-ce la baleine échouée qui explosera par la suite sur la plage ?) avant de tirer son récit vers la simplicité d’un décor de bureaux, certes excentrique car coloré et ayant un bateau à l’intérieur, au milieu duquel viendront témoigner, presque face caméra, quelques chômeurs de condition, quelques uns de ces magnifiques qui viennent retrouver un peu de dignité à la faveur d’un simple bain du nouvel an lourd de sens et de solidarité.

De même lorsqu’il s’agit d’un coq qui parle à la seule personne qui le comprend afin d’avertir d’un trio amoureux conflictuel tournant au fait divers : Gomes fait alors jouer les trois amoureux par des jeunes adolescents en faisant s’inscrire en toutes lettres leur langage « sms » sur l’écran, ouvrant une béance poignante, ramenant ces amours conflictuelles à l’âge des découverte sentimentales.

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Si le premier volet de cette trilogie estivale est si fort, c’est que Gomes, tout en ayant un regard juste et réaliste sur son pays (toutes ses histoires sont tirées de faits divers glanés par quelques journalistes que le réalisateur a envoyés à travers tout le pays), trouve toujours une tonalité onirique pour les sublimer. Le Portugal, lieu de toutes les difficultés, devient à travers les yeux du génial réalisateur, réellement une terre de tous les possibles. Un Portugal, lieu de toutes les merveilles, mais inquiet. Si le film semble parfois être une chimère, un objet bizarre, disparate et sans unité entre les épisodes qui le forment, il y a bien cette figure de Shéhérazade, conteuse de ces multiples histoires qui ne tiennent ensemble que par sa voix off commune à toutes. 

Mais il y a un autre fil qui tient le film, lie les histoires entre elle : le réalisateur lui-même. En effet, avant que le titre du film ne soit présenté à l’écran, il est le centre d’un long prologue qui, en lui-même, pose déjà toutes les bases de L’Inquiet. En effet celui qui porte l’inquiétude du titre, c’est avant tout Miguel Gomes lui-même qui, effrayé par l’ambition de son film, s’enfuit du plateau de tournage, poursuivit par ses preneurs de son, la caméra ne pouvant suivre et étant toujours à l’hôtel d’où il s’est enfui. Cet épisode hilarant n’est pas là pour flatter l’ego du réalisateur, mais bel et bien pour insister sur l’aspect personnel et singulier du film qui ne s’est construit qu’autour de lui et de son concept : envoyer les journalistes autour du Portugal, écrire avec ses coscénaristes les faits divers rapportés sous forme de fiction en les alliant à la forme des contes de Shéhérazade, puis enfin les tourner avec des acteurs de confiance.

Accolé à deux mini-documentaires montés en parallèle et entrelacés, Gomes ne rappelle d’ailleurs pas seulement sa figure de démiurge perdu au sein de ce prologue, mais aussi les racines documentaires multiples et le postulat de lier tous ces faits divers différents ensemble afin de tenter de faire un film-monde, sans jamais affirmer le réussir, mais au moins définir sa tentative et ses intentions. Pas de scénario, mais juste une idée de fondre ensemble ces histoires afin de créer ce bijou cinématographique aux mille têtes et aux mille visages : autant de nuits que d’histoires et le film aurait pu durer bien plus que les six heures qu’il fait aujourd’hui (le premier montage avait d’ailleurs une durée de neuf heures).

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En attendant la suite, ces deux premières heures sont éblouissantes et fabuleuses, annonciatrices d’un grand film à venir. Premier tiers, premier acte d’une longue histoire protéiforme, on doute tout de même un peu que la suite ne soit pas à la hauteur de cette grande œuvre cinématographique.

(à suivre…)

Simon Bracquemart

Film en salles depuis le 24 juin 2015


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