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L’errance

Par Montaigne0860

S'il avait vraiment voulu se perdre, il aurait fallu qu'il oublie l'arbre explosé par la foudre, brisé en deux et désignant par sa chute la direction de la maison qu'il venait de quitter depuis un bout de temps. Dispersé, il pataugeait dans les signes, un bouleau là-bas qui étreignait un hêtre et qui l'avait tant frappé, vif argent appuyé sur le noir miroitant, un nid tombé qu'il avait tout à l'heure ramassé, admiratif, puis rejeté, pensant qu'il ne saurait en faire autant. Bref, il tournait en rond, avec ce sentiment désagréable d'une suite naturelle qu'il avait usée du regard une première fois. Il bifurqua.

Il était tout compte fait non pas joyeux mais clair comme la source, résolu, persuadé malgré tout que, des fugues d'enfant à travers fondrières et halliers jusqu'aux séjours prolongés devant les tables tachées des bistrots - autant de tentatives ratées - il entrait enfin dans l'errance, la vraie, l'errance étirable à l'infini. C'était décidé, il s'emballait de sa décision. Il douta cependant de l'infini lui-même, lui préférant l'errance sans but, craignant que l'infini ne soit à tout prendre qu'un point précis comme on le voit aux toiles de maîtres qui s'enfoncent au long des lignes de fuite ; un point figure l'extrémité des perspectives... ça existe ça l'extrémité des perspectives ? Elle existe, songeait-il ; et si c'est le cas, l'errance va tourner court... alors qu'il rêvait de n'atteindre jamais quoi que ce fût. Il revenait sans cesse à cette pensée : mon but n'a aucun but, et, souriant pour rien, aux branches, aux escargots, aux oiseaux cachés qui faisaient mille raffuts (peut-être chantaient-ils, comme les musiciens habités, PARCE QU'ils étaient cachés) et il se berçait de l'idée d'une errance concrète qui emplirait sa vie comme on le voit à ces hommes d'affaires, exténués et droits qui gravissent les escalators rivés à leur portable et qui même aux toilettes tapotent leur clavier vers le futur. Contrairement à eux, il se voyait au présent toujours, posant un pas après l'autre sans savoir ce qu'il adviendrait de son avance, s'empruntant à lui-même un chemin dont il pensait qu'il n'avait jamais été tracé que pour ses pas, pure illusion qu'il entretenait à chaque fois qu'il posait le pied, lentement, soigneusement.

Il se parlait : " Je voudrais que ma vie s'emplisse de mes pas, je n'ai rien d'autre à dire que le chuchotis de mes semelles, la vie ne vaut d'être vécue que si elle s'étire ainsi par monts et par vaux, hantée sans cesse par le présent ; comme il est bon d'être vivant ... même la rotation de la terre finalement est de trop, enfin elle assure à sa manière une répétition fort souhaitable, de bon aloi et plutôt sympathique, mais elle a l'inconvénient d'entraîner l'enfilade des jours et des nuits qui, il faut bien le dire, perturbe mon vœu de continuité présente, infinie, sans bout du bout, introduisant des aubes et des couchers qui contrarient mon aspiration à la vie perpétuelle. " Il perçut les murmures des frondaisons, feuillages agités du vent semblables aux vagues de la mer : ah les vagues, les fameuses vagues modèles qui se relaient vraiment en une monotonie allègre, elles étaient comment dire ? adorables, il les vénérait et il se souvint que lorsqu'il allait dormir il les voyait accourir sur l'oreiller, regrettant qu'elles fussent parfois trouées par l'étrave des bateaux qui hardiment les chevauchaient. Marchant, il s'obséda de leur allure loyale ce qui alimenta richement son désir irrésistible d'aller nulle part, d'aller, c'était tout ; aller. Il songea un moment que s'il suivait par exemple la course du soleil, il aboutirait à la mer, dirait : " Bonjour amies rêvées " etc. Soudain, il se vit sur la plage, perdu, désemparé par le trop plein de repères ; impossible d'aller droit devant (il ne savait pas nager), impossible de suivre la laisse et ses coquillages qui l'attachaient à un chemin obligatoire ; c'était décidément une très mauvaise idée. La mer était à éviter à tout prix : ce fut ainsi qu'il obliqua vers le sud.

Pour se distraire, il écouta ses pas. De temps à autre il écrasait un insecte et s'excusait un peu tard. Il plaignait la pauvre bête, rêvait de voler, mais le craquement soudain douloureux au bord de sa mémoire le ramenait au sol, à la terre qu'il foulait nécessairement, grande amie solide et, méditant sur elle il recouvrait sa dignité et se permettait alors de la féliciter de s'ouvrir ainsi en chemins interminables et doux.

Il rêva d'écrire un éloge de l'errance, se vit auteur à succès, assis sur un tabouret sous les spots de la télé. Il était accueilli d'un : " Alors, ça marche ? " par un présentateur hilare qui non content de sa bonne blague ajoutait avec la même finesse : " Comment allez-vous ? " en appuyant sur " allez ". Il s'entendit balbutier et décida d'en rester à son errance singulière, bien qu'il eût aimé que le monde entier partageât sa passion. A quoi bon errer ? , songeait-il, si les autres n'errent pas du même pas. Au fait - un doute le prit - l'errance n'était-elle pas une forme d'arrogance ? A ce dépit s'ajouta la tombée du jour.

" La rotation de la terre, on n'y coupe pas ", pensa-t-il. Il fallut s'arrêter, se restaurer, satisfaire aux besoins naturels, quantité de broutilles qui l'obligèrent à mettre fin à son errance du jour. Il se jura que l'auberge n'était pas un but malgré le fumet du cochon aux choux fleurs qui montait de son assiette et le fit saliver d'abondance. Il s'offrit un Saint-Emilion ; on n'erre pas tous les jours, pensa-t-il et il trinqua avec un voisin qui lorgnait sa bouteille. La serveuse aux yeux gris, boucles châtains, lui rappela sa femme. Elle avait comme elle un sourire de statue égyptienne, circulait vivement entre les tables, impériale, décidée, un rêve.

Il paya rapidement, s'enquit la tête lourde de sa propre maison ce qui lui valut un éclat de rire du patron. Il avait erré en cercle tout le jour et se trouvait à deux pas de chez lui. Après avoir poussé la porte, il découvrit sur la table de la salle à manger un mot de sa main lui précisant qu'elle en avait assez de l'attendre et qu'elle le quittait pour toujours. " Tout a une fin ", songea-t-il.


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