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Ils ont eu le courage de dire « non » : Les soldats et officiers des 16ème et 24ème régiments de Tirailleurs sénégalais (1940)

Publié le 17 juillet 2015 par Lepinematthieu @MatthieuLepine

   Comme au cours de la Première Guerre mondiale, les colonies françaises sont sollicitées pour l’effort de guerre en 1939. Près de 40 000 Tirailleurs sénégalais, soldats issus d’Afrique subsaharienne, sont notamment envoyés en métropole. Malgré leur courage et leur vaillance, ils subissent aux côtés des troupes françaises, les percées allemandes des mois de mai et juin 1940. De nombreux soldats sont alors faits prisonniers par la Wehrmacht. Galvanisés par des années de propagande raciste, tout particulièrement envers les troupes noires de l’armée française, les nazis vont alors perpétrer des dizaines de massacres de soldats coloniaux. Parmi les victimes de cette barbarie, on retrouve notamment les 16ème et 24ème régiments de Tirailleurs sénégalais. Engagés sur le front dans la Somme, avec pour mission de stopper la progression allemande et ainsi empêcher l’encerclement des troupes françaises et britanniques engagées en Belgique, ces soldats vont vivre un enfer. Capturés dans le bois d’Eraine, près de Cressonsacq (Oise), désarmés, isolés, ils vont ensuite être abattus sommairement à la mitrailleuse, parce qu’ils étaient noirs. Parmi les victimes, huit officiers blancs, qui pour s’être interposés et avoir pris la défense de leurs soldats subiront le même sort qu’eux. Méconnu, cet événement est plus qu’un simple fait de guerre, c’est un geste de fraternité qui marquera les mémoires à jamais.

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Bataillon du 16e RTS à la caserne Pomponne de Montauban, années 1930

Ils ont eu le courage de dire « non » à la barbarie nazie

   Les Tirailleurs sénégalais sont un ensemble d’unités militaires appartenant à l’armée coloniale française. Créés au Sénégal en 1857, ils vont dans un premier temps participer aux conquêtes coloniales du XIXe siècle. On trouve parmi ces troupes d’infanterie, des soldats venus des différentes possessions françaises d’Afrique subsaharienne (Sénégal, Mali, Guinée, Côte-d’Ivoire…).

En 1914, la France fait appel à eux pour la défense de la métropole. Engagés volontaires ou mobilisés de force, ils seront près de 200 000 à participer aux combats sur les différents fronts. Contrairement aux malgaches ou aux indochinois, une grande partie des peuples d’Afrique de l’Ouest est considérée par l’armée françaises comme appartenant à des « races guerrières » (1). Ainsi, ceux-ci sont le plus souvent mobilisés en première ligne sur les champs de bataille. En 1918, l’impôt du sang versé par l’Afrique est donc conséquent. Près de 30 000 soldats ont trouvé la mort dans les différents combats et plus de 35 000 en sont revenus blessés.

Au lendemain de la guerre, les tirailleurs, devenus « les chevilles ouvrières (2)» de l’armée française, sont mobilisés parmi les troupes qui stationnent dans la Ruhr et la Rhénanie. Forces de conquête au XIXe siècle, mobilisés sur le front entre 1914 et 1918, ces unités coloniales deviennent des troupes d’occupation en Allemagne. Une présence alors vécue comme une humiliation dans le pays, où une campagne de propagande raciste extrêmement brutale va se déclencher contre eux.

Au sein de l’armée française, les tirailleurs ont une place à part. A la différence de leurs « frères d’armes », ils ne possèdent pas le statut de citoyen (3). C’est en tant que sujets de l’empire colonial qu’ils combattent. Le traitement de ces troupes est ainsi particulier. Les officiers français ont une vision paternaliste de leurs soldats, qu’ils encadrent un maximum. Par ailleurs, « à grade égale, le blanc est systématiquement considéré comme le supérieur de l’indigène » (4). Une inégalité qui se traduit notamment à travers cette recommandation du général Nivelle : « Ne pas ménager le sang noir pour conserver un peu de blanc… » (5).

Malgré l’espoir de Blaise Diagne (6), qui déclarait au lendemain de la Première Guerre mondiale, « mes frères noirs, en versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits que vos camarades français », la situation n’a pas évolué lorsqu’en en 1939 la métropole fait de nouveau appel à ses colonies. Cependant, le courage et la vaillance dont ont fait preuve les Tirailleurs sénégalais sur les différents fronts depuis 1914, suscitent dorénavant davantage de confiance et de respect envers ces troupes au sein de l’armée.

Un respect qui se constate notamment à travers la dramatique histoire des 16ème et 24ème régiments de Tirailleurs sénégalais (juin 1940). Épargnés parce qu’ils étaient blancs, plusieurs officiers français de ces unités vont tenter de faire stopper le massacre de prisonniers noirs par les nazis. Malgré le risque encouru, ils vont prendre la défense de leurs soldats et s’opposer aux exécutions sommaires. Ce geste de fraternité et de bravoure, signera leur arrêt de mort. Cependant, il les honorera à jamais.

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« Occupation française de la Ruhr », brochure illustrée de A.M. Cray, 1923

La haine des nazis envers les soldats noirs de l’armée française

   Selon l’historien américain Raffael Scheck (7), près de 3 000 Tirailleurs sont exécutés par la Wehrmacht durant les mois de mai et juin 1940. Pour comprendre cette haine féroce des nazis envers les troupes noires de l’armée française, il faut tout d’abord remonter à la Première Guerre mondiale. En effet, dès 1914 les Tirailleurs sénégalais « suscitent la peur parmi les soldats allemands qui ont rapidement pris la leçon des premières confrontations » (8). La combativité dont ils font preuve lors des affrontements surprend leurs ennemis, qui l’assimilent alors à de la sauvagerie. Dans cette Europe des exhibitions coloniales, les fantasmes autour des soldats africains se multiplient aisément.

Durant l’entre deux guerres un mouvement raciste d’ampleur envahit l’Allemagne, notamment sous les effets de la propagande nazie. En effet, la défaite, puis le traité de Versailles sont vécus comme une humiliation dans le pays. L’occupation de l’Ouest du territoire par l’armée française renforce profondément ce sentiment. Ceci d’autant plus, que les troupes coloniales tiennent une place importante parmi les unités mobilisées en Rhénanie et dans la Ruhr, ce qui est alors vécu comme une « honte » suprême par les allemands.

C’est dans ce climat que se développe dès 1920 une violente campagne de propagande raciste. La présence de soldats noirs sur le territoire est présentée comme une menace. Ceux-ci sont rapidement accusés de perpétrer des viols. «On retrouve ici l’idée coloniale de l’Africain dominé par ses pulsions sexuelles irrépressibles. La presse allemande de la rive droite affirme ainsi avec un bel ensemble que toutes les femmes de six à soixante-dix ans sont menacées et que, dans certains villages de Rhénanie, on ne compte aucune femme qui n’aie pas été violée» (9).

Dans les journaux, les caricatures assimilant les unités coloniales à des hordes de sauvages se multiplient. La réponse de l’état-major français à cette campagne haineuse ne fait malheureusement que la renforcer. En effet, il est décidé de faire rapatrier en France les deux régiments de Tirailleurs sénégalais présents sur le sol allemand. Bien que les accusations soient totalement infondées, « ce désengagement est interprété comme une sorte d’aveu par une opinion allemande en ébullition » (10).

Une aubaine pour le parti nazi. Dans Mein Kampf, Hitler écrit, «les juifs ont emmené les nègres en Rhénanie dans le but de souiller et de bâtardiser la race aryenne». En 1935, les lois de Nuremberg précisent que «n’est pas de sang allemand celui qui a, parmi ses ancêtres, du côté paternel ou maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir». Deux ans plus tard, «une politique de « stérilisation forcée » fut donc décidée en secret pour prévenir toute procréation des noirs et des métis avec des Allemandes. Dans les communes de Rhénanie, particulièrement, une chasse aux « bâtards » fut mise en place, et sur 600 environ, selon les sources nazies, 385 ont été contraints à cette « prophylaxie sociale » » (11).

La haine envers les soldats noirs atteint son paroxysme au début de la Seconde Guerre mondiale. La propagande nazie bat alors son plein. Les Tirailleurs sénégalais sont accusés de commettre des exactions sur leurs prisonniers. L’organe de presse officiel du parti se déchaine : « Ces bêtes meurtrière ne se verront accorder aucun pardon » (12). Dans ce contexte, la voie menant aux crimes de guerre des mois de mai et juin 1940 est toute tracée.

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Tirailleur sénégalais, avril 1940, © ECPAD France

Le massacre des Tirailleurs sénégalais et de leurs officiers au bois d’Eraine

En Avril 1940, les 16ème et 24ème régiments de Tirailleurs sénégalais appartiennent à la 4ème Division d’infanterie coloniale (DIC). Stationnées à Montauban et Perpignan avant guerre, ces deux unités sont dans un premier temps mobilisées en Alsace, à proximité de la ligne Maginot, où elles sont affectées à différentes tâches (construction de blockhaus…). Mais face aux offensives destructrices des allemands dans les Ardennes et à la menace d’encerclement des troupes alliées engagées en Belgique, l’état-major décide de les envoyer en urgence dans la Somme.

Cependant, ce redéploiement est un échec. Malgré leur vaillance, les soldats ne parviennent pas à repousser les offensives de la Wehrmacht. Début juin, après trois semaines d’affrontements, les pertes sont conséquentes. « Les combats atteignent une férocité rarement observé durant le conflit, (…) un choc considérable pour des tirailleurs qui sont souvent de jeunes recrues récemment débarquées d’Afrique » (13). La 4ème DIC est contrainte de se replier.

Esseulées, désorganisées, exténuées, les troupes coloniales sont rapidement encerclées par les nazis. Nous sommes le 9 juin 1940, sacrifiées pour couvrir la retraite d’une partie de l’armée, il ne leur est désormais plus possible de fuir. Les tirailleurs jettent alors leurs dernières forces dans la bataille et tentent une percée. Mais l’armée allemande ne fléchit pas. A court de munitions pour certains et en infériorité numérique, ils essayent alors tant que faire se peut d’échapper à la capture.

C’est ainsi que deux détachements des 16ème et 24ème régiments de Tirailleurs sénégalais se retrouvent au nord au bois d’Eraine, à proximité de Cressonsacq (Oise), et décident de s’y cacher durant nuit. Cependant, les allemands traquent leurs ennemis. Animalisé à l’extrême par la propagande durant l’entre deux guerres, le soldats noir est «un gibier d’exception» (14) pour les nazis, qui adoptent alors une véritable attitude de chasseur. Au matin du 10 juin, ils aperçoivent un soldat français et entreprennent de fouiller le bois. Après un bref échange de tirs, les soldats et officiers des deux régiments de tirailleurs sont faits prisonniers.

Ils sont dorénavant entre les mains de la 10ème compagnie du régiment Grossdeutschland, unité nazie d’élite tristement célèbre pour son fanatisme, qui les conduit dans une ferme voisine. Après avoir été désarmés, les quelques soixante soldats capturés sont séparés en deux groupes. Les blancs d’un coté, les noirs de l’autre. Présentant le pire, deux officiers français, le commandant Bouquet et le capitaine Speckel , décident d’intervenir et de prendre la défense des soldats africains.

Tout deux demandent à ce qu’ils soient traités comme il se doit, en soldats. Ils vont même jusqu’à affirmer leur fierté d’avoir commandés ces hommes. Un courage exceptionnel, symbole fort d’une humanité qui malgré les circonstances dramatiques ne fléchit pas. C’est en connaissance de cause que ces officiers ont agi. Un acte de bravoure admirable. Ceci d’autant plus que « tous les cadres coloniaux sont (…) loin d’être aussi exemplaires » (15).

Cependant, pour les nazis, les Tirailleurs sénégalais sont des sous-hommes, qu’ils accusent de crimes de guerre. Ainsi, en prenant leur défense, les officiers français se sont rendus complices. Pire, en affirmant qu’ils dirigent fièrement ces unités, ils portent la responsabilité de leurs actes. Leur indignation sera leur arrêt de mort. Les soldats africains sont tous abattus de sang froid à la mitrailleuse. Huit officiers français sont emmenés en lisière du bois. Là-bas, ils périssent sous les armes nazis d’une balle dans la nuque. Des crimes qui resteront à jamais impunis. Les soldats blancs et les sous-officiers restants sont quant à eux faits prisonniers de guerre.

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Stèle commémorative du bois d’Eraine – 16e et 24e R.T.S.

On estime que près de cent cinquante tirailleurs ont été massacrés par la Wehrmacht sur le plateau Picard entre le 9 et 10 juin 1940 (16). Méconnu, cet épisode de la Seconde Guerre mondiale est pourtant hautement symbolique. Tout d’abord parce qu’il remémore l’engagement sans faille des soldats africains dans ce conflit. De jeunes recrues (17), sous-entraînées, sous-équipées, que l’état-major n’hésitait pas à sacrifier, comme se fut le cas pour la 4ème Division d’infanterie coloniale.

Malgré cela, ces soldats ont jeté toutes leurs forces dans la bataille. Suscitant le respect dans leur rang et la crainte de leurs ennemis. Un respect que l’on retrouve notamment à travers l’acte de bravoure des officiers des 16ème et 24ème régiments de tirailleurs. Au prix de leur vie, ils ont tenu à manifester face à l’ennemi nazi leur solidarité et leur fraternité avec les soldats noirs qu’ils commandaient. Ainsi, ils ont prouvé que l’humanité pouvait être sauvegardée même lors des épisodes les plus terribles de l’histoire. Ce geste les honorera à jamais.

(1) Charles Mangin, auteur de La Force noire, distingue des « races guerrières » parmi les populations d’Afrique occidentale. A travers cette notion, il affirme l’aptitude supérieure de certains peuples pour le combat.

(2) Fargettas Julien, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.

(3) Sauf pour les habitants des quatre communes au Sénégal (Saint Louis, Gorée, Dakar et Rufisque).

(4) Fargettas Julien, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.

(5) Extrait d’une note signée par le général Nivelle datant du 21 janvier 1917, concernant l’offensive du Chemin des dames durant laquelle près de 6 000 tirailleurs trouveront la mort.

(6) Le sénégalais Blaise Diagne est le premier député africain élu au sein du Parlement français.
(7) Scheck Raffael, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940, Paris, Tallandier, 2006

(8) Fargettas Julien, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.

(9) Le Naour Jean-Yves, http://www.revue-quasimodo.org/PDFs/8%20-%20LeNaourHonteNoire.pdf

(10) Fargettas Julien, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.

(11) Lionel Richard, Le Monde diplomatique, 2005

(12) Völkischer Beobachter, 30 mai 1940

(13) Fargettas Julien, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.

(14) Fargettas Julien, « « Sind Schwarze da ? » La chasse aux tirailleurs sénégalais. Aspects cynégétiques de violences de guerre et de violences raciales durant la campagne de France, mai 1940-août 1940 », Revue historique des armées, 271 | 2013, 42-50.

(15) Fargettas Julien, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.

(16) Scheck Raffael, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940, Paris, Tallandier, 2006

(17) La plupart des soldats du 16ème régiment de Tirailleurs sénégalais avaient entre 20 et 22 ans.

Principales sources :

– Fargettas Julien, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.

– Site de la municipalité de Cressonssacq


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