Le miroir révélateur 1 : déconnexion

Publié le 30 juillet 2015 par Albrecht

Par son cadre, le miroir détoure une partie de la réalité, comme la ferait une vitre ; et par son tain, il la retourne. De sorte que la combinaison du cadrage et du retournement crée des effets paradoxaux, où le miroir  tantôt  déconnecte, tantôt  reconnecte, deux parties de la réalité.

Commençons par le miroir qui déconnecte…


Vénus au miroir

Velasquez, 1647 -1651, National Gallery, Londres

Ce tableau extrêmement commenté (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_%C3%A0_son_miroir) pourrait être résumé en une phrase :

non pas l’exhibition d’une femme devant un miroir, mais l’exhibition d’un miroir devant une femme.

Car c’est bien cet objet-princeps, tenu par un Cupidon mélancolique au  confluent des coulées rouges et grises des velours, qui constitue le centre stratégique de la composition. Orné de rubans rose comme Cupidon d’un ruban bleu, il est le troisième être animé du tableau, un visage flou et inexpressif qui contredit, plutôt qu’il ne complète, le postérieur parfait d’une Beauté anonyme.

« Velasquez in my apartment », Helmut Newton, 1981

Car ce reflet, bien trop grand vu la position du miroir, est physiquement impossible, comme l’a bien vu Helmut Newton en résolvant la question à l’aide d’un écran plus moderne.

Présentée sur glace, la tête coupée ne regarde rien, ni la femme ni le spectateur.

Dans une Espagne encore tenue par l’Inquisition, cet effet d’énigme  est peut être simplement  une ruse pour éviter, en déconnectant cette tête et ce corps,  de représenter  une femme complète nue.


Rolf Armstrong (1912)

En général,  le coup d’oeil discret dans un miroir est un symbole de la prudence ou de la vanité féminines. Mais, par un effet collatéral involontaire, cette  mise à distance de ce qui distingue une femme d’une chair anonyme, son visage, produit un effet de lubricité parfaitement perceptible :

ici, la bouche mise en cage ne peut plus empêcher le fauve qui passe de mettre sa griffe ou sa dent sur cette vertigineuse épaule.


Reflection in mirror, Anna Mae Vargas,
aquarelle de Vargas, 1940

L’effet « jivaro » est ici encore plus sensible, et cohérent avec le fantasme de la femme-objet  :  de l’échine à la  chute de reins, de la croupe et à la pointe des talons, cet étalage de voluptés en apesanteur semble totalement dissocié de son identité, confiné dans un médaillon passif et inexpressif.

Pin up de Enoch Bolles, années 1930

A la limite, le miroir disparaît du champ, et c’est la fille elle-même qui prend la forme du face-à-mains, une jambe servant de manche.


Pin up de Gil Elvgren, années 1950

Entre la grande boîte à froufrous et la minuscule boîte à poudre, la femme-objet semble soumise à une injonction contradictoire (se déployer  hors du carton ou se miniaturiser dans l’accessoire), qui correspond en fait au principe même du fantasme : l’apparition  et la disparition  à volonté.

Ferdinando Scianna

Version retournée

Il suffit de comparer la photographie originale, à gauche, et sa version retournée, pour comprendre combien le miroir posé par terre corrobore l’effet « Jivaro » : plutôt que de révéler , le miroir met à distance, et déconnecte les jambes de leur légitime propriétaire.

La version retournée restaure la hiérarchie naturelle entre le visage et les membres, même si c’est une femme-tronc qui surplombe une paire de quilles.


Alva Bernadine

Posé à l’emplacement du sexe, le miroir, censé nous montrer un visage, ne nous  laisse voir que des lèvres : ce qu’il révèle, c’est l’analogie scandaleuse entre les choses du haut et les choses du bas.