Un lecteur de Relatio, Bernard Schmitt, attire notre attention (prise en défaut) sur la mort d'un « grand Européen ». François (Ferencz) Fetjö, qui s'est éteint à 98 ans, était effectivement l'un des grands esprits de ce temps, un intellectuel qui a influencé plusieurs générations, un militant de la Liberté comme nous aimerions en compter plus....Ses livres restent des clefs pour comprendre l'Europe d'aujourd'hui.
Journaliste, il a été l'un de ceux qui, à l'AFP, a su le mieux décrypter les événements de ce que nous nommions « les pays de l'Est ». Professeur, historien pétri d'une culture littéraire hors normes et doté d'une réflexion politique et philosophique profonde, ce produit de l'Empire austro-hongrois reste l'un des grands passeurs d'idées de notre continent entre deux mondes, entre deux siècles et entre une série de contradictions. Un maître en géopolitique, cet auteur du célèbre « L'Histoire des démocraties populaires » (écrit en 1952).Et un Résistant, au sens le plus fort du terme, cet humaniste qui incarnait si bien « L'Esprit d'Europe » dans sa complexité. Et dans sa soif de transcendance.
Se réclamait du « judéo-christianisme », il était fascine par la question du Mal dans l'Histoire. Son « Dieu, l'Homme et son diable », publié en 2005 est riche d'une réflexion nourrie par presque un siècle d'observations. Qui vaut lectureou relecture, comme tant d'autres ouvrages ou articles.
Une partie de la « gauche » ne l'appréciait qu'avec distance : cet authentique résistant contre tous les totalitarismes a essuyé les critiques de ceux qui ont « préféré avec tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron »... Son passage au Congrès des Intellectuels pour la Liberté, juste après la guerre, l'aura marqué. Et jusqu'à la fin, il restera fidèle à ses idéaux de jeunesse. Sans nier les réalités.
Une partie de la droite se méfiait de cet esprit libre, profondément personnaliste. Si nuancé dans ses jugements et appréciations. Son anticommunisme ne l'a pas empêché de fréquenter les grandes figures du Komintern, du mouvement communiste, du Kremlin, d'approcher Tito, Castro et d'autres. Ami d'Edgar Morin, de Jean-François Revel, proche de Nizan, de Mounier, de Camus, il savait en tout et pour tout conserver son esprit critique. Y compris face à des personnages qu'il a admirés et critiqués, comme le général de Gaulle ou François Mitterrand.
Si les responsables politiques l'avaient mieux lu, ils n'auraient pas parlé « d'élargissement de l'union européenne » à l'occasion de l'adhésion des ex-pays « de l'Est », mais de retrouvailles, d'enrichissement, d'épanouissement. Et ils auraient mieux compris les troubles de cette « Europe médiane », entre Allemagne et Russie, entre pulsions nationalistes et aspirations démocratiques, entre fausses nostalgies et passion de l'avenir.
L'un de ses derniers messages, via Jacques Rupnik: ce n'est pas 1968 que nous devrions commémorer, mais 48. 1848! Pas faux...
Daniel RIOT
Sa vie en bref
Ferencz Fetjö est né en 1909 à Nagykanizna, Hongrie du Sud-Est, dans une famille aisée de libraires et d'imprimeurs. Dans cette famille juive assimilée, il est élevé par une mère adoptive chrétienne, et se convertit au catholicisme,. Lors du démembrement de l'empire Austro-hongrois, plusieurs de ses oncles, tantes et cousins se retrouvèrent citoyens yougoslaves, italiens, tchécoslovaques, roumains... ou restèrent hongrois. Il suit des études littéraires aux Université de Pécs et de Budapest où il côtoie des Slaves, des Allemands, des Italiens... Condamné en 1932 à un an de prison pour avoir organisé un cercle d'études marxistes à l'Université, il adhère en 1934 au Parti social-démocrate et collabore au quotidien Népszava et à la revue théorique Szocializmus de ce parti. Ferencz Fetjö fonde en 1935, avec le poète Jozsef Attila et le publiciste Paul Ignotus, la revue littéraire antifasciste et antistalinienne Szép Szo. Il publie Sartre, Mounier, Maritain... Condamné à six mois de prison pour un article dénonçant la politique pro-allemande du gouvernement, il quitte la Hongrie et s'établit en France en 1938. Il participe à la Résistance.
En 1945, François Fejtö dirige le bureau de presse de l'ambassade de Hongrie à Paris, il en démissionne à la suite de la condamnation de Laslo Rajk, un ami de jeunesse. Il rompt alors tout liens avec la Hongrie. Il attendra 1989 et les obsèques nationales d'Imre Nagy, le héros malheureux de la révolution de 1956, pour retourner dans son pays natal.
François Fejtö fréquente après la guerre le Congrès des intellectuels pour la liberté, aux côtés de Raymond Aron, François Bondy, David Rousset... La publication en 1952 de L'Histoire des démocraties populaires, un succès traduit dans dix-sept langues et plusieurs fois réédité, lui vaut la méfiance des intellectuels de gauche.
Il fait de 1944 à 1979, une carrière de journaliste à l'AFP, l'agence France-Presse, comme commentateur des évènements des pays de l'Est. Nationalisé français en 1955, il enseigne entre 1972 et 1984 à l'Institut d'études politiques. En 1973 un jury présidé par Raymond Aron, lui accorde le titre de docteur ès lettres pour son œuvre. François Fejtö a consacré l'essentiel de sa carrière journalistique et littéraire à l'étude des régimes communistes est-européens, dont il aura eu la chance d'observer la naissance, les progrès, le déclin et la chute.
Il a aussi collaboré à de nombreux journaux et revues français et étrangers dont Esprit, Arguments, Contre-Point, Commentaire, Le Monde, Le Figaro, La Croix, Il Giornale, La Vanguardia, Magyar Hirlap... François Fejtö reste un grand intellectuel européen du XXe siècle. Proche de Nizan, de Mounier et de Camus, interlocuteur critique de Malraux et de Sartre, il a côtoyé les grandes figures du Komintern et du mouvement communiste, dialogué avec les maîtres du Kremlin, avec Tito, Castro et Willy Brandt, admiré et critiqué le général de Gaulle et François Mitterrand. Il est l'ami d'Edgar Morin et de Jean-François Revel...
Parmi ses publications
Voyage sentimental (Des syrtes, 2001) : la traduction d'un roman paru en Hongrie en 1935.
Hongrois et Juifs (Balland, 2000), Histoire millénaire d'un couple singulier (Sous-titre), avec la contribution de Gyula Zeke.
Le passager du siècle (Hachette-litt., 1999) : François Fejtö s'entretien avec Maurizio Serra.
Dieu et son Juif. Essai hérétique (1961 - Pierre Horay, 1997)
La fin des démocraties populaires (Le Seuil, 1992 - 1997)
Joseph II. Biographie (Quai Voltaire, 1994)
Où va le temps qui passe ? (Balland, 1991) : entretien de François Fejtö avec Jacqueline Cherruault-Serper.
1956, Budapest (Complexe, 1990 - 2006), L'insurrection, la première révolution anti-totalitaire
Requiem pour un empire défunt (Lieu commun, 1988 - Le Seuil, 1993), Histoire de la destruction de l'Autriche-Hongrie
Mémoires (Calman-Levy, 1986), De Budapest à Paris (sous-titre)
Le printemps tchécoslovaque 1968 (Complexe, 1999), ouvrage collectif sous la direction de François Fejtö et Jacques Rupnik. Préface de Vaclav Havel.
La Tragédie hongroise (1958 - Horay, 1998)
Le Coup de Prague, 1948 (Le Seuil, 1976)
Histoire des démocraties populaires , (1952 - Le Seuil, 1992)
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