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Démocratie, le jour d'après

Par Gerard
 « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair -obscur surgissent les monstres »
 - Antonio Gramsci -

« Démocratie » est de ces mots qui tonnent plus qu’ils ne parlent, qui déclament plus qu’ils n’imposent aux faits leur réalité effective. Il n’est rien de pire que ces littérateurs niaiseux, que nous appelons en France « intellectuels », comme si les autres ne l’étaient pas, et qui n’ont que ce vocable en bouche : « Démocratie ». C’est le point Godwin inversé, mais dont l’objectif est rigoureusement identique. Qui parle au nom de la « démocratie » s’assure d’une attention respectueuse et de la bienveillance de tous.

Qu’on ne me demande pas de m’en prendre aux Le Pen père ou fille (le folklore familial, allez savoir pourquoi, a le don de m’impatienter) ni à leurs partisans du moment. Je m’intéresse à la fièvre, pas à ses symptômes. Or la fièvre a gagné l’Europe toute entière. Façon Pearl Harbour, l’attaque en piquet des technocrates contre les démocrates au cœur de ce terrible été grec que nous venons de vivre a mis à la vue de tous quelque chose de radicalement neuf. Quelque chose qu’il va falloir apprendre à nommer, puis qualifier avec toute la précision requise.

Longtemps la passivité et l’ignorance ont suffi à écarter le citoyen ordinaire de tout questionnement sérieux sur la marche de l’économie. Sa participation pleine et entière à la société (emploi, famille, consommation, votes,…) valait adhésion. On croyait à la doxa, parce que la doxa nourrissait encore son homme.

Tout changea lorsque cessa définitivement chez les oligarques mondialisés la peur d’une révolution (effondrement de l’URSS en 1991). Le processus mis en place dans les années 70 de lutte des classes inversée (reprendre aux peuples des conquêtes sociales chèrement acquises) passa en mode intensif. Un régime d’exception fut étendu grâce à la notion fallacieuse de « crise » et à son corollaire, la « nécessaire adaptation au changement ». Les pires turpitudes économiques furent avalisées au prétexte de ce principe de fatalité : impossible de faire autrement. « Il n’y a pas d’alternative », nous chantait déjà Thatcher. Curieusement, la thérapie de choc ne remit jamais le malade sur pied mais l’entretint au contraire dans sa maladie. C’est ainsi que des générations entières passèrent en se disant que bon, que voulez-vous qu’on y fasse, c’est la crise… La capacité des hommes à transformer la société et à améliorer leur condition de vie (connue sous le nom d’ « historicité ») se heurta brutalement à une situation de blocage. Si ce ne fut pas la « fin de l’Histoire », comme le prétendit l’ineffable Fukuyama, ce fut bien, en revanche, la fin programmée de l’historicité. La fin du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

En 1989 un mur est tombé à Berlin, mettant un terme à la Guerre Froide. Un autre vient de s’écrouler, ici, en Grèce, entre le printemps et l’été 2015 : celui de l’illusion démocratique. Le coup d’Etat réussi par les technocrates de Bruxelles au détriment des démocrates d’Athènes a montré le vrai visage de ce temps. Nous savons désormais le camp des imposteurs ; et contre ceux-ci nous n’avons pour nous que notre discernement. Le conditionnement qui durait depuis si longtemps, solidement arrimé hier encore à l’idéologie de progrès à laquelle désormais personne ne croit plus, vient de trouver, sinon son point final, du moins sa limite.

Car depuis la crise européenne où la technostructure s’obstine à vouloir administrer la Grèce au détriment de son avenir, de sa volonté et de son droit de subsidiarité, on ne peut plus s’épargner cette cruelle question : sommes-nous oui ou non dans un régime compatible avec la démocratie, ou avons-nous déjà glissé vers un « autre état » qui s’en éloigne de plus en plus ? Examinons les faits. La thérapie de choc censée redresser la Grèce est un échec complet, en même temps qu’une victoire politique de premier ordre. Et plus manifeste est son échec économique, plus grand est son triomphe politique. Mais quand la victoire politique se nourrit de l’échec du peuple, c’est que la tyrannie n’est pas loin.

Aujourd’hui la dérégulation des marchés s’accélère (TAFTA), effaçant jusqu’à la possibilité juridique d’en limiter les dévorants appétits. Les traités, règlements et directives s’imposent non seulement à nos lois, mais plus encore à nos droits. La mafia, disait déjà Guy Debord, est la forme achevée du capitalisme. Les droits de l’Homme et du Citoyen, au nom desquels subsiste encore une exigence éthique, posée du reste comme horizon de la modernité, suffisent-ils à maintenir vivace le sentiment de « faire société » ? La réponse est non, puisque c’est la société elle-même qui est en passe de disparaître. Le marché dérégulé prétend en effet briser l’alliance entre un Sujet et un Collectif dont il nierait le plan de constitution mutuelle, c’est-à-dire la citoyenneté elle-même.

Le social existait naguère dans le partage des ressources et des valeurs. Que cesse ce partage à cause de la captation des ressources par une infime minorité avide (le fameux « 1% ») et voilà que s’effondre les valeurs qu’il sous-tendait. Dès lors, nous dit Alain Touraine dans « La Fin des sociétés », « Le vocabulaire social que nous employons n’a désormais plus de sens réel ; il n’est que le mélange d’éléments opposés entre eux : démocratie, égalité, éducation, ville, institution judiciaire, famille, aucun de ces mots de désigne aujourd’hui un ensemble de pratiques et d’orientations identifiables… La vie sociale n’est plus un ensemble de liens entre des institutions, mais un espace de rupture et de conflit entre le monde de l’intérêt et du profit et le monde des principes éthiques, qui ne sont pas sociaux mais moraux et que nous essayons d’imposer à nos pratiques ».

Dans cette situation de social décomposé, le pouvoir (politique, financier, économique…) s’est arrimé à ses principaux constituants que sont la spoliation, la corruption, la forfaiture et la prévarication. Pour le renverser, l’honnête homme dispose de trois outils : le droit, la vérité et le courage.

Merkel achève ce que Thatcher avait commencé. La Panzer Division de la pensée unique trace sa route en accélérant la manœuvre, comptant sur l’effet de surprise. Médiatiquement nous sommes tous dans la grande lessiveuse, et l’on vient de passer en mode essorage.

Pourtant, ceux qui spéculaient sur le sommeil lourd du troupeau en sont désormais pour leurs frais. Quelque chose se passe. Quelque chose plutôt que rien. Un éveil. Au terme de la séquence grecque, il ne reste à l’honnête homme plus d’autre choix que celui de l’action. S’il ne le faisait pas maintenant et sur l’heure, c’est tout ce que à quoi nous tenions, liberté, démocratie, justice, progrès humain, sens de la Terre, respect de l’autre, conscience individuelle, qui nous deviendraient alors plus étrangers que les secrets de l’Atlantide.

Gérard Larnac
Athènes
22 août 2015.


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