Parce qu’il possède des milliards, dit-on, et notamment l’équipe Tinkoff-Saxo (Contador, Sagan, Basso, Rogers, Kreuziger, Majka), Oleg Tinkov se croit tout permis et son arrogance insupportable de nouveau riche le désigne comme le Raspoutine du vélo, à la fois aventurier mégalomane, prophète diabolique et visionnaire schizophrène !
Début 2015, il a viré le manager Bjarne Riis parce que celui-ci lui coûtait cher et lui faisait de l’ombre sans obtenir de résultats en rapport avec son salaire. Contador, Sagan, ses deux stars pédalantes, avaient du mal à se mettre en route. L’Espagnol gagnera finalement le Giro, mais son Tour de France n’a pas été à la hauteur des espérances du patron et Sagan a ramené le maillot vert à Paris sans avoir gagné d’étape. Heureusement que Majka, le Polonais, s’est rappelé au bon souvenir des suiveurs en concrétisant à Cauterets.
Pour une équipe à quelque 20 millions d’euros de budget, le retour sur investissement est maigre et le financier russe s’agace de cet échec collectif qui le pousse à remettre en question les fondements même de la compétition. Comme une rafale de kalachnikov qui n’épargne personne. Dans son collimateur : Christian Prudhomme, le patron du Tour de France, les dirigeants de Sky, mais aussi l’UCI aux mains du pâlot président Cookson, Marc Madiot ainsi que Thomas Voeckler, ambassadeur d’une équipe Europcar qui lutte pour sa survie, loin, très loin des moyens dont dispose l’oligarque russe.
Un flambeur opportuniste, Oleg Tinkov, ou un homme d’affaires éclairé qui veut « sauver le cyclisme et lui assurer un avenir meilleur que ne le font les règles actuelles » ? Apparemment il a tout compris du vélo. En urgence, il faut réorganiser le business, sinon il appellera au boycott du Tour de France 2016 ; faire passer les organisateurs à la caisse pour que les équipes acceptent de participer aux grandes épreuves du calendrier, sinon celles-ci n’ont qu’à disparaître ; trouver un système aussi pour faire payer le public sur les bords de la route ! Selon lui, le sport cycliste doit être du sport-spectacle, avec les meilleurs coureurs dans les plus grandes équipes, comme en football. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas les moyens d’évoluer dans cette ligue pro (Valon, c’est son nom) qu’il pousse à créer avec quelques uns de ses collègues du World Tour.
Un cyclisme à deux vitesses, ouvert à toutes les dérives, que cet iconoclaste irresponsable appelle de ses vœux parce qu’il sait qu’avec son fric lui peut jouer dans la cour des grands. Mais les autres ? A l’entendre, tout est à revoir, surtout le « merchandising ». Le vélo ne fait pas recette parce qu’il ne sait pas se vendre. Trop ringard et trop attaché à la tradition. Les équipes ne touchent rien des droits TV. Il faut mettre des caméras partout, privilégier les nouvelles technologies pour promouvoir le « spectacle » . Mais à la Pierre-Saint Martin (10ème étape), tout était déjà plié en six kilomètres d’ascension et Contador, son grand leader, dans les choux, comme les autres favoris ! Et toutes les étapes de montagne suivantes ont été remportées par des mal classés ou des équipiers ! Alors il était où le « spectacle » dont il parle sur le Tour 2015 ?
Après sa saison en demi-teinte, Contador est entré en hibernation fin juillet, avec au compteur 60 jours de course pour un salaire annuel estimé à 5 millions d’euros ! A l’époque, Merckx en était à 120-130 jours et il participait encore à des épreuves de Six jours avant la reprise pour mettre du beurre dans les épinards... Autre époque, autres mœurs, certes. Mais ce que prône l’exhubérant Tinkov le fait passer pour un illuminé à l’ambition dévorante et un investisseur qui veut faire du fric en priorité.
Or le sport cycliste n’a pas pour vocation d’engraisser des milliardaires, ni même de créer des millionnaires. Il ne vit que par ses partenaires et les sponsors qui en récoltent de la pub en retour. Et comme le souligne Marc Madiot (Aujourd’hui en France du 3.7.2015): « Dans le vélo, il n’y a pas de rachat de contrat, pas de mercato. Il n’y a pas non plus d’argent public, ni de droits télé. Ce sport est en quelque sorte mal né. Historiquement, les grandes courses ont été créées par des privés ou des journaux qui en sont toujours propriétaires. En cela, le cyclisme ne ressemble à aucun autre grand sport. Les seuls événements rémunérateurs sont le Tour, le Giro et quelques grandes classiques. 70 à 80 % des épreuves sont organisées par des bénévoles et sont contentes quand elles ne perdent pas d’argent. Enfin, le cyclisme coûte cher à produire pour la télévision. Et si on peut garder ce qu’on a, ça ne sera déjà pas mal… »
A la tête de la FDJ.fr, Madiot, traité de « communiste » par le magnat de Polyssaïevo parce que subventionné par une entreprise d’Etat, a une vision personnelle qui est en totale opposition à celle du tsar russe. L’ancien vainqueur de Paris-Roubaix préfère miser sur la formation et l’éducation. Il veut voir ses jeunes grandir et s’affirmer dans ces courses qui font partie de la grande tradition du vélo. Il est heureux d’ailleurs que les recettes excédentaires du Tour de France servent à éponger les déficits des autres épreuves organisées par ASO (Paris-Nice, Critérium international, Flèche wallonne, Liège-Bastogne-Liège, Critérium du Dauphiné, Tour de l’Avenir, Paris-Tours notamment). Sinon qu’en serait-il de leur avenir et de la pérennité du cyclisme en Europe ?
Alors Oleg le guérisseur est-il un moine fou à l’influence néfaste ou un arriviste déguisé en entrepreneur génial ? Visiblement l’argent lui brûle les doigts et son pouvoir offre à ce « révolutionnaire » excentrique, fils de mineur sibérien, une dimension inespérée. Comme son équipe, son blog et les réseaux sociaux sont un tremplin à son action égocentrique. A moins d’y mettre le prix et d’acheter les sceptiques et les réticentss, pas sûr qu’il ait toutefois sur le sport cycliste la même emprise grandissante que Raspoutine sur les Romanov. Sinon il est à craindre qu’il faille aussi trouver un moyen de s’en débarrasser au plus vite avant qu’il ne pollue et gangrène tout le système.
Bertrand Duboux