Le titre d'un des livres de Patrick Modiano, L'herbe des nuits, est tiré d'un poème d'Ossip Mandelstam...
Il est également question d'herbe dans l'épitaphe, tirée d'un autre texte de l'acméiste, qui se trouve au tout début du Carnet d'Arménie de Corinne Desarzens:
(...) me promenant parmi les hautes herbes
qui nous venaient à la ceinture, je m'extasiais
de la folle combustion des pavots. Eclatants
Jusqu'à la douleur chirurgicale, cotillon
factice, vastes, trop vastes pour notre planète,
papillons ignifuges, aux gueules fendues (...)
A considérer ce début de carnet, on ne sait laquelle illustre l'autre, de cette épitaphe du poète ou de la corolle éclatée d'une fleur de pavot, dessinée en-dessous par Corinne et d'un rouge éclatant...
On sait très vite, parce qu'elle le dit dès la première page de note, qu'elle avait besoin de ce court voyage de dix jours là-bas "pour éviter de sauter dans le vide".
Avant ce voyage, Corinne aimait l'Arménie à l'avance, sans la connaître, grâce à une lecture, celle du Voyage en Arménie d'Ossip Mandelstam, encore lui, grâce aussi à un Arménien, David Muradyan, rencontré dans un train, qui lui a offert son livre, "celui du voyage avec toutes les réponses dedans".
Après ce voyage, il lui plaît énormément ce pays, que beaucoup ne connaissent que par ses misères.
La plus grande des misères de l'Arménie n'aura pas été un séisme naturel, mais un plan d'extermination de sa partie occidentale, mis en oeuvre il y a tout juste un siècle et exécuté pendant deux ans, anéantissant les trois quarts de ses deux millions d'habitants... Il sera suivi d'autres pogroms. Et d'une diaspora: "Il existe un génocide blanc qui tient en un seul verbe: partir."
Ce pays, situé entre deux mondes, est-il d'Orient ou d'Occident? De l'Orient il a "la sagesse irrationnelle", de l'Occident "l'idéal rationnel". Les traits des Arméniens sont asiatiques, leurs yeux européens: n'apparaissent-ils pas tels dans les portraits de Corinne? Cet entre-deux lui inspire ces lignes, qui ressemblent aux vers profonds d'un quatrain:
La vie des réponses est brève.
La vie des questions est éternelle.
La littérature est la réponse.
Et les dessins aussi, peut-être.
Car Corinne ne prend pas de photo, elle dessine: "La photo est gloutonne tandis que le dessin supprime le superflu." Et il est vrai que ses dessins à elle, en tout cas, vont à l'essentiel... D'un incendie probable, elle sauve ainsi, par le dessin, un manuscrit du XIIe... comme elle met à l'abri dans les pages de ce carnet une petite église, dans un dernier dessin.
Il y a beaucoup d'églises et de monastères compacts en Arménie, et beaucoup d'entre eux dessinés dans ce carnet. Mais cette petite église, située à Erevan, est la préférée de David, qui y a mené Corinne la veille du départ: "Toute petite. Dix personnes debout à peine. Très ancienne, du XIIIe, et rose, comme enfantée par l'église récente, derrière, bien plus grande, plus moche, plus carton pâte, qui ne sert que d'écrin."
Dans ce carnet, les notes sont aussi importantes que les dessins. Corinne est écrivain et elle est sensible aux mots. Des mots qui constituent sa langue vigoureuse, elle fait surgir l'Arménie. Ce sont des mots gutturaux, tels que YERKINK, le ciel, ou ARKAYTZEL, l'étincelle. Mais ils parlent mieux de ce pays que bien des discours.
Le Carnet d'Arménie de Corinne Desarzens est un magnifique cadeau que l'on peut offrir à d'autres ou, même, se faire à soi-même. Les notes et les dessins s'y répondent. Les unes comme les autres révèlent l'amour qu'elle porte à ce pays, dont le nom est connu et l'âme méconnue, où vivent des hommes et des femmes sous le regard de l'Ararat...
Francis Richard
Carnet d'Arménie, Corinne Desarzens, 88 pages, Éditions de l'Aire
Un livre précédent:
Un roi, 304 pages, Grasset (2011)