Duo de choc
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Annabel Guérédrat, danseuse et chorégraphe, Henri Tauliaut, plasticien se sont associés depuis quelques mois pour concevoir et exécuter ensemble des performances. Ils ont réalisé à ce jour une douzaine d’actions performatives principalement en Guadeloupe, lors d’une résidence au Moule puis lors de l’inauguration du Festival Caribéen de l’Image au Mémorial ACTe. Des photographies de Robert Charlotte et des vidéos de Jean – Yves Adelo, dont le montage est réalisé par Henri Tauliaut, en conservent les traces. Le titre générique, A smell of success, est plein de promesses.
La performance émerge aux tournants de la décennie 60-70, sur les traces de précurseurs, les futuristes en Italie au tout début du XXème siècle, le groupe Gutaï au Japon, Jackson Pollock et l’action painting, Allan Kaprow, John Cage et leurs happenings dans les années cinquante. Les actionnistes viennois, les artistes féministes s’en sont alors emparés. Depuis cette pratique artistique s’est généralisée.
Au Bon poulet
C’est une forme unique, éphémère, interdisciplinaire, provocatrice et perturbatrice, produite hors de tout contexte conventionnel. Improvisée ou longuement mise au point, fondée sur une partition, un synopsis, un score ou pas, elle conteste les codes traditionnels de la représentation, refuse que l’art soit incarné exclusivement dans un objet. Elle engage le corps de l’artiste qui devient ainsi matériau artistique et recherche une interaction avec le public.
L’alliance d’un plasticien et d’une danseuse participe d’une meilleure délimitation des frontières entre la performance et la représentation chorégraphique tout en permettant de mesurer de chemin que chacun des artistes a dû parcourir pour rencontrer l’univers et la pratique de l’autre. D’un côté, la représentation chorégraphique avec ce qu’elle implique de répétitions en studio, de reprises du même enchaînement sur la scène face à des spectateurs par un interprète qui n’en est pas l’auteur. De l’autre, la performance, souvent one shot, écrite en amont sous forme de score par l’artiste concepteur, qui en devient le performer, et qui met en jeu son propre corps, en interactivité avec le public et dans toutes sortes d’espaces inattendus.
Au stardust café
Classées par leurs auteurs dans trois mondes, Agua, Afro-Punk et Iguana, elles sont influencées par le Body-Mind Centering®. C’est une approche somatique du mouvement, fondée sur l’expérience sensorielle individuelle, qui permet d’affiner l’écoute de soi, la conscience de ses mouvements et donc d’être dans une certaine honnêteté et authenticité de son corps, de trouver un centrage entre l’esprit et le corps.
Les composantes de la partition, du score sont, en slow motion (dans l’extrême lenteur), les 4 positions d’or que sont la marche, l’assise, être debout et s’allonger, et le hug, c’est – à – dire l’action d’enlacer et prendre dans ses bras.
Le duo est encore en phase d’expérimentation, tout d’abord parce qu’il est en train d’apprivoiser cette pratique, de trouver des points de rencontre entre leurs deux univers distincts, arts visuels et art chorégraphique. Ensuite parce qu’à travers leurs actions performatives, ils explorent, en travaillant dans l’eau, leur capacité à mieux se connecter à leur corps, à mieux fusionner avec la nature, à retrouver les sensations embryonnaires. C’est la série Agua. Ils expérimentent aussi l’interactivité avec le public ou l’interactivité au sein d’un collectif d’artistes dans les watergames. Dans les watergames improvisés en piscine et en mer, selon un scénario simple, chacun des protagonistes endosse successivement tous les rôles.
Mais, la performance la plus marquante par son impact, s’est déroulée dans un bar, le Stardust café, à la suite d’une première action sur le parvis de l’Eglise du Moule.
Au Stardust Café
Les deux protagonistes en costume intégral, dont les yeux et la bouche dissimulés par le tissu du costume ont perdu leurs fonctions, pénètrent lentement dans le bar et s’asseyent à une table. C’est la réaction du patron et des clients qui surprend. Les photographies de Robert Charlotte en rendent superbement compte. Il a su saisir l’arc – en- ciel des sentiments dans les regards. Ni surprise, ni rejet, mais bien au contraire, commisération, bienveillance. On leur offre à boire. On les considère comme des saints chassés de l’Eglise et qu’il faut recueillir.
Ces premières tentatives rendent curieux de la suite, parce qu’elles questionnent la forme « performance » en chorégraphie et en arts visuels. Mais aussi parce qu’elle révèle la capacité du public à adhérer au merveilleux, à adopter ces êtres étranges venus de nulle part.
Les Titans
D.B. : En quoi la performance est particulièrement adaptée à ce que vous voulez transmettre et exprimer ?
A. G. & H. T. : L’art performance en tant que pratique rituelle qui inclut le corps, le temps et l’espace, nous parait totalement adaptée à ce qu’on veut exprimer parce que ce sont nos corps (en état performatif, dans l’extrême lenteur, en suivant notre partition, notre « score », avec les 4 positions d’or : marcher, être debout, s’allonger, s’assoir) qui entrent en jeu et touchent directement les spectateurs ; et de corps à corps, nous tissons du lien, du lien social, en touchant le quidam et en nous laissant toucher (au sens figuré et aussi au sens propre) par ce même quidam, qui assiste à la performance in situ, voire y participe intégralement. C’est un art interactif ; on ne veut plus de rapport distancié avec le spectateur ; on veut être en relation direct avec lui.
Par ailleurs, dans la performance, la notion de « réel » est en question grâce à la présence concrète de l’artiste et à la focalisation sur son corps. Lorsque « Tonton », le propriétaire du Stardust café, focalise sur nos deux corps qu’il a vu ( en performance) sur le parvis de l’église le matin même et nous revoit l’après-midi, attablés dans son bar, il affirme que « ce sont des Saints que le prêtre a mis dehors pendant la messe et que le Bon Dieu me les envoie là maintenant ». Il nous intègre dans son réel merveilleux et nous accueille très généreusement ; nous prend littéralement en charge en nous offrant à boire, en nous faisant boire et en nous raccompagnant. Ce réel merveilleux dans lequel il nous plonge, nous autorise à croire que nous réinventons à travers nos corps, nos postures performatives, du mythe Caribéen et c’est notre but.
Parade nuptiale Iguanesque
D.B. : Pouvez – vous préciser le sens du mot Iguana?
A.G. & H.T. : A travers nos performances in situ en Guadeloupe, nous réalisons, créons, inventons 3 mondes :
1/ le monde Afro-Punk
2/ le monde iguana
3/ le monde aqua
Iguana renvoie aux perruques d’Iroquois sur nos têtes (avec nos tenues intégrales lisses dorée et argentée) qui fait référence aux crêtes des iguanes qui sont le seul animal commun à toutes les îles de la Caraïbe. Porter des tenues « iguanesques », c’est appartenir à ce monde Caraïbe ; et inventer, évoquer des personnages mythiques, voire extraterrestres, à partir de ce monde (monde Iguana).
Watergame
D.B. : En quoi les Titans sont-ils Afro-Punks ? Qu’est-ce que l’Afro-Punk pour vous ?
A.G. & H.T. : L’histoire commence en 2002 grâce à Matthew Morgan et James Spooner, deux professionnels de l’industrie de la musique. L’un comme l’autre, fiers représentants de la culture afro-américaine, se questionnent sur ce qu’est l’identité de cette communauté dans la société américaine, bien trop souvent rabaissée et négligée. A ce moment-là, l’imaginaire collectif cantonnait les afro-américains aux sphères obscures du gangsta rap et du bling-bling légendaire qui lui colle à peau. James Spooner va tordre le coup à ces vieilles croyances en sortant le documentaire « Afro Punk » en 2003, suite à deux années passées à sillonner les Etats-Unis à la rencontre des afro-américains, acteurs majeurs du mouvement Punk. En créant ce néologisme, James Spooner réaffirme au monde l’existence d’un pan culturel riche et plein de promesses, inhérent à cette communauté. Ce sont toutes les personnes Noires Américaines, queer, transgenres, tous les marginaux qui se sentent Afro-Punks.
Pour nous, réutiliser le terme « Afro-Punk » pour définir nos actes performatifs, au mémorial Acte, au cimetière de Morne à l’Eau ou avec les camions Titans, c’est cultiver un style vestimentaire hybride entre le carnaval et le queer (le bizarre au sens littéral), gothique et sexy à la fois, qui a priori serait gênant, dérangeant. C’est affirmer un univers et se représenter tels que nous voulons dans cet univers, pour sortir des clichés doudouistes néocoloniaux (type bodyscape) dans lesquels on pourrait être enfermés. C’est une forme de provocation, une stratégie d’émancipation du sujet assujetti ; ça a un côté subversif et esthétique à la fois.
Plus précisément les Titans sont des camions décorés par les soins des camionneurs ; ces mêmes camionneurs empruntant un vocabulaire plastique et esthétique totalement punk pour décorer leurs camions : les croix, les crânes, les couleurs flash acidulées, la lumière forte. ça nous plonge aussi dans un univers pop manga et quand ces camions sont en train de rouler la nuit sur les routes de Guadeloupe, ils dégagent un sentiment de puissance ; ils font peur. Ils sont hors norme, à la limite du monde fantastique.
Nos tenues, nos personnages sont directement associés aux Titans comme s’ils étaient nos avatars, nos totems ; d’où l’envie de performer avec eux, pour révéler la puissance de nos propres personnages.
Nus descendants l’escalier
Nus descendants l’escalier
D.B. : Pourquoi cette référence au Nu descendant un escalier de 1912 de Marcel Duchamp? Quel lien entre le tableau et votre performance?
H.T. : Dominique Berthet avait proposé en mars 2013, dans le cadre d’une exposition « Transgression(s) », à plusieurs artistes de Martinique, un travail à réaliser autour de la thématique du dépassement, de l’audace, de la transgression.
A ce moment-là, l’œuvre Nu descendant un escalier, de par son titre, et de par son côté polémique à son époque, m’inspire, pour réaliser mon propre Nu descendant l’escalier. Je choisis comme médium la performance ; je choisis comme lieu un cimetière et je choisis comme action de transgresser le cimetière en en descendant pratiquement nu son escalier avec ma partenaire. La vidéo performance qui en a résulté était l’œuvre attendue.
Aujourd’hui, deux ans après, je propose à la performeuse Annabel Guérédrat, à partir du score de ma vidéo performance de mars 2013, de réaliser deux autres Nus descendant l’escalier, ensemble : celui au Mémorial ACTe pour le vernissage du Festival Caribéen de l’Image et celui au cimetière de Morne à L’Eau.
Au Mémorial ACTe, Annabel et moi, performons Nus descendant l’escalier, pour interroger la relation maître/esclave en la déplaçant dans le couple et les rapports sado-masochistes. Et au cimetière de Morne à L’Eau, nous rajoutons des gestes rituels, Annabel « bénissant » les morts avec un liquide parfumé tiré d’une fiole « succès » ; pour espérer récolter du succès à notre projet global de performances « A smell of success ».
Crédits Photo Robert Charlotte
Interview Dominique Brebion
Vidéos Jean – Yves Adelo, montage Henri Tauliaut
Parade nuptiale iguanesque
https://www.youtube.com/watch?v=LaH_ifsb15U&feature=youtu.be
Watergame
https://www.youtube.com/watch?v=HkcNoZdz5q0&feature=youtu.be
Les Titans