Magazine Cinéma

Cemetery of Splendour, d’Apichatpong Weerasethakul

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 4/5 

Avec Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerasethakul poursuit son exigeant travail de cinéma contemplatif. Moins onirique dans son traitement que pouvait l’être Oncle Boonmee, Cemetery of Splendour n’en est pas moins une très belle variation sur le rêve. Cette fois-ci, le monde des songes ne se laisse pas voir mais écouter. Scrutant le visage de son actrice fétiche Jenjira Pongpas, Weerasethakul rend sensible la magie nichée dans la simplicité du quotidien.

© Pyramide Distribution

© Pyramide Distribution

Dans une ancienne école réaménagée en hôpital de fortune, de jeunes soldats, frappés d’une étrange maladie qui les endort, attendent de pouvoir se réveiller. Jen, une femme handicapée du village voisin, se prend d’affection pour l’un des soldats.

Malgré un sujet qui fait la part belle à la magie et au mystère, Cemetery of Splendour manifeste d’emblée un ancrage très concret dans le monde du corps, et plus particulièrement du corps malade : corps inertes des soldats endormis, handicap de Jen, hommes malades défilant devant le médecin. Le film surprend par la rencontre insolite entre le trivial et le magique. Dans Cemetery of Splendour, une déambulation imaginaire entre les ruines enfouies d’un vieux palais cohabite avec la bande-annonce d’un film de série B (voire Z).

Ainsi, une médium conversant avec les endormis,  une poule et ses (nombreux) poussins, deux déesses, un homme qui défèque dans les bois : tout cela se côtoie tandis que l’on converse autant sur l’origine magique du mal des soldats que de crèmes pour le visage. C’est que la fragilité des corps est au coeur de ce film : sommeil, rêve, vieillesse, guérison, vie antérieure, et la mort bien sûr hantent ce « cimetière » de vivants.

Un cimetière de vivants qui laisse jaillir la lumière : si le film de Weerasethakul ne donne pas à voir la magie à l’oeuvre littéralement, comme c’était le cas dans Oncle Boonmee, il ne la laisse pas moins deviner, et pour cela le cinéaste inventif multiplie les stratégies de mise en scène. La lumière, notamment, vient ré-hausser presque magiquement le morne décor délétère : les lampes « funéraires » se parent de teintes multicolores, la ville irradie avec sa blancheur agressive et désincarnée. C’est un labyrinthe visuel et sonore que nous propose Weerasethakul. Fidèle à ce que pourrait donner un étrange rêve éveillé, Cemetery of Splendour procède par succession de « moments », rarement narratifs, privilégiant l’observation lente et méticuleuse : tous les plans (sauf deux) sont fixes et savamment composés. 

© Pyramide Distribution

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Dans ce dédale où une surimpression nous perd dans un entrelacs d’escalators, on prend le temps de regarder passer le temps sans fin, celui qui fait peu à peu ployer Jen : les hélices tournoient en continu dans l’eau ou distribuent un peu d’air dans la chaleur étouffante de la Thaïlande. Le temps qui pèse sur Jen : Cemetery of Splendour est d’abord un film intimiste, et un portrait de femme. Le personnage de Jen – mais où est la frontière avec l’actrice ? – résume les thématiques du film, et sert de fil rouge à ce qui est, de fait, une errance vers la fin. Dès le début du film, et alors que l’écran est encore noir, la bande-son laisse entendre des bruits de travaux : on creuse le sol de cette école-hôpital, là où l’on dit qu’il y eut un palais, source du sommeil mystérieux des soldats, là surtout que Jen fut élève, à l’endroit exact où est allongé Itt, le soldat qui devient son « nouveau fils ». 

Jen est presque de tous les plans, et à l’occasion de ses rencontres – avec Itt, avec Keng la médium – sa vie qui défile désormais trop vite se laisse apercevoir, comme les cicatrices de sa jambe. Le personnage demeure mystérieux, mais imprègne longtemps la mémoire, tant ses déambulations entre réminiscences, rêves et temps à venir résument le trajet de toute vie. Le film reste simple dans son abord du sujet – une simplicité qu’il faut savoir recevoir. Malgré l’exigence formelle de ses films, Weerasethakul ne verse jamais dans le conceptuel : tout relève du sensible, de l’ultra-sensible même, et on aurait tort de ne pas se laisser happer par une telle magie de la simplicité, un tel mystère du quotidien, ravivé par le pouvoir de l’imaginaire, et d’un cinéma observateur et patient.

© Pyramide Distribution

© Pyramide Distribution

Preuve en est ce dernier plan, où le regard de Jen – toujours elle – se perd dans le vide, comme ahuri par l’éternel recommencement du temps qui défile et du sommeil reconduit des soldats, et par ces travaux qui ouvrent un gouffre énorme dans le passé promis à la disparition.

Alice Letoulat

Film en salles depuis le 02 septembre 2015


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