Rares sont les œuvres nous ayant suivis depuis tout petits que l’on regarde encore avec appétit. Beaucoup se cassent les dents sous le poids des ans, quand le voile se dissipe sous les coups de boutoir du sens critique.
C’est d’ailleurs non sans une certaine tristesse que l’on peut constater l’abîme qui peut exister entre nos souvenirs d’enfants et l’analyse toute adulte que l’on nous a appris à construire. Une perte d’innocence parfois salvatrice, souvent cynique : une fin de rêve pour nombre de films, de dessins animés qui nous auront bercés, mais qu’il nous est bien difficile désormais de cautionner.
L’Histoire sans Fin, La Caverne de la Rose d’Or, Le Bossu de Notre-Dame, Space Jam, on en passe et des biens pires. Reste que certains d’entre eux s’en sortent beaucoup mieux. Plus universels, plus aboutis, plus carrés, mieux finis. Parmi eux, une pépite méconnue, culte parmi les initiés, mais – scandale! – à côté de laquelle beaucoup sont passés. Avec aux manettes, point de Brad Bird, de Lasseter, ou de Gore Verbinski. Mais cette fois-ci, Bruce Timm et Paul Dini.
Ces deux noms ne vous diront peut-être rien, mais ils sont, au même titre que Matt Groening et Brad Bird – décidément – avec les Simpsons, à la base-même d’une révolution du paysage télévisuel opérée à la fin des années 80′ et au début des années 90′, marquée du sceau de la maturité et de la prise de risque.
Avec Batman : La Série Animée, Bruce Timm et Paul Dini ont tout simplement asséné à l’époque – aux heures de grande écoute s’il-vous-plait – un des plus grands chocs de ces trente dernières années.
Relevant à la fois de la science-fiction et du film noir, du western et du thriller, de la comédie et du drame, Batman : La Série Animée ne se refusait rien, et surtout, se permettait tout.
Sans jamais sombrer dans le facile outrancier – voire putassier -, avec une tonalité générale à l’accessibilité et la noirceur toujours bien dosées, Bruce Timm et Paul Dini n’hésitèrent pas à aborder de front des thématiques aussi fortes que les relations filiales incestueuses, la schizophrénie passionnelle, la violence psychopathe, mais aussi d’autres notions plus philosophiques, comme celle du rôle de la justice et de la légitimité de tout un chacun de l’appliquer, au sein d’un état de droit en déliquescence et la tête à l’envers.Batman, ou Montesquieu au bout du Rousseau.
Des scenarii aboutis, une narration profonde. Mais pour relever le tout, encore faut-il que les personnages portent l’ensemble jusqu’au bout.
Batman/Bruce Wayne, certes. L’indéfectible valet Alfred Pennyworth, John Watson sans chapeau melon, mais au melon bien rempli, aussi. Mais également pléthore d’antagonistes tous plus violents, paradoxalement attachants, et donc fascinants les uns que les autres. Le Pingouin, Double-Face, Poison Ivy, Le Chapelier Fou, pour ne citer que les plus emblématiques.
Et comment oublier l’inégalable Joker, magnifiquement doublé par Mark Hammill dans la version originale et par Pierre Hatet – Doc de Retour vers le Futur, c’est aussi lui ! – en version française ?
L’adage est désormais bien connu. Pour qu’un héros soit grand, il lui faut un adversaire qui le soit tout autant. Et plutôt que de s’en tenir au leg issu des comics et de la série télé des années 60′ simplement réactualisés, Timm et Dini y sont allés de leurs propres ajouts à la mythologie du Chevalier Noir.
Jouissant d’une liberté artistique totale, les deux compères vont n’avoir de cesse d’essayer, tenter, expérimenter. Harley Quinn, personnalité altérée et corrompue d’Harleen Frances Quinzel, psychiatre à l’Asile d’Arkham tombée folle amoureuse du Joker, était née.
Ça peut paraître totalement anecdotique de prime abord, mais l’apparition d’un nouveau personnage s’intégrant de manière totalement cohérente dans un univers déjà établi, et dont la légitimité fut instantanée – qui peut désormais dissocier le Joker de son acolyte complètement cinglée préférée ? -, reste suffisamment rare dans les milieux finalement assez conservateurs de la bande dessinée, du cinéma, ou de la littérature pour en souligner l’importance.
L’importance thématique d’une part – ajoutant par là même une dimension affective inédite au tueur psychopathe unidimensionnel qu’était le Joker -, mais aussi l’importance quant au degré de savoir-faire de Bruce Timm et Paul Dini d’autre part, tant les deux créatifs auront joué une partition sans la moindre fausse note sur Batman : La Série Animée.
Si la réussite d’Harley Quinn est ainsi à porter au pinacle, c’est qu’elle aura fait des petits. Et non des moindres.
En 1993, alors à l’apogée de leur œuvre majeure, Bruce Timm et Paul Dini vont donner naissance à l’un des personnages les plus emblématiques de l’univers du fleuron de l’écurie DC : le Fantôme Masqué, vilain principal de Batman : Mask of the Phantasm (ou Batman contre le Fantôme Masqué en français), probablement l’un des monuments – tous médias confondus – de cette décennie.
On l’a vu, la grande force de Batman : La Série Animée était de proposer un large éventail d’épisodes aux thématiques et tonalités variées. Du plus léger au plus grave, du plus accessible – jamais vraiment enfantin – au plus mature. Du polar à la SF, du drame à la comédie jamais osef.
Batman : Mask of the Phantasm s’inscrit parfaitement dans cette dynamique, en proposant un condensé des atouts-maîtres de sa série-mère. Sans jamais renier sa nature de film d’animation à destination des plus jeunes, il reste ainsi par ailleurs une œuvre d’une noirceur peu commune, âpre et tragique, poussant encore davantage la logique des longs-métrages de Burton. Du sang et des larmes.
Tell me. Do you bleed ?… You will.
Les têtes tombent au sein de la mafia de Gotham City, et pour les ramasser, pas question de compter sur Joe Pesci. Au bon endroit au mauvais moment, Batman se retrouve accusé de l’assassinat de Chuckie Sol, ancien associé de Salvatore Valestra, parrain de la pègre anciennement incontesté désormais aux abois.
Cette mort appelant rapidement celle de Buzz Bronski, autre subalterne de Valestra, le justicier masqué se retrouve traqué par une police aux mains d’un conseiller municipal aux dents longues, Arthur Reeves, persuadé de tenir là la clé de son succès électoral. L’Ordre et la Morale d’un politicien moins blanc que la braderie de janvier, face à un vigilante aux méthodes expéditives et au-dessus des lois, protecteur mais impossible à contrôler.
Si les services de police de Gotham City s’échinent à traquer Batman, c’est que le véritable tueur, à la silhouette similaire à celle de la célèbre chauve-souris, a bien pris soin, au cours de ses forfaits, de se montrer aux yeux interdits de quelques témoins. Le Fantôme Masqué veut être vu, et plus que tout que, pour ses propres méfaits, Batman en paye le tribut.
A History of Violence que ne renierait pas Cronenberg.
C’est un peu l’histoire de la vie de Bruce Wayne. Une existence mue – c’est désormais bien connu – par la soif de revanche, de vengeance, une haine du crime qui le gangrène, ronge son âme et durcit son cœur.
Une nouvelle fois, s’en tenir au canon n’était décidément pas dans les plans de Bruce Timm et Paul Dini. Il fallait autre chose. Quelque chose à même de pousser encore davantage la dimension dramatique du héros aux oreilles pointues. L’assassinat de ses parents et le poids du sentiment de culpabilité en résultant n’était pas suffisant. Les deux compères vont donc sortir du chapeau du Chapelier une love story à faire fantasmer Kim Basinger, une Ava Gardner d’encre et de crayon répondant au nom d’Andrea Beaumont.
Alors que Bruce Wayne entamait tout juste sa vendetta contre le crime, il croisa alors la route de cette dernière, fille de l’homme d’affaire Carl Beaumont, aux dangereuses accointances avec Salvatore Valestra, alors en pleine possession de ses moyens. Le coup de foudre fut instantané entre les deux tourtereaux – au grand dam du fade et transparent Arthur Reeves, assistant à cette époque de Carl Beaumont -, qui entamèrent une relation si forte et passionnelle que Bruce Wayne reconsidéra totalement son engagement contre le crime. Sa vie recouvrait de nouveau un sens. La police de Gotham, nantie d’un don financier de la part de Wayne, devait reprendre les rennes de la lutte. Bruce, lui, était prêt à raccrocher les gants, et embrasser les contours d’une vie rangée et apaisée.Las, aux lendemains de sa demande en mariage auprès d’Andrea, Bruce reçut une déchirante lettre d’adieu de la part du seul amour de sa vie. Elle devait partir de Gotham, sans pouvoir lui laisser une quelconque once d’explication. La fin de leur idylle fut aussi brutale que leurs sentiments furent grands. Un crève-coeur pour Bruce Wayne, un vide abyssal, à la mesure de son trauma d’enfant. Il se retrouva de nouveau seul, face à lui-même.
Sa Double Face nocturne, son démon intérieur, Batman le Justicier Masqué, pouvait dès lors, lui, s’émanciper.
Loin de s’en tenir à une banale histoire d’amour éculée, Timm et Dini vont au contraire en faire le rouage essentiel du film, et par extension de la série-mère, plaçant cette rupture aux fondements-mêmes de la mythologie du Chevalier Noir, levant le voile sur ses motivations profondes, sa part de sensibilité par ailleurs souvent négligée, ainsi que ses liens historiques avec sa némésis de toujours.
Acté dans le The Killing Joke d’Alan Moore, et entériné dans Batman contre le Fantôme Masqué : Batman et le Joker représentent les deux faces d’une même pièce, où folie, autodestruction, et sacrifice(s) meuvent des existences brisées à l’humanité sacrifiée. Finalement, deux visions corrompues d’une Gotham City gangrénée et décadente.
Batman : Mask of the Phantasm n’hésite d’ailleurs pas à en montrer les atours de sang à l’écran, dans un déchainement de violence assez étonnant – rarement le Joker aura été montré si cruel et sans pitié -, et à ne pas ménager le spectateur d’un constat des plus glaçants : Batman est un super-héros, mais un super-héros impuissant.En dépit de son investissement de tous les instants, de son sacrifice personnel et moral, Bruce Wayne, de sa rencontre avec Andrea Beaumont à l’irruption du Fantôme Masqué, n’a pu qu’assister à la lente déchéance de Gotham City. D’un Tomorrowland lumineux et avant-gardiste à une cité néo-gothique, déshumanisée et cryptique, rongée par un mal insidieux, un cancer nommé Joker, flanqué d’une cohorte de métas-tares, face auquel même Batman ne peut rien : lui, l’idéaliste torturé, se montre fatalement incapable de ramener les personnes affectées par ce mal sur le droit chemin.
Hommage manifeste aux films noirs classiques – on pense en particulier à La Nuit du Chasseur et son maniaque glaçant évidemment – ainsi qu’à l’expressionisme allemand, Batman : Mask of the Phantasm reste avant tout un grand récit nihiliste et désespéré, poignant et thématiquement fascinant.
Une petite heure et quart pendant laquelle chaque seconde a sa raison d’être, chaque plan sa signification et sa symbolique, chaque dialogue son importance. Le parallèle avec The Killing Joke ne s’arrête donc pas là : au même titre que son illustre aïeul, Batman : Mask of the Phantasm n’a pas un seul bout de gras. Ses enjeux, bien que nombreux, restent perpétuellement limpides et cohérents, offrant de multiples niveaux de lecture pour qui voudra se plonger davantage dans l’aventure derrière un récit de façade et un premier plan quoi qu’il en soit totalement satisfaisants.
C’est probablement d’ailleurs ce qui en fait tout son sel universel, ralliant à la fois un public mature exigeant et une audience plus jeune à l’attention plus difficle à capter et fédérer. Car en dépit de son caractère physiquement et moralement violent – mais jamais gratuitement et visuellement dégradant -, il faut le souligner c’est important, Batman contre le Fantôme Masqué reste un film pour enfants.
Ce que Bruce Timm et Paul Dini ont à leur offrir est certes dur, effrayant même par moments, mais leur tendent constamment la main, en magnifiant non seulement leur super-héros favori et son maniaque de super-vilain, mais en ménageant également tour à tour quelques moments d’accalmies ou d’humour.
Cette alternance de noir et de blanc, outre cette déférence envers le cinéma des origines – films de gangsters et polars -, se voit également dans l’approche visuelle de Batman : Mask of the Phantasm. Au sein d’une Gotham de gris et de cuivre, baignée d’une lumière tamisée, les couleurs chaudes se font rares, exclusivités d’un passé dépassé, aux espoirs révolus.
La Grande Aventure Lego s’en était d’ailleurs amusé, avec un Batman déclarant triomphant « je n’aime que le noir et les nuances de gris ». C’est un fait, l’univers de Batman se fait souvent monochrome. Mais quand les couleurs et le dessin sont utilisés à bon escient et à dessein, cela donne des plans d’une beauté visuelle toujours actuelle, en particulier ceux des vestiges de l’Exposition Universelle de Gotham City, décadente utopie.
Si l’animation accuse par instant le poids des ans et touche les limites de son budget de l’époque (environ cinq fois moins élevé que l’Aladdin de Disney pour donner un ordre d’idée), Batman : Mask of the Phantasm compense toujours par un sens du rythme et une musicalité implacables. Porté par une bande sonore composée de main de maître par feu-Shirley Walker – qui aura réussi l’exploit de faire oublier le thème principal de la série composé par Danny Elfman -, une symphonie funèbre et grandiose à la mesure de son héros, Batman contre le Fantôme Masqué étend les qualités déjà présentes dans Batman : La Série Animée en évitant le tapis du film à sketchs dans lequel Les Simpsons se sont, eux, pris les pieds.
Un vrai (grand) film de cinéma, et non une adaptation télévisuelle lambda. Si Batman : La Série Animée se jouait à merveille des contraintes du format TV et du temps réduit qui lui était imposé – une vingtaine de minutes par épisode -, Batman : Mask of the Phantasm a eu l’intelligence de repenser ses idées et ses qualités pour mieux les transposer à bon escient sur grand écran.
Que ce soit dit : cette fois-ci, nos souvenirs d’enfants ne nous auront pas trahis. Intemporel dans son approche comme dans sa finition, Batman : Mask of the Phantasm reste le joyau flamboyant que l’on revoyait encore et encore du haut de nos cinq ans. Noyé au milieu du flot ininterrompu de films de super-héros parfois intéressants, souvent indigents, il serait pourtant grand temps de réhabiliter ce modèle du genre, dont les années n’auront pas altéré le (bon) goût.
Une madeleine que n’aurait pas reniée Proust : à savourer, de bout en bout.