Un jour, mu par une intuition obscure, je pris dans ma bibliothèque l’édition allemande la plus exhaustive des Mille et Une Nuits et des Voyages de Sajid Batthal. J’éprouvais d’abord un bref plaisir à leur lecture, mais au bout d’environ une journée, ils me parurent tous deux ennuyeux.
Réfléchissant aux causes de cet échec, je finis par comprendre que, pour goûter ces ouvrages, il fallait nécessairement être en position allongée ou assis par terre, la chaise droite occidentale leur ôtant la possibilité de produire un quelconque effet sur le lecteur. Parallèlement, je vis pour la première fois combien cette position allongée ou accroupie modifiait la perception de l’espace et des objets.
Suite à cela, je ne tardai pas à découvrir que l’atmosphère orientale produisait sur moi une impression deux fois plus forte lorsque, au lieu de lire moi-même, je faisais lire quelqu’un à haute voix (le liseur devant lui aussi être allongé ou accroupi).
Cette façon de faire enfin rationnelle engendra immédiatement chez moi un sentiment résigné de distance qui me permit ensuite, même sans la lecture, de conserver pendant des heures une parfaite sérénité intérieure et d’occuper mon attention avec des choses apparemment anodines (les lois régissant le vol des moustiques, l’oscillation rythmique des poussières visibles dans les rayons du soleil, le mouvement mélodique des ondes lumineuses, etc.). De cette expérience naquirent un étonnement accru face à la diversité des phénomènes observables et un oubli réconfortant, absolu, de moi-même. Dès lors, les bases d’un farniente salutaire, jamais ennuyeux, étaient jetées. C’était là un début. D’autres choisiront des chemins différents pour quitter la vie consciente, plonger dans ces moments d’oubli de soi, ô combien nécessaires aux artistes et tellement difficiles à atteindre. Mais si ces idées incitaient un maître de l’oisiveté, peut-être présent en Occident, à s’exprimer, à exposer son système, mon vœu le plus cher serait réalisé.
(1904)
(p. 27)
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Hermann Hesse
L’ART DE L’OISIVETÉ
Calmann-Lévy, 2002, Paris, 247 pages