L’inoubliable prestation de Philippe Torreton au stand des Amis, à la Fête de l’Humanité, un vendredi 11 septembre 2015...
Poésie. Magie des poètes et des artistes, capables de pousser l’homme en tant qu’homme dans ses derniers retranchements, de l’arraisonner comme on aborde un bateau en sabordant tout ce que l’on présupposait, avant. Dans le registre un peu fou de nos humanités, puisant sans relâche dans le creuset de nos imaginations, histoire de s’inventer un nouveau monde arraché à nos mélancolies, il n’y a pas mieux qu’une création culturelle, puisque «l’homme de culture doit être un inventeur d’âmes», confessait Aimé Césaire. Vendredi dernier, au stand des Amis de l’Humanité, au cœur d’une Fête 2015 qui a rehaussé chacun de ses participants au-delà de lui-même, l’acteur Philippe Torreton a touché cet impossible qui transforme toute quête en magnificence concrète. Plaisir rare et souverain d’avoir à l’écrire : dans le bouleversant spectacle Mec !, l’homme à la trentaine de films cinématographiques, à la quarantaine de pièces de théâtre et à la vingtaine de téléfilms ou documentaires est parvenu à révéler – oui, révéler – toute la poésie des textes du regretté chanteur Allain Leprest. Avec son prodigieux percussionniste, Edward Perraud, nous avons vu un Philippe Torreton au sommet de ce qu’un interprète sur des planches peut offrir en partage, ruisselant de bonheur et de gravité, presque au vertige de l’instinctuel et du réfléchi, quand l’intelligence du jeu et la compréhension des mots touchent au sublime. Croyez-en l’expérience d’un des modestes animateurs de ce stand des Amis, lieu improbable où l’on ne répugne jamais à l’audace de la création malgré l’environnement bruyant: ce vendredi 11 septembre fut une date charnière dans une histoire déjà si riche. Ceux qui y étaient en témoigneront longtemps encore, des sanglots dans la voix et leurs prunelles d’yeux éclairées, depuis, comme des phares. Des phares dans la nuit.Chemin. Nous connaissions, nous aimions Allain Leprest. Bizarrement, comme si le chanteur en question avait quelque peu étouffé l’auteur majeur, nous connaissions moins le poète… Un tragédien du théâtre apparaît, les deux pieds plantés, droit derrière un micro, et les phrases de Leprest, pourtant familières, prennent soudain un sens nouveau, un chemin inconnu, se frayant une grandeur dans le fourmillement des arts.
Miracle du texte dit autrement, décloisonné, libéré, rendu à sa puissance. Torreton se veut tour à tour calme, modéré, puis emporté, presque colérique quand il impose à la sonorité des syllabes un tempo tout en vibration, juste ce qu’il convient de souffle pour amener «C’était un chien d’ivrogne», «Garde-moi la mer» ou une excursion rimbaldienne qui hisse l’acteur lui-même là où, peut-être, il n’imaginait pas aller, si haut qu’en s’arrimant à ses mots nous avons décroché quelques étoiles endormies que Leprest aurait aimé lécher du regard. Tout y était. L’insurgé. L’amoureux. Le tendre. Le torturé. L’éprouvé. Le malheureux. Même l’engagé.
Géant. Chacun est fils de son temps. Contemporain nous sommes. De la même farine grise, de la même étoffe plus ou moins fripée, mais avec au coin de l’âme d’identiques rêveries que les poètes, les vrais, rendent lisibles et vivants. Poétiser n’est pas délirer. Ce ne sont pas des chimères qui émergent de ces moments à la Leprest-Torreton où la tête s’émancipe, où les idées suivent leur pente de résistances… Que les lecteurs soient indulgents. Réduire cette chronique d’après-Fête à un seul spectacle peut avoir quelque chose d’injuste. Il y a toutefois des jours où la réalité s’impose à vous dans ce qu’elle a de plus magistrale. Et il aurait été malaisé et pour tout dire mensonger de taire cette simple vérité : la pudeur doit parfois s’effacer derrière l’évidence. Cette évidence porte un nom de géant: Philippe Torreton. Quand l’irruption du génie d’un acteur provoque une sorte d’ébranlement.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 18 septembre 2015.]