Comment les pères sont-ils appelés, ou se font-ils appeler, par leurs enfants? De nos jours d'aucuns parmi les pères, se targuant d'une proximité illusoire avec leur progéniture, aiment se faire appeler par leur prénom, mais la plupart des pères sont encore appelés, ou se font encore appeler, affectueusement, Papa ou Dad...
Dans le roman d'Antonin Moeri, Emile, c'est Pap's. Et Pap's, un médecin, fils d'un facteur des postes, a un fils, le narrateur, né de ses amours avec Elsa, une laborantine, fille d'un marchand de vins, qu'il a connue lors d'un souper dans un restaurant de Berne, le Bierquelle, réunissant outre Elsa, Fabiola, une amie à elle, et deux ou trois toubibs. L'alcôve où se trouve la table des convives porte sur le mur une inscription:
L'amour est plus fort que les principes...
Pendant longtemps, quinze ans, le narrateur s'est abstenu d'ouvrir la valise de cuir dans laquelle son père, Pap's, a glissé à son intention, avant de mourir, quatre cahiers à la couverture noire, remplis de son écriture lignée. Mais, un jour, sans réfléchir, il ouvre le deuxième et tombe sur un passage écrit à Tel-Aviv, le 25 août 1948, alors qu'Emile a vingt-cinq ans. Et une phrase se détache:
Le hasard peut nous mêler à des faits héroïques. Mais où est le vrai héros?
Il n'en faut pas plus pour que ces cahiers, journal intime de son paternel, donne envie au narrateur d'en savoir davantage sur cet homme de père qui l'intrigue. En le lisant, il essaie donc de reconstituer ce qu'il fut, tel qu'il ne lui est pas apparu de son vivant, et tel qu'il a voulu que son fils le découvre. Lequel ne laissera pas de s'interroger sur le pourquoi d'un tel legs.
A la suite du narrateur le lecteur découvre un homme comme il en existait au siècle précédent. C'est à dire à la fois un homme qu'il connaît, cardiologue et père, à la voix chaude et bien timbrée, et un homme qu'il ne connaît pas, un homme angoissé, souffrant d'une faille, d'une fêlure ou d'une fissure, derrière un bonheur apparent, laquelle affecte ce scientifique doublé d'un passionné d'art, qui est pour lui une véritable religion.
Dans ces cahiers, Emile essaie de comprendre ce qu'il est vraiment. Pour cela il se raconte, passe en revue les grands moments de sa vie passée qui constituent son éducation et font de lui ce qu'il est quand il écrit: l'enfant qui bégaie, les plongeons dans le lac, l'amour pour la fille capricieuse, la rencontre de Charles-Albert, les études de médecine, la mort de son ami, la guerre en Palestine, la mort de sa mère, le voyage en Egypte, le suicide de son oncle...
Emile lit beaucoup. Il a une grande soif de connaissances, mais ce ne sont pas de connaissances désincarnées dont il s'agit: Il pense que la recherche scientifique et la création artistique sont deux manifestations analogues de l'homme. Et, quand il sera un médecin bien établi, ce ne seront pas les notables qu'il invitera à sa table, mais des écrivains, des peintres, des artistes en somme, comme il aimerait en être un et comme il ne le sera jamais. Voire...
Dans ce récit, le narrateur d'Antonin Moeri cite longuement des passages tirés des cahiers à couverture noire de son père. Il les commente. Il les confronte à ses souvenirs. Il se livre à des conjectures pour redessiner la figure du père dont les incertitudes le rassurent et qui place l'art sans doute trop haut, parce qu'il retarde toujours le moment où il lui sacrifiera tout. Mais ses cahiers, tels quels, ne sont-ils pas l'oeuvre d'art de cet humaniste, où il forge une langue qui est sienne?
Pap's écrit dans un de ses cahiers ce passage révélateur: Mais que cherches-tu donc? Et je réponds toujours: l'HOMME. J'en ai rencontré un, il y a quelques jours. Il avançait dans la plaine en fixant l'horizon. Ses gestes, sa démarche, étaient d'un grand seigneur. Je n'ai pas osé lui parler. Mais j'entends encore le bruit de ses pas.
Francis Richard
Pap's, Antonin Moeri, 232 pages, Bernard Campiche Éditeur
Livre précédent chez le même éditeur:
Encore chéri ! (2013)