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Régions : les découpes à la loupe

Publié le 01 octobre 2015 par Blanchemanche
#Régions
Par Louis Marrou , Géographe, directeur scientifique du FIG, professeur à l’université de La Rochelle Paul Claval, Géographe émérite et Guy Baudelle, Professeur à Rennes-II, chaire européenne Jean-Monnet (géographie, aménagement) — 

Les divisions administratives du territoire métropolitain ont peu changé depuis le XVIIIe siècle. Explication en trois cartes.


Trois cartes, trois regards sur les régions françaises, le découpage territorial et la capacité de penser l’espace. La géographie et le géographe peuvent-ils nous aider à comprendre ce grand écart dans le temps entre la France de 1780 et celle de 2015 ?Un territoire qui n’a pas fondamentalement changé, presque immuable, alors que toutes les conditions de la gouvernance de l’espace ont été bouleversées. Quoi de commun entre la malle-poste (voiture hippomobile dédiée au transport des dépêches et du courrier) et le TGV, entre la royauté et la République ? La base économique d’une France essentiellement agricole à une société de services et de loisirs, la hiérarchie urbaine et la population - 25 millions d’habitants environ à la fin du XVIIIe, plus de 64 de nos jours - sont différentes.Paul Claval nous montre comment un géographe, en 1780, a apporté sa contribution à la réflexion sur l’espace. Robert de Hesseln imagine un découpage «géométrique», régulier, qui a fait florès, plus tard, dans l’espace américain. Son idée a été reprise dans les débats parlementaires de la fin du XVIIIe siècle.Guy Baudelle montre la spécificité de la formation territoriale de la France dans le contexte européen et la réforme territoriale de 2015. Foin d’imaginaire, il est question d’économie d’échelle, d’identité, de distance. Surtout, le géographe montre que la superficie, la taille, associée à la densité de population, garde une importance primordiale.La troisième proposition se sert d’exemples insulaires (Açores, Canaries) pour montrer qu’une autre organisation est possible si l’on change le «logiciel» du pouvoir. Et propose de mettre à bas notre système centralisé pour le remplacer par des principes d’autonomie et de partage des pouvoirs, et des attributs de celui-ci.

Version XVIIIe : Des circonscriptions carrées

Decoupage géométrique de 1789Des régions carrées ? Des circonscriptions toutes de même taille : l’idée paraît étrange. Est-elle totalement utopique ? Cette idée est émise en 1780 par un géographe, Robert de Hesseln, qui imagine un découpage de la France. Son travail est repris en 1789 (carte ci-dessus) par les révolutionnaires qui réfléchissent à une nouvelle donne administrative et territoriale. Selon lui, la France comporterait 81 aires majeures : on n’est pas très loin des 87 départements que créera l’Assemblée nationale dix ans plus tard, le 4 mars 1790 : on éprouve alors le besoin de cadres plus réguliers et plus petits que ceux qui sont en vigueur.La réflexion en ce domaine se développe au XVIIIsiècle. L’Allemagne est alors divisée en de multiples principautés. Les princes qui les gouvernent ont de lourds besoins. Pour les satisfaire, ils se doivent d’accorder une attention extrême à leurs finances. Cela explique l’essor rapide de la science caméraliste (des finances publiques) et des études qu’elle motive : la statistique moderne en sort. La géographie tire évidemment parti de ces travaux, mais elle ne tarde pas à les critiquer. Les données rassemblées dans chaque principauté en fournissent une vue précise, mais les limites retenues sont exposées aux aléas de l’histoire. C’est à corriger cette faiblesse que s’attache l’école de la géographie pure, de la reine géographie (Leyser, 1726).L’idée est reprise dans toute l’Europe : il convient d’imaginer un principe d’organisation de l’espace qui échappe à l’arbitraire politique. En France, l’idée est développée par les géologues. Dans le Vivarais qu’il étudie, l’abbé Giraud-Soulavie décrit en 1783 un système de division du sol connu de toute l’Antiquité et qui reflète à la fois les caractères du sol et l’altitude : la nature.Mais ne peut-on pas aller plus loin dans la voie d’une régionalisation rationnelle ? Pourquoi ne pas s’appuyer sur le cadre des méridiens et des parallèles ? L’idée est exploitée par Robert de Hesseln. On essaie de l’appliquer en Suède. Jefferson, alors ambassadeur des Etats-Unis en France, propose au Congrès un projet d’organisation géométrique du pays : le système est appuyé sur les méridiens et les parallèles. L’unité de base, le township, est un carré de 6 milles de côté. Au-dessus, les Etats sont inscrits dans des rectangles appuyés sur méridiens et parallèles. Le grid pattern est voté en 1784. Il s’applique à plus de 80 % des Etats-Unis.Pour produire une division satisfaisante de l’espace, peut-on se fier, comme Robert de Hesseln ou Jefferson, à la pure géométrie ? Doit-on préférer aux découpages linéaires ceux des régions naturelles ? Pierre Denis, le plus original sans doute des élèves de Vidal de la Blache, rappelle que «ce sont les efforts et les tâtonnements de l’industrie humaine pour adapter aux conditions naturelles les pratiques agricoles ou pastorales, qui permettent de délimiter les régions naturelles. Dans la différenciation des régions naturelles, la part de l’histoire est essentielle» (Pierre Denis, 1920, la République Argentine, Paris, A. Colin, p. 11).La part de l’histoire ? C’est celle de l’activité et de l’inventivité des hommes : tout système de division territoriale doit s’ajuster aux aspirations et aux besoins de la société où il s’applique.

Version 2016 : De vingt-deux à treize régions

Les nouvelles régions de 2016La future carte régionale procède finalement à un redécoupage en treize régions contre vingt-deux actuellement (hors outre-mer, curieusement oublié). Le nombre maximum avait été fixé à quatorze, sans qu’on sache exactement pourquoi. Les motifs avancés sont meilleure efficacité et moindre coût. Que des régions moins nombreuses puissent permettre quelques économies (d’échelle) en matière d’administration peut se concevoir. Que des territoires élargis soient plus performants est plus incertain. Deux griefs sont avancés : le nécessaire respect des «identités» et le besoin de «proximité», arguments légitimes en ces temps de défiance envers des élites perçues comme éloignées des soucis du quotidien.La puissance d’une collectivité est en revanche moins affaire de superficie que de compétences. Certaines régions urbaines européennes sont minuscules comme Brême, Hambourg, Berlin, Vienne ou Bruxelles. Dans les pays fédéraux, la population régionale est parfois très faible : le Burgenland autrichien est moins peuplé que l’Orne (290 000 habitants) et la Sarre allemande à peine plus que la Manche (499 000), sans même évoquer les cantons helvétiques.

Les moyens sont en revanche sans commune mesure : le budget du Land de Berlin, proportionné à ses prérogatives, fait seize fois celui de la Bretagne, pour une population équivalente. Une région autrichienne dépense près de 5 000 euros par habitant, dix fois plus qu’une région française. Fusionner les deux Normandie pour atteindre trois millions d’habitants ne les dotera pas de la capacité d’action du Land du Schleswig-Holstein, un peu moins peuplé mais bien mieux loti (13,5 milliards d’euros de budget annuel…).L’autre polémique porte sur les choix géographiques de regroupement. Si nos 22 régions ont été hâtivement dessinées dans les années 50 sur le coin d’un bureau ministériel, on peut regretter la précipitation du nouveau découpage. On doit aussi déplorer le droit offert aux départements de changer ultérieurement de région, ce qui risque de démembrer dès 2016 des entités à peine constituées. Cette possibilité aurait dû être octroyée dès maintenant. Surtout, on s’interroge sur les principes ayant présidé au nouvel assemblage. Les logiques peuvent être multiples et contradictoires, d’où les controverses : base historique, unité culturelle, masse critique, homogénéité en termes de superficie ou de démographie, calculs politiques, poids des personnalités…Puisque l’objectif était de renforcer la compétitivité régionale, il convenait de tenir compte des relations multiples qu’entretiennent les villes indépendamment des frontières régionales. Les géographes ont récemment cartographié ces échanges (déplacements, liaisons téléphoniques, réseaux d’affaires…) pour l’ex-Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale. Nous savons que ces systèmes urbains n’ont guère pesé dans le redécoupage face à des considérations plus politiques. Par chance, les limites des treize futures régions recoupent au final assez bien les contours de ces grands bassins fonctionnels. Sauf dans le centre-ouest, où trois régions voisines (Bretagne, Pays de la Loire et Centre) ont mystérieusement échappé à la reconfiguration malgré leurs solidarités fonctionnelles.


Version idéale : cinq grands espaces autonomes

Les régions téléphoniquesCe qu’il y a de bien avec la réforme territoriale en France c’est qu’elle semble pouvoir alimenter des discussions sans fin. On joue sur le nombre des régions sans modifier les rapports de pouvoir, sans toucher au millefeuille administratif. On découpe, on regroupe, on associe puis on laisse une petite place pour modifier les équilibres. Drôle de spectacle : le degré zéro de la géographie comme l’écrivait l’année dernière l’ami Philippe Pelletier (1).A regarder la carte de France et le poids de la région métropolitaine francilienne en termes de population, d’économie, de pouvoirs, on se trouve dans l’obligation de se poser la question : des régions pour quoi faire ? Une région Ile-de-France qui pèse près de 20 % de la population sera toujours hors de portée. Or, contrepoids il peut y avoir, complémentarité il faut chercher, autonomie l’on doit prôner.Avec environ 64 millions d’habitants en France métropolitaine et une grande Ile-de-France à 12 millions d’habitants, l’idéal serait de proposer cinq grandes régions qui puissent faire le «poids» tant en France qu’en Europe. Nous sommes partis du découpage des indicatifs téléphoniques pour définir quatre régions, préservant la spécificité francilienne. L’Hexagone est alors découpé en quatre par grandes régions géographiques : l’Ouest, l’Est, le Sud-Ouest, le Sud-Est. Le Sud-Ouest est assurément «atlantique», le Sud-Est sera «méditerranéen», l’Est peut-être «rhénan» et l’Ouest se rêvera «péninsulaire».Pourquoi cinq mieux que treize ou vingt-deux ? Mieux si l’on change profondément la relation au pouvoir et si l’on octroie une large part d’autonomie à ces nouveaux territoires. On ne parle plus de décentralisation, ni même de contrepoids, il faut l’autonomie, forte, pleine, entière. Le passage d’un système à un autre doit se faire en évitant les querelles liées à la désignation de la capitale régionale. La notion n’est plus vraiment valide si l’on repense cette question des pouvoirs. On imagine plutôt deux ou trois «capitales» par nouvel ensemble.L’idée est de ne plus avoir une mais deux ou trois capitales. Cette situation existe aux Canaries, deux capitales qui le sont tour à tour, ou encore dans l’archipel des Açores où trois villes se partagent le pouvoir. A l’instar de cet archipel portugais autonome des Açores, on peut imaginer :- une ville qui conserverait les liens avec le gouvernement central si celui-ci est amené à se maintenir quelque temps. On y trouverait le ministre représentant l’Etat et le gouvernement «régional». On peut penser à Lyon, Strasbourg, Rennes ou Bordeaux.- une ville qui regrouperait les compétences de gouvernance économique et de mobilité. On peut l’imaginer bien connectée au reste du monde et surtout à son environnement extérieur proche. Cela peut être Marseille, Lille, Toulouse et pourquoi pas Le Havre.- une ville qui servirait de vitrine touristique, résolument ouverte sur le monde de la culture et la nouvelle façon de vivre ensemble. On imagine Nantes, Nice, peut-être Reims ou La Rochelle. Ce qui compte, c’est le principe, et les envies des habitants de ces nouveaux ensembles. Donnons la parole aux citoyens sur les territoires qu’ils habitent. Osons !(1) Blog : La lettre d’OrionLouis Marrou Géographe, directeur scientifique du FIG, professeur à l’université de La Rochelle Paul Claval Géographe émérite Guy Baudelle Professeur à Rennes-II, chaire européenne Jean-Monnet (géographie, aménagement)

http://www.liberation.fr/politiques/2015/09/30/regions-les-decoupes-a-la-loupe_1394428

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