Pour sa première rencontre de la saison 2015/2016 au Lausanne-Moudon, l'association littéraire Tulalu!? reçoit ce soir Daniel de Roulet. Pierre Fankhauser lui pose sa question devenue rituelle: "Comment ça va?". Daniel de Roulet va bien, mais il revient tout ému du plus long voyage qu'il ait jamais effectué. Il a en effet voyagé pendant huit mois, de la Patagonie à l'Alaska. Et il a effectué ce voyage avec la femme qui partage sa vie depuis trente-cinq ans...
Daniel de Roulet et sa femme n'ont jamais été aussi proches que pendant ce voyage. Certes ils habitent le même appartement, mais sa femme, musicienne, étant souvent en déplacement, ils ne se voient d'ordinaire qu'une semaine sur deux. Il a donc fallu se donner un peu de distance. Alors, pendant les mois de ce périple sur le continent américain, Daniel de Roulet a écrit. Il a écrit non pas le récit de leur voyage, mais quelques notes pour s'assurer contre l'oubli, et, à son insu, deux cents lettres adressées à sa femme, à qui, à sa grande surprise, il les a remises à l'arrivée...
Du Démantèlement du coeur, qui est le dixième et dernier volume d'une saga et qui est à la fois une histoire nucléaire et une histoire d'amour, Pierre Fankhauser lit un passage où l'un des personnages, Max vom Pokk se donne les règles de conduite suivantes: Lire un livre par semaine, avoir le souci de son corps, accepter d'être ni le meilleur ni seul de son espèce, ne pas craindre de mourir, cultiver la solitude. Et le plus difficile: penser par soi-même. Malicieusement, Pierre Fankhauser demande à son invité si ces règles ne s'appliqueraient pas par hasard à lui-même.
En effet, Daniel de Roulet doit bien lire un livre par semaine; il a certainement le souci de son corps, puisqu'il court partout où il se rend, excepté, en Europe, à Belfast et à Sarajevo, où les conflits sociaux l'en empêchent... Daniel de Roulet répond avec humour qu'il est bien difficile pour un écrivain d'accepter d'être ni le meilleur ni le seul de son espèce. Ce qui n'est pas la même chose pour un informaticien ou un architecte: il en sait quelque chose puisqu'il a été l'un et l'autre...
Craint-il de mourir? Ramuz disait en substance: nous étions derrière, nous sommes devant. Il ne faut pas craindre de mourir quand on se trouve devant... A son âge, 72 ans, la mort ne peut pas avoir la même signification que pour quelqu'un qui en a 20. Daniel de Roulet, dont le père était pasteur, parle très librement de la mort avec sa mère qui a 96 ans. Il faut bien se préparer à ce qu'il adviendra après la mort, ce que la religion balaie un peu trop rapidement, en disant que c'est une affaire réglée d'avance.
Penser par soi-même est ce à quoi s'évertue Daniel de Roulet depuis des années. C'est tout un apprentissage que de prendre de la distance pour y parvenir. Et il raconte que le 10 janvier dernier il se trouvait au fin fond du Chili quand il a appris ce qui s'était passé à Charlie-Hebdo. Certes, s'il avait été à Paris, il aurait manifesté, mais, de là où il était, il ne pouvait que relativiser cet épisode franco-français et penser plutôt aux trois cent mille amérindiens qui n'ont pas survécu ici à l'avance de la civilisation chrétienne.
Daniel de Roulet est un écrivain à temps complet. Mais il ne l'est que parce qu'il vit de sa rente de retraite. Le calcul est simple. En admettant qu'un éditeur verse à un écrivain 4'000 francs par mois et que celui-ci écrive un roman en dix-huit mois, il faudra que son livre représente un chiffre d'affaires de 720'000 francs pour lui verser les 10% correspondant (72'000 = 4'000 X 18). En admettant que le prix de vente du livre en question soit de 30 francs, le tirage nécessaire pour y parvenir sera de 24'000 exemplaires. Autant dire que c'est illusoire. Daniel de Roulet constate que cette illusion de pouvoir vivre de sa plume est chose récente et qu'elle était inimaginable auparavant.
Benjamin Knobil lit trois passages extraits de Tous les lointains sont bleus. Le timbre clair de sa voix, le ton sobre qu'il lui donne, rendent toute la force de choses vues à ces notes de voyage. Dans ces notes l'auteur se conforme au précepte d'un ami qui lui a dit de ne pas être triste, de raconter tout simplement. Daniel de Roulet raconte donc ce qu'il voit, sans rien celer; il donne de la couleur à un monde en noir et blanc, en continuant à vivre sa vie de touriste préoccupé par des contingences matérielles et par les questions d'environnement et de climat, dont on ne pouvait imaginer qu'elles auraient l'importance qu'elles ont prises aujourd'hui.
Si, dans ces notes, il fait part de son seul point de vue, en disant très honnêtement ce qu'il croit comprendre du monde, le roman lui permet d'élargir l'éventail. Sa saga nucléaire est ainsi l'occasion d'exposer les points de vue d'une anti-nucléaire, d'un pro-nucléaire et de quelqu'un qui se trouve mêler au débat malgré lui. Pour bâtir un roman, chose plus difficile pour lui que d'écrire des chroniques de voyage, en bon architecte, il fait d'abord une esquisse, puis il dresse un plan, enfin il entre dans les détails. Il n'écrit pas, comme d'autres, au fil de la plume.
A propos de cette saga, qui comprend donc dix volumes. Il vient de se livrer à une expérience intéressante avec le Digital Humanities Laboratory de l'EPFL. Cette saga comprend 297 chapitres. Il en a remanié un tiers pour les besoins de la cause qui est de pouvoir changer l'ordre des chapitres afin de découvrir l'oeuvre sous des angles différents, inattendus. Cette démarche fait bondir certains lettreux. Mais ce scientifique qui aimerait pourtant s'adresser aux littéraires n'en a cure.
Au fait, pourquoi donc Daniel de Roulet écrit-il? Il pense avec Fernando Pessoa que la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas...
Francis Richard